02/09/2018

La loi « État-nation » : combien de fois la création d’Israël sera-t-elle déclarée ?

Photo Knesset

Par Azmi Bishara

Juillet 2018

Introduction

Présentée pour la première fois le 22 juillet 2013, la loi fondamentale définissant Israël comme « État-nation du peuple juif » a été adoptée par la Knesset en troisième lecture le 18 juillet 2018, à l’issue de cinq années de débats politiques et parlementaires et d’amendements pour la plupart non substantiels. Tout au long de cette période, médias israéliens, organisations de défense des droits de l’homme, professeurs de droit et députés se sont saisis tour à tour de ce projet de loi lancé par Avi Dichter, député du parti centriste Kadima et ancien directeur du Shin Bet (Service de sécurité intérieure israélien, également appelé Shabak), et soutenu par un groupe de partis de droite. Pour finir, la loi a été votée après que le Premier ministre Benjamin Netanyahu l’a personnellement défendu, fort de sa coalition avec Naftali Bennett, chef de file du parti du Foyer juif, qui représente un courant religieux et ultranationaliste à la Knesset et dans la société israélienne. Or celui-ci place en tête de liste de ses priorités la question du caractère juif de l’État d’Israël, le renouveau du projet sioniste par l’expansion des colonies, ainsi qu’un certain nombre de « missions nationales » comme ce genre de textes législatifs. Au sein de ce même parti, Ayelet Shaked, ministre de la Justice et figure de l’extrême-droite israélienne, a présenté son propre projet de loi « État-nation ». Sous sa forme définitive, la loi adoptée par la Knesset constitue un amalgame des différentes propositions et prend en compte un certain nombre d’amendements.

Cet article[1] se propose de revenir sur le texte final de la loi et sur le contexte dans lequel elle s’inscrit, sans s’attarder sur les propositions successives qui ont été « édulcorées » dans la version finale pour camoufler son contenu raciste – essentiellement dans l’idée de sauvegarder la réputation internationale d’Israël ou de contourner certaines failles juridiques et de satisfaire l’appareil judiciaire israélien et le conseiller juridique du gouvernement. Bien que les formulations aient légèrement changé au fil du temps, il ne fait pas de doute que le contexte sous-tendant ce projet de loi et les motivations de ses initiateurs sont restés les mêmes.

Remarques générales 

Un simple coup d’œil à ce texte de loi suffit pour constater que, contrairement aux autres lois fondamentales israéliennes – ou lois « constitutionnelles », selon la dénomination israélienne, dont la somme est censée former ou préparer une sorte de constitution – l’expression « Israël, État juif et démocratique » n’y figure pas. De fait, le mot « démocratique » n’apparaît nulle part dans le texte : ses rédacteurs se sont concentrés exclusivement sur l’essence juive de l’État d’Israël, abandonnant la formule composite « juif et démocratique ». Cette omission vise clairement et délibérément à contrecarrer ce qu’ils considèrent comme le parti pris de la Cour suprême envers la démocratie, au détriment de l’identité juive. D’après les auteurs et les partisans de cette loi, dans de nombreux cas les principes démocratiques, notamment les droits individuels des citoyens, ont prévalu sur le caractère juif de l’État, en particulier dans certaines décisions de la Cour suprême ayant permis à un citoyen arabe, par exemple, d’acheter une maison dans une colonie israélienne fermée, ou à des partis arabes de se présenter aux élections, alors que ceux-ci revendiquent un État pour tous les citoyens. L’interprétation que donnait la Cour suprême des violations du caractère juif d’Israël était très étroite, elle se limitait à la perpétration d’un acte concret menaçant son existence. Ainsi, la Cour ne considérait pas que ceux qui réclament un État citoyen violent une loi fondamentale. À plusieurs reprises, dans leurs déclarations et leurs justifications de la loi, ses initiateurs ont affirmé vouloir réduire la marge de manœuvre de l’appareil judiciaire, de sorte que la démocratie serait subordonnée à la judéité, et non l’inverse. En fait il s’agissait pour eux de traduire et de consacrer sous forme de loi le déséquilibre qui prévaut concrètement en défaveur de la démocratie dans la réalité politique, sociale et économique du pays, et de contrer toute intervention de l’appareil judiciaire. Voilà pourquoi le mot « démocratique » ne figure pas dans ce texte de loi. À mon sens, les auteurs et les partisans de cette loi sont tous convaincus que l’État d’Israël est juif par essence et n’est démocratique que de caractère. Contrairement à l’essence profonde, le caractère est versatile et doit être assujetti à celle-ci, ou au « message sioniste éternel » de l’État d’Israël et à l’objectif même de sa création[2].

Certains journalistes de droite ont accusé Netanyahu de s’être d’abord montré hésitant[3] et indécis à l’idée de la promulgation de cette loi de peur de ternir l’image d’Israël en Occident. On a souvent entendu dire également que les communautés juives de la diaspora occidentale, que cette loi est censée servir, avaient émis des réserves à son égard au cours de leurs échanges internes avec les dirigeants israéliens. Elles craignaient en effet que cet État qu’elles soutiennent et pour lequel elles prennent parti n’apparaisse comme un État raciste et discriminatoire envers les « minorités ». De mon point de vue, s’il est avéré que Netanyahu et d’autres représentants de la droite plus pragmatiques se sont montrés hésitants, c’est le climat régional et international qui leur a permis de surmonter ces hésitations. Je pense ici à la montée notable du discours nationaliste et populiste d’extrême-droite en Europe, et à la rhétorique similaire, mais encore plus influente et prépondérante, de l’administration de Donald Trump. Cette rhétorique a opéré un clivage dans la conscience des Occidentaux, qui voient maintenant l’ensemble des réfugiés, des immigrants, des « musulmans », etc., comme un « autre » auquel ils s’opposent ; la fermeture, le repli sur soi et la xénophobie se sont renforcés. Netanyahu semble considérer que dans un tel contexte international, cette loi ne constitue pas une exception criante. Un deuxième facteur expliquant qu’elle ait pu être votée cinq ans après avoir été proposée est l’érosion de la position régionale, en particulier de certains éléments historiquement acquis à la cause palestinienne et au conflit avec le sionisme, et à la complaisance des pays arabes envers ces pratiques législatives israéliennes.

Les opposants comme les partisans de la loi ont tous souligné que ses principaux éléments sont présents dans le document de la Déclaration d’indépendance. Notons cependant que l’affirmation de l’égalité des citoyens arabes figure dans la déclaration, mais pas dans la loi. Si cette loi est « déclarative » dans la majorité de ses articles, combien de fois la création d’Israël sera-t-elle déclarée ?[4] Et pourquoi cette loi si similaire à la Déclaration d’indépendance a-t-elle supprimé le principe d’égalité mentionné dans cette dernière ? (Principe qui, à l’époque, était une condition à l’acceptation d’Israël au sein de l’ONU, et qui a donc été affirmé dans le document, sans jamais être appliqué, ce même document que la gauche israélienne a cœur à citer.)

Israël clame son existence, et exige la reconnaissance de celle-ci, tout en mettant celle des autres en danger. Elle crie sa faiblesse alors qu’elle est de plus en plus puissante, elle réaffirme par la loi la nécessité de préserver son caractère juif, censé être menacé, alors que les courants extrémistes juifs sont dominants et que les pratiques sionistes s’intensifient dans les institutions de l’État. Cette tendance à se faire passer pour une victime est devenue une composante structurelle de la culture politique israélienne. En outre, la promulgation de cette loi ne peut être séparée de la montée des courants nationalistes et nationalistes-religieux en Israël, et notamment du populisme parlementaire, ainsi que du déclin des élites libérales et travaillistes.

Dans sa défense de la loi présentée à la Knesset le 22 juillet 2013, Avi Dichter écrit que définir Israël comme un État-nation pour le peuple juif où qu’il se trouve lui donnera une plus grande marge de manœuvre dans les négociations. Ce qui signifie en substance qu’il ne lui sera plus nécessaire de demander aux parties avec lesquelles il négocie de reconnaître le caractère juif de son État. Netanyahu pourrait ne pas suivre cette recommandation, car la précondition de la reconnaissance de l’État hébreu comme État du peuple juif signifie automatiquement la négation du droit au retour des réfugiés palestiniens par les parties arabes qui auront consenti à cette reconnaissance, et leur approbation du refus d’Israël d’être un État pour tous ses citoyens. Aussi, Netanyahu fera tout son possible pour maintenir une escalade progressive consistant à imposer des exigences et des conditions aux parties avec lesquelles il négocie, afin de pouvoir exercer une forme de chantage et d’empêcher tout progrès des négociations. Non pas qu’il manque de confiance quant à la solidité du caractère juif de l’État israélien, que cette loi est censée définitivement consacrer, mais pour des raisons de force de négociation.

Que signifient les dispositions déclaratives

Il convient de rappeler que, naturellement, la loi État-nation israélienne ne parle pas d’une nation israélienne, mais d’une nation juive : un État-nation pour le peuple juif. La plupart des éléments de cette loi sont déclaratifs et purement idéologiques. Bien sûr, ses partisans, comme une grande partie de ses opposants, insistent sur cet aspect pour tenter d’en minimiser l’impact : cette loi n’a pas d’implications pratiques, outre que n’importe quel libéral israélien est en mesure de l’accepter[5].

Le premier article de la loi, intitulé « Principes fondamentaux », énonce ce qui suit :

      1. La terre d’Israël est la patrie historique du peuple juif, dans laquelle l’État d’Israël a été créé.
      2. La terre d’Israël est le foyer national du peuple juif, dans lequel il réalise son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination.
      3. Le droit d’exercer l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est propre au peuple juif.

Le deuxième article, intitulé « Les symboles de l’État », définit le nom de celui-ci, son drapeau, son emblème et son hymne national. Le troisième article énonce que « Jérusalem, entière et unifiée, est la capitale d’Israël ». L’article 5 stipule que « l’État sera ouvert à l’immigration juive et au retour des exilés ». L’article 6 énonce ce qui suit :

      • L’État s’efforcera d’assurer la sécurité du peuple juif et ses citoyens en difficulté ou en captivité en raison de leur judéité ou de leur citoyenneté.
      • L’État agira dans la diaspora pour renforcer l’affinité entre l’État et les descendants du peuple juif.
      • L’État agira pour préserver le patrimoine culturel, historique et religieux du peuple juif parmi les juifs de la diaspora.

L’article 9 stipule que :

      • Le Jour de l’Indépendance est la fête nationale de l’État.
      • Le Jour de Commémoration pour ceux qui sont tombés dans les guerres d’Israël et la Journée du souvenir de la Shoah et l’héroïsme sont les jours commémoratifs officiels de l’État.

L’article 10 définit « le sabbat et les fêtes d’Israël » (celles du judaïsme) comme « les jours de repos instaurés dans l’État ; les non-juifs ont droit à des jours de repos lors de leurs fêtes et à un jour hebdomadaire [leur propre sabbat, en fonction de leur religion] ; les détails de cette question seront fixés par la loi. »

Il ne fait pas de doute que ces articles sont des dispositions déclaratives portant sur l’identité de l’État juif et sur sa mission historique. Ils mettent exagérément l’accent sur les valeurs nationales et religieuses et sur l’héritage juif. Cette posture n’est pas celle d’un État au système démocratique bien assis, car les États démocratiques indépendants transcendent ce genre d’assertions dans leurs textes de loi. Elles considèrent que les fondements de leur identité ont été établis avec leur création et se concentrent sur l’intégration de ces valeurs dans les programmes scolaires, tandis que leurs textes de loi portent sur la citoyenneté, les droits et les devoirs, les droits civiques et l’équilibre des pouvoirs. En général c’est au stade de leur création, ou bien dans le cas où la démocratie régresse jusqu’à virer au fascisme, ou au fondamentalisme religieux, ou à d’autres extrêmes, ou dans le cas d’une mobilisation pour une guerre, que les États mettent en avant la promotion des valeurs et de l’héritage nationaux.

Ceci étant, il est nécessaire d’ajouter qu’il n’est pas vrai que ces principes n’ont aucune dimension pratique, étant entendu qu’ils ont été adoptés et formulés en tant que principes constitutionnels. Car concrètement, ces articles de loi définissent les objectifs du fonctionnement des institutions étatiques et constituent un ensemble de directives visant à servir l’idée d’un État-nation juif pour le peuple juif, en encourageant l’immigration et la colonisation juive et en renforçant le lien avec l’héritage juif.

Par ailleurs, en restreignant le droit à l’autodétermination au peuple juif, cette loi, comme le justifient ses auteurs, prive les citoyens non-juifs de ce même droit, autrement dit celui de se considérer et d’être reconnu comme une entité nationale, ce qui pourrait mener à la création d’un État binational. La loi stipule que le « droit d’exercer l’autodétermination nationale […] est propre au peuple juif » dans cet État. L’article précédent définit l’emplacement de cette autodétermination comme « la terre d’Israël ». Or il est bien connu que la définition d’Israël par la droite israélienne est très large et inclut « la Judée et la Samarie » – la Cisjordanie.

La deuxième raison de la restriction de ce droit est d’opposer une riposte légale et constitutionnelle à tout discours politique sur un « État pour tous ses citoyens ». Car tel qu’il est défini, l’État est celui du peuple juif, qui sont citoyens de beaucoup d’autres pays, non pas celui de tous les citoyens qui y résident. D’après les interprétations de cette loi, comme d’après les commentateurs de droite et même les libéraux qui les soutiennent, le peuple juif a des droits nationaux. Quant aux citoyens non-juifs, on leur accorde des droits civiques égaux, en tant qu’individus, mais aucun droit national collectif. C’est ainsi qu’on clôt un débat politique central en lui barrant la route légalement et constitutionnellement.

Depuis le milieu des années 1990, c’est-à-dire après les accords d’Oslo, qui limitaient la cause palestinienne aux territoires occupés en 1967, les citoyens arabes palestiniens d’Israël ont fait l’expérience d’un mouvement civil et national. Ce mouvement a abouti aux propositions de l’Assemblée nationale démocratique (Balad), laquelle est devenue un espace de consensus entre les élites politiques et intellectuelles et les associations actives dans ce domaine. Parmi ces propositions, l’idée que l’égalité ne peut être réalisée que dans un État pour tous les citoyens, et que les Arabes – en tant que groupe national et autochtone – doivent jouir de droits collectifs, et pas seulement de droits individuels. La réaction officielle israélienne et des partis sionistes en général a coïncidé avec la dégradation du système politique israélien dans l’ensemble de la Palestine, qui est devenu un réel système d’apartheid. Cela inclut une nation juive souveraine, où l’État est à la fois l’objectif et l’instrument, une Autorité palestinienne dénuée de souveraineté, œuvrant hors citoyenneté pour gérer les affaires de la population et maintenir la sécurité – en particulier celle d’Israël –, et des citoyens arabes de seconde zone à l’intérieur de la ligne verte.

Les explications accompagnant la loi quant aux droits nationaux et individuels des juifs, ainsi qu’aux droits individuels des Arabes, n’ont rien de nouveau. On les retrouve en effet dans une grande partie des recherches et des études conceptuelles israéliennes dans ce domaine. En fait, la question de l’égalité civique des Arabes n’est mentionnée dans aucun texte de loi ; aucune loi israélienne ne stipule l’égalité des citoyens. S’il est vrai que ce principe figure dans la Déclaration d’indépendance, il ne s’est jamais traduit par une loi[6]. Les auteurs de la Loi État-nation n’ont pas manqué de faire savoir que l’un de ses objectifs est de faire obstacle aux revendications croissantes des Arabes « de l’intérieur », lesquels réclament qu’Israël soit un État pour tous ses citoyens et qu’ils y aient des droits collectifs en tant que minorité nationale[7].

Il ne fait pas de doute que les promesses de droits civiques individuels égaux pour les citoyens non-juifs, malgré la promulgation de cette loi, devraient se trouver mentionnées dans les textes. Mais ceux qui se gargarisent de l’égalité civique des citoyens n’osent pas y inscrire le mot « égalité », de peur que cela constitue un premier pas et une base légale à des revendications sans limite, de leur point de vue, et parce que toute interprétation cohérente de l’égalité ne peut que mener à l’idée d’un État pour tous ses citoyens. Il y a chez eux une phobie du mot « égalité », une « égalito-phobie ». Concrètement, la définition d’Israël comme un État-juif, et plus précisément, dans cette loi fondamentale, comme l’État de tout le peuple juif, où qu’il soit, de manière exclusive, et non l’État de ses citoyens, signifie que, pour les Arabes, aucune égalité n’est possible ; ni égalité nationale, ni égalité civique.

À travers cette loi, le législateur israélien affirme qu’il n’y a pas de droits collectifs pour les Arabes dans cet État ; ces droits n’existent que pour les juifs. Ce qui signifie également que certains droits individuels ne peuvent pas être pleinement exercés par les Arabes. Le droit individuel à la culture et à l’identité, par exemple, ne peut s’exercer que collectivement. En conséquence, dénier les droits collectifs revient à usurper certains droits individuels.

Bien que les articles de loi cités plus haut sont considérés comme déclaratifs, il convient de noter que les auteurs de cette loi ont trouvé approprié de souligner la non-séparation entre le religieux et le national. L’article 1-A mentionne en effet le « droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination ». Or le mot « religieux » ne figurait pas dans le texte original, il a été rajouté sous l’influence des partis religieux[8] lors de la commission parlementaire préalable aux deuxième et troisième lectures. De cette manière, la loi devient claire et nette : d’une part Israël est un État-nation qui se donne une définition religieuse, et qui n’en a pas d’autre, bien que la loi emploie à plusieurs reprises le mot « national », emprunté à la rhétorique laïque des nationalismes modernes, c’est-à-dire à l’Europe du XIXe siècle. Mais ici, la définition du national ne diffère en rien de celle du religieux. Le droit religieux à l’autodétermination est une invention que les auteurs de la loi mériteraient de faire breveter.

Dispositions directement applicables

En pratique, la loi abolit les précédentes définitions faisant de la langue arabe la deuxième langue officielle d’Israël après l’hébreu. L’article 4 affirme en effet que (A) « La langue de l’État est l’hébreu. » Il n’y a donc plus deux langues officielles hiérarchisées. Cette détérioration du statut de l’arabe est cependant atténuée par les clauses suivantes :

B – La langue arabe a un statut spécial dans l’État ; la réglementation de l’usage de l’arabe dans et par les institutions de l’État sera fixée par la loi.

C – Cette clause ne porte pas atteinte au statut accordé à la langue arabe avant que cette loi n’entre en application.

Si l’on admet la validité de ce point, il convient de rappeler que l’arabe n’a pas eu de réel statut avant que les Arabes ne réclament l’usage effectif de l’arabe dans certaines correspondances des institutions étatiques, sur les panneaux de signalisation, etc. Leur demande se basait sur le statut légal de l’arabe comme deuxième langue officielle. Avec la révocation de ce statut officiel, les mécanismes légaux qui permettraient aux Arabes de continuer à revendiquer l’amélioration du statut de la langue arabe ont disparu. Tout au plus peuvent-ils préserver la situation existante ; il n’y a plus aucune base légale pour continuer à faire avancer la question linguistique.

L’article 7[9] de la loi énonce clairement ce qui suit : « L’État considère le développement des colonies juives comme une valeur nationale et agira pour encourager et promouvoir leur implantation et leur renforcement. » À première vue, il n’y a là rien de nouveau, car le sionisme, depuis 1948 et même avant, a toujours poursuivi une politique de colonisation dans toute la Palestine à travers ses institutions, comme le Fonds national juif, l’Agence juive et l’État lui-même. Mais jusque-là, cette politique n’était pas inscrite dans une loi fondamentale, même si des lois de confiscation des terres étaient promulguées. En d’autres termes, la colonisation n’était pas une valeur suprême et constitutionnellement fortifiée, primant toutes les autres considérations.

Ainsi par exemple, la colonisation se faisait principalement sur des terres dites « publiques » (ou que l’État a considéré comme telles après s’être déclaré héritier des autorités précédentes, en l’occurrence l’Empire ottoman et l’Empire britannique), ou par l’achat de terres (fût-ce frauduleusement), ou leur confiscation au nom de « l’intérêt public » (zones militaires fermées, rues, installations, etc.), avant de les affecter par la suite à des projets de colonisation. Mais à présent, du fait de cette loi, la colonisation elle-même est devenue, par définition, synonyme d’« intérêt public ». Les terres peuvent donc être confisquées de manière directe. De plus, cette évolution consolide non seulement les institutions sionistes non gouvernementales, mais aussi l’État lui-même ; un État qui œuvre à l’implantation de villes et d’agglomérations réservées aux juifs. La législation ne considère pas l’idée de développer et d’agrandir des agglomérations arabes à partir de villes et de villages. Car cette mission – à savoir celle qui consiste à encourager la colonisation, à implanter des zones de peuplement, auxquelles sont consacrés des ressources, des budgets, des efforts de planification – est une mission nationale ; or la nation est réservée aux juifs. Il n’est donc pas fait mention des villes et des villages arabes existants.

On note également que cette clause ne parle pas de la colonisation à l’intérieur des frontières de l’État : elle laisse la question ouverte. Certes, elle ne répond pas aux vœux de l’extrême-droite israélienne, qui réclamait une clause parlant d’encourager la colonisation sur la « terre d’Israël » ; néanmoins, au lieu de mentionner plutôt « l’État d’Israël » – lequel inclut au demeurant, selon les termes de la loi israélienne, Jérusalem et le plateau du Golan – elle reste dans le vague. On parle d’encourager la colonisation sans préciser où ni à l’intérieur de quelles frontières. Je ne pense pas que cela soit un hasard, car la loi fondamentale ne définit pas non plus les frontières de l’État d’Israël, comme le professeur de droit Mordechai Kremnitzer, libéral farouchement opposé à cette loi, l’a fait remarquer.

Enfin, la loi n’apporte rien de nouveau par rapport aux pratiques du mouvement et de l’État sionistes en Palestine, ce qui ne signifie pas qu’il faut minimiser son impact. Il y a une différence entre les pratiques émanant de la politique du gouvernement des institutions sionistes existantes et des convictions de la majorité du public israélien, d’une part, et les pratiques entérinées par la constitution. En quelque sorte, l’État s’arme légalement contre la justice israélienne pour pouvoir exercer ces pratiques, ce qui en soi est crucial. Mais cela va plus loin : la conversion de ces politiques et de ces valeurs en une loi fondamentale aura une incidence sur la culture et les fonctions des appareils de l’État, ainsi que sur les attentes du public israélien. Une dynamique va s’enclencher qui encouragera l’intensification et l’escalade de ces pratiques déjà existantes, car elles sont maintenant un devoir national et constitutionnel, un principe officiellement admis, qui enterre toute velléité de changement.

La loi crée également une nouvelle base pour que la droite israélienne introduise des lois au service d’une idéologie encore plus extrémiste. Ce processus interactif est enclenché et personne ne sait où il s’arrêtera. Après cette loi fondamentale, la droite ne cessera plus de militer pour l’adoption de textes de loi à caractère sioniste et raciste. Bien au contraire, elle s’appuiera sur la loi pour mettre en œuvre son idéologie nationale-religieuse, qui considère que les habitants autochtones arabes sont incidemment présents dans ce pays et doivent en conséquence se contenter des miettes qu’on leur octroie. Car à leurs yeux – et beaucoup le déclarent ouvertement dans les médias –, l’État est celui de tout citoyen juif du monde, avant d’être celui d’un Palestinien né sur cette terre qui est la sienne. Ce qui a changé, donc, c’est que le discours que l’on entend dans les médias, dans les séances parlementaires et dans les surenchères oratoires populistes, est devenu une loi constitutionnelle ; et c’est là une différence fondamentale.

(traduction de l’arabe par Stéphanie Dujol)


Notes :

[1] La plupart des références seront en hébreu.

[2] On trouve parmi les libéraux des partisans de l’idée et de la consolidation d’un État juif pour le peuple juif. Citons par exemple le professeur de philosophie Asa Kasher et le professeur de droit Ruth Gavison. Récemment, tous deux ont adopté une position nationaliste et défendu cette loi. Pour la position d’Asa Kasher, voir le site du journal Maariv (22 juillet 2018, consulté le 24 juillet 2018) : https://goo.gl/8F9z7U

Quant à Ruth Gavison, qui est devenue une active militante sioniste, elle a d’abord déclaré qu’elle soutenait cette loi, avant de retirer son soutien dans un billet publié sur sa page Facebook où elle disait se sentir trompée par les auteurs de la loi. Plus précisément, elle s’opposait à l’article 7, que nous aborderons plus loin, tout en défendant cette loi définissant Israël comme un État-nation pour le peuple juif, à condition qu’elle ne soit pas un instrument de discrimination ou de contournement de décisions antérieures de la Cour suprême. Consulté le 24 juillet sur : https://goo.gl/4YL63H

[3] Israël Hariel, « Pourquoi la loi État-nation est vitale », Haaretz, 24 novembre 2014.

[4] Sur cette question, se référer à l’analyse de Mordechai Kremnitzer et Amir Fuchs : « Proposition d’une loi fondamentale “Israël État-nation du peuple juif” : faut-il refonder l’État d’Israël ? », revue Geloy Daat, n°7 (printemps 2015), p. 133-141.

[5] Ainsi, les définitions données par l’ancien président de la Cour suprême, Aharon Barak (l’une des figures de proue du libéralisme israélien) du sens du caractère juif de l’État diffèrent peu de celle énoncée par cette loi (y compris les symboles, la culture, les sources législatives, le regroupement de la diaspora, l’encouragement de l’immigration et de la colonisation). Voir la traduction arabe et l’analyse de certains de ses décrets dans De la judéité de l’État à Ariel Sharon (Azmi Bishara, Dar Al Shorouq, Le Caire, 2005), p. 36, et l’article d’Einat Korman dans le quotidien Makor Rishon (12 juillet 2018) : https://goo.gl/AoWd8d

[6] Au temps où je siégeais à la Knesset, j’ai tenté de présenter une Loi fondamentale pour l’égalité ; elle s’est vue rejetée avant la première lecture.

[7] Se référer aux explications de la loi telles que présentées par Avi Dichter le 22 juillet 2013.

[8] « Les différentes formes de la loi », Association pour les droits civils en Israël, consulté le 24 juillet 2018 sur : https://www.acri.org.il/he/33369. L’association, qui s’oppose à cette loi, expose son point de vue sur son site.

[9] Cet article fera semble-t-il l’objet d’un ou plusieurs recours contre la loi auprès de la Cour suprême. Je pense néanmoins que ces procédures contre la loi n’aboutiront pas et que, de façon générale, la Cour suprême ne pourra servir d’instrument contre une loi fondamentale, d’autant que celle-ci est formulée d’une manière qui permet de la contourner. Voir l’interview avec le directeur d’Adalah, Hassan Jabareen, sur Arab 48 : https://goo.gl/Gh6Ld6 (consultée le 7 avril 2018).