Récemment publié par l’Arab Center for Research and Policy Study, l’ouvrage d’Ismaïl Nashif intitulé La langue arabe et le régime sioniste : histoire d’un masque colonial aborde la question des espaces de production de la langue arabe comme une arène structurale par le biais de laquelle se sont opérés des processus de reconfiguration, d’une part des relations entre les citoyens palestiniens en Israël, et d’autre part des relations de ces citoyens avec l’État et le régime sioniste depuis 1948.
Cette tentative de description de l’histoire sociale de l’arabe classique et de ses productions se base sur l’idée fondamentale selon laquelle les institutions étatiques israéliennes, et les Palestiniens eux-mêmes, ont toujours considéré l’arabe classique comme un symbole de la collectivité nationale palestinienne en Israël. Ce texte met en exergue en quoi la langue constitue un outil à travers lequel les acteurs qui le contrôlent peuvent remodeler cette collectivité.
L’excessif et le contraint
Composé de 272 pages de format moyen, références et index compris, l’ouvrage est divisé en quatre chapitres suivis d’une conclusion. Au premier chapitre, intitulé « L’excessif et le contraint dans le rapport à la langue arabe », l’auteur traite de l’histoire structurale de l’utilisation de l’arabe classique et de ses productions par les citoyens palestiniens en Israël. Il retrace ainsi les conditions structurales de leur rapport à la lecture et à l’écriture dans le sillage de la Nakba, qui les a dépossédés et privés de la possibilité de constituer une collectivité. Ismaïl Nashif rappelle que cette période a été marquée par l’établissement d’un système de lecture et d’écriture strictement sioniste fonctionnant sur le principe de l’excès, qui supposait que tout événement soit nécessairement relu et réécrit sous l’angle du projet sioniste.
Ces relations structurales ont entraîné chez les Palestiniens le développement d’un mode de lecture et d’écriture « contraint », invariablement soudé à la surabondante production sioniste – sine qua non de leur survie en tant que collectivité en Israël. Or la dialectique entre l’excessif et le contraint s’est jouée dans l’arène de l’arabe classique, arène érigée par l’État d’Israël et ses institutions modernistes.
Prémices et séries
Au deuxième chapitre, « La construction de l’« arabe classique » : prémices structurales et séries d’événements littéraires », l’auteur se penche sur la situation de la langue arabe de la fin de l’année 1948 à la fin des années 1960. Durant cette première période d’interaction de l’arabe dans le champ public israélien, trois revues importantes ont servi de plateformes de publication de la critique littéraire. Un genre qui requérait un type de lecture et de rédaction spécifique en arabe classique et qui promouvait le collectivisme nationaliste au sein des milieux palestiniens en Israël.
À cette époque, la critique littéraire en arabe classique avait sa place dans trois sphères culturelles : celle des organes d’État, centrés sur les écrits des orientalistes en tous genres ; la revue Al-Jadid, l’une des principales publications du Parti communiste israélien ; la revue Al-Mojtamaa, dirigée par Michel Haddad et un groupe de Palestiniens regroupés autour de lui qui prônaient une utilisation de l’arabe classique répondant aux conditions imposées par Israël aux Palestiniens – faire allégeance à l’État et se détacher de l’histoire de la culture arabo-musulmane, grâce à la création d’un nouveau citoyen palestinien qui serait « enfant d’Israël ».
Ismaïl Nashif, La langue arabe et le régime sioniste : histoire d’un masque colonial, Doha : ACRPS, 2018.
Ismaïl Nashif
Chercheur et professeur associé dans le Programme de sociologie et d’anthropologie de l’Institut de Doha, Ismaïl Nashif a enseigné dans plusieurs universités arabes et étrangères. Critique littéraire et critique d’art, il a participé à l’élaboration de divers projets culturels universitaires et non universitaires. Ses recherches portent sur la langue, l’idéologie, la forme littéraire et artistique, l’esthétique, dans le contexte colonial en général, et plus particulièrement dans le monde arabo-musulman et en Palestine. Parmi ses publications en arabe : Figures de la mort du Palestinien, au seuil de la conquête de l’épistémè (Doha : ACRPS, 2015), L’Architecture de la perte : la question de la culture palestinienne contemporaine (Beyrouth : Dar Al-Farabi, 2012), Sur l’abstraction palestinienne : Zuhdi Qadri et la veine géométrique du modernisme tardif (Amman : Dar Alraya, 2014) ; en anglais : Palestinian Political Prisoners: Identity and Community (London ; New York : Routledge Studies on the Arab-Israeli Conflict, Routledge, 2008).
Le masque du mimétisme
Au troisième chapitre, « La position intermédiaire de l’arabe ou le masque du mimétisme colonial », l’auteur aborde la période à laquelle la critique littéraire destinée aux citoyens palestiniens d’Israël a fait l’objet d’un processus d’académisation. Il affirme que celui-ci a conféré à l’arabe classique une position linguistique intermédiaire et contribué à la reformulation de ses dynamiques internes et de son statut au sein d’autres domaines des institutions de l’État.
Historiquement, ce projet a été porté par un groupe d’universitaires palestiniens issus du système éducatif arabe en Israël qui ont achevé leur formation universitaire dans le système israélien, et dont certains y ont occupé des postes officiels. L’un des principaux acteurs de cette académisation de la critique littéraire en arabe classique est Mahmoud Ghanayem. L’auteur se penche sur ses écrits consacrés à la littérature palestinienne en Israël et destinés aux lecteurs palestiniens citoyens de l’État hébreu, sachant qu’ils ont été publiés dans des revues littéraires rattachées à la structure matérielle et institutionnelle de la production de la langue arabe en Israël.
La libération du processus
Au quatrième et dernier chapitre, « La libération du processus : l’arabe aux mains des experts palestiniens », Ismaïl Nashif traite du début des années 1990, moment charnière sur les plans économique, politique et social, tant au niveau local que dans le reste du monde. C’est à cette période que s’est affirmée une revendication palestinienne de réappropriation de la langue arabe en Israël. On a assisté alors à un changement du niveau matériel et institutionnel de la production linguistique arabe, avec l’apparition d’un nombre croissant d’organisations de la société civile menant des projets visant à améliorer le statut de l’arabe classique et de ses productions en Israël, et plus particulièrement parmi ses citoyens palestiniens.
Par ailleurs, le processus d’académisation engagé auparavant par les universitaires a inspiré à un groupe d’intellectuels palestiniens l’initiative d’une « académie de langue arabe » en Israël en 1989. Ce processus a abouti en 2007 à l’adoption de la loi sur la création de l’Académie de langue arabe, qui dans une large mesure se rapproche de celle de 1953 sur la création de l’Académie de la langue hébraïque.
On assiste ainsi à un renouveau et à une diversification des espaces de recherche et de production de la langue arabe en Israël, chacun se positionnant à sa manière face à l’arabe classique et proposant ses propres initiatives pour encourager son retour et sa réappropriation.
(traduction de l’arabe par Stéphanie Dujols)