Par Salam Kawakibi et Julien Théron
C’est une tendance mondiale, que l’on retrouve du Brésil aux Philippines. Le populisme foisonne, qu’il soit d’extrême droite, d’extrême gauche, ou qu’il résulte d’un vague maelström idéologique. En ce sens, le nouveau voyage de parlementaires français auprès du régime syrien à Damas et à Sednaya en est un signe patent.
Si Thierry Mariani est coutumier des voyages en Syrie et en Russie, se complimentant lui-même du fait d’avoir été reçu à cinq reprises par Bachar al-Assad, ce séjour-ci a été particulièrement remarqué. Le groupe de politiciens est en effet à l’image des tendances politiques actuelles, associant donc l’ancien ténor Les Républicains passé au Rassemblement national, les députés européens mais europhobes Virginie Joron et Nicolas Bay, et une personnalité provenant de La France insoumise, Andréa Kotarac.
Plus encore que cette association politique entre thuriféraires favorables au régime syrien qui « depuis 8 ans lutte courageusement et avec succès contre les terroristes islamistes »[1], c’est un autre élément qui a marqué d’une pierre blanche ce voyage.
La photo de Thierry Mariani, une bouteille de vin à la main, en compagnie de Nicolas Bay diffusée par le compte Twitter du premier, et dont la légende explique la mine réjouie des deux collègues français : « À #Sednaya, bonne surprise dans le restaurant qui nous propose un #CotesDuRhone !! Malgré l’embargo et les sanctions qui frappent la #Syrie, bravo à nos viticulteurs qui ont réussi à distribuer leur vin jusqu’ici ».[2]
Ni la victimisation du régime sous embargo, ni la posture laudatrice du courage supposé de viticulteurs français qui braveraient la veule communauté internationale ne sont réellement une surprise, tant ce genre de propos, en éloge du régime russe ou du régime syrien, est devenu habituel lors de ces déplacements. Ce qui a suscité un certain émoi, c’est le lieu où ces propos sont tenus et qui fait frémir tous les Syriens : Sednaya.
C’est en effet à proximité du restaurant où se tiennent les deux hommes qu’est installé un des pires lieux de détention de notre époque, et qui l’était déjà avant la révolution syrienne, comme l’expliquait Human Rights Watch (HRW) en 2008[3]. Mais, comme l’ont montré les rapports de HRW (If the dead could speak)[4], ou d’Amnesty international (Human slaughterhouse – Mass hangings and extermination at Sadnaya prison, Syria)[5], la prison de Sednaya est devenue l’une des pierres angulaires du système de détention, de torture et d’exécution du régime, dans sa répression systématique et débridée de toute contestation de son autorité par les citoyens syriens.
Pourtant, l’eurodéputé RN, invité du régime syrien, l’a affirmé haut et fort sur BFMTV : « Je n’ai vu aucune prison »[6]. Dont acte.
Une adhésion politique assumée
Il est une chose sûre, c’est qu’au-delà de la caution morale et politique que cette visite représente en elle-même, l’attitude à Sednaya des chantres français du régime de Damas ne doit certainement rien au hasard ni ne révèle une bourde. Pour ces derniers en effet, le régime syrien représente un modèle politique fort, qui est louable et souhaitable.
On peut s’interroger sur le fait qu’ils croient sincèrement ou non à la propagande du régime, qui a affirmé dès le début du mouvement de 2011 que les manifestants appartenaient à Al-Qaida. Mais quoi qu’il en soit, l’adhésion de ces visiteurs à la méthode du régime et de ses alliés ne fait aucun doute, ce qui est d’ailleurs parfaitement assumé.
De la marginalité au « mainstream »
Il serait aisé, et même lénifiant, de considérer ce comportement d’élus français comme marginal. Ils ne représentent en effet ni la majorité des élus, ni la position officielle de la République. Toutefois, ces voyages ont un but très clair, celui de montrer que le régime syrien est tout à fait fréquentable malgré tout. Cela n’a donc rien d’anodin, puisqu’il s’agit bien de réhabiliter le banni, de normaliser l’anormal, de moraliser l’immoral, c’est-à-dire, au fond, d’accoutumer aux atrocités.
Si l’on prend comme point de référence historique la deuxième moitié des années 1990 (c’est-à-dire un moment où le monde a réussi à se désengager de la gangue de compétition moribonde qu’était le bilatéralisme, mais aussi à dépasser les effroyables expériences rwandaises et balkaniques), alors le constat est grave. L’accoutumance à l’horreur dont il est ici question, et dont peu de sociétés tolèrent encore ne serait-ce que l’information, est une dimension fondamentale et structurelle du conflit syrien, mais aussi au-delà.
La dynamique de violence interne au conflit, tenant à la stratégie assumée par un régime dont l’appareil sécuritaire constitue la fondation autocratique, a également des conséquences internationales.
La première de ces dimensions est certainement la dérégulation du droit international à cause des vetos russes au Conseil de sécurité. Le droit international des droits de l’homme comme le droit international humanitaire ont été bafoués comme ils ne l’ont jamais été sur une période de plus de huit années. Ici aussi, ce n’est pas seulement d’une situation locale qu’il s’agit, mais d’un positionnement actif qui consiste à briser la progression d’un droit international considéré comme trop protecteur et trop ingérant.
La deuxième dimension majeure est de briser l’influence occidentale en faveur de la démocratie dans le monde. Alors que cette tendance était déjà quelque peu chancelante, pour ne pas dire parfois déraillée par certaines pratiques occidentales à l’étranger, l’affaire syrienne aura fait s’effondrer l’influence et la crédibilité des trois puissances occidentales historiques au Moyen-Orient, les États-Unis, le Royaume-Uni, et la France.
Mais c’est la troisième dimension qui est la plus saisissante ici, à savoir l’inversion des représentations. Ce qui se trame désormais, ce n’est plus le simple maintien d’une représentation propagandiste, mais bien une tentative d’inversion de la normalité politique.
Ce n’est certainement pas la crise syrienne qui a créé le phénomène populiste global qui est à l’œuvre actuellement, mais elle y participe toutefois grandement. Comment ne pas voir l’exploitation électorale faite par les populistes européens et américains de la question du terrorisme ou l’instrumentalisation fallacieuse de la question des réfugiés, ces deux éléments étant inséparables de l’évolution de la situation en Syrie depuis 2011 ? Comment ne pas voir les élans autoritaristes qui en surgissent ?
Par le populisme, qui joue sur les peurs sécuritaires et les carences éducatives de la population, c’est bien d’un retour de l’autoritarisme coercitif qu’il s’agit.
Ce qu’est le populisme
Le populisme est une méthode, fondée sur la simplification extrême de problèmes complexes, proposant des réponses simplistes et floues qui flattent les instincts de division et de rejet, au sein des sociétés comme entre les sociétés. Dans sa forme poussée, le populisme utilise plus que la déformation des faits, il consacre la distorsion de la réalité dans un objectif propagandiste.
Contrairement à d’autres périodes historiques, ce qui varie aujourd’hui, c’est un rapport relativement distendu des populistes à l’idéologie. Gauches et droites sont assommées par la disparition de la dialectique idéologique de la guerre froide et l’apparition de nouvelles lignes de fractures idéelles.
Les populistes se servent donc essentiellement pour l’heure de vagues mélanges idéologiques, dénués de tout système, se contredisant à l’occasion, empruntant ici et là les éléments nécessaires à une narration politique conjoncturelle.
Par ailleurs, si l’on se réfère aux idéologies totalitaires, se revendiquer du léninisme ou du nazisme n’est guère porteur électoralement, bien que – fait notable – certains leaders n’hésitent plus à réprimer toute critique du stalinisme ou à regretter les dictatures sud-américaines.
Toutefois, si certaines forces sont plus incisives, les plus extrêmes des idéologues et des militants avancent généralement dans le sillage de leaders populistes bien plus flous sur leurs systèmes de pensée.
Idéologique ou non, donc, le populisme avance, et se nourrit de chaque avancée dans le monde. La Syrie en est un parangon, inspirant les extrêmes antidémocratiques de tous les pays. La violence de la répression et le maintien coûte que coûte au pouvoir d’un régime aussi répressif sont une source d’inspiration potentielle pour tous les apprentis autocrates qui atteignent le pouvoir plus ou moins régulièrement par les urnes.
Et en Syrie, cet extremum va donc jusqu’à l’usage de la coercition physique à grande échelle. Elle y est même revendiquée comme une méthode de gouvernance politique tout à fait acceptable.
Un enseignement funeste de la révolution syrienne
Le peuple syrien a donné une leçon remarquable de courage, d’abnégation et de résilience dans son combat pour la démocratie. Il l’a néanmoins perdu, pour l’heure, face à des extrémismes d’une violence époustouflante qui se sont mutuellement instrumentalisés pour mettre fin à toute alternative démocratique, avec succès.
En Syrie, l’autocratie l’a donc emporté, et, avec cette victoire, les populistes de tous les pays peuvent rêver d’un monde où l’on ne verra plus les prisons d’où parviennent encore, à grand-peine, les cris des suppliciés, mais où l’on pourra, en toute sérénité, déguster sur place un verre de Côtes-du-Rhône.
Notes :
[1] Extrait du tweet du compte de Thierry Mariani, le 24 août 2019, à 23h20, lien : https://twitter.com/thierrymariani/status/1165509220923518976 (consulté le 17 septembre 2019).
[2] Extrait du tweet du compte de Thierry Mariani, le 30 août 2019, à 6h20, lien : https://twitter.com/thierrymariani/status/1167426970650664961?lang=en (consulté le 17 septembre 2019).
[3] « Syria: Investigate Sednaya Prison Deaths », Human Rights Watch, 21 juillet 2019, https://www.hrw.org/news/2008/07/21/syria-investigate-sednaya-prison-deaths (consulté le 17 septembre 2019).
[4] « If the dead could speak – Mass Deaths and Torture in Syria’s Detention Facilities », Human Rights Watch, 2015, https://www.hrw.org/sites/default/files/report_pdf/syria1215web_0.pdf (consulté le 17 septembre).
[5] « Human slaughterhouse – Mass Hangings and Extermination at Saydnaya Prison, Syria », Amnesty international, 2017, https://www.amnesty.org/download/Documents/MDE2454152017ENGLISH.PDF (consulté le 17 septembre).
[6] « Thierry Mariani (RN) à propos de sa visite à Sednaya: « Je n’ai vu aucune prison » », BFMTV, 2 septembre 2019, https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/thierry-mariani-rn-a-propos-de-sa-visite-a-sednaya-je-n-ai-vu-aucune-prison-1183801.html (consulté le 17 septembre).