L’ouvrage collectif récemment publié par l’Arab Center for Research and Policy Studies, La liberté dans la pensée arabe contemporaine rassemble des études du cinquième Congrès annuel des sciences humaines et sociales, organisé par l’ACRPS, du 12 au 14 mars 2015, à Doha. Les travaux présentés dans cet ouvrage mettent l’accent sur la notion de liberté dans la pensée arabe contemporaine, sujet de préoccupation central depuis la Renaissance arabe ou Nahda, jusqu’à nos jours. Elle constitue un concept complexe et multidimensionnel, point de convergence entre plusieurs problématiques qui interagissent entre elles. L’étude et la reconsidération de cette notion de liberté conduisent en effet aux questionnements sur le progrès, le développement ou encore la modernité dans les sociétés arabes contemporaines.
Fort de ses 872 pages, ce livre de format moyen, documenté et annoté, s’ouvre sur un avant-propos puis une introduction, et se répartit ensuite entre 25 chapitres regroupés en 8 sections. Suite à l’introduction de l’éditeur de l’ouvrage, Murad Diani, intitulée « La liberté en quelques questions », Fahmy Jadan pose, au travers de son préambule qui retrace son allocution d’ouverture du congrès, « La question de la liberté : ici et maintenant ». Il y traite de la liberté qui nous sied le mieux, celle que nous devrions réclamer, à savoir une liberté liée à la justice, à condition que les deux soient accessibles. Il expose ensuite les problématiques de liberté religieuse et de liberté d’expression, concluant par une discussion sur le pluralisme et sa reconnaissance.
La question de la liberté dans la production intellectuelle
La première section, « La question de la liberté dans la pensée de la Renaissance et dans la production intellectuelle et philosophique contemporaine », comprend quatre chapitres. Dans le premier, intitulé « La charia comme outil d’émancipation et de limitation du pouvoir chez les penseurs de la Renaissance : la religion en Tunisie pour modèle », Ali Mabrouk traite de la charia comme étant un des outils dont disposaient les penseurs de la Renaissance arabe pour limiter le pouvoir en place. Il part du contraste révélant l’ouverture d’esprit qui caractérise la pensée de la charia chez les pères fondateurs de la Renaissance, en comparaison avec le positionnement révolutionnaire de leurs héritiers.
Collectif, La question de la liberté dans la pensée arabe contemporaine, ACRPS, 2018.
Najla Said Mekkaoui
Docteure en histoire de l’Égypte et chercheuse, ses études portent sur l’histoire moderne et contemporaine, notamment sur les relations internationales et régionales, ainsi que sur les questions liées aux évolutions démocratiques.
Shamseddine Al-Kilani interroge, dans le second chapitre, « Le poids du débat sur la liberté et l’égalité sur la pensée arabe de la Renaissance », la question de la liberté au travers de sa relation à l’égalité, et met en évidence le traitement de cette question par les intellectuels de la Renaissance. Al-Kilani distingue, dans la Nahda, deux périodes réunies par l’articulation entre évolution et progrès. Dans la première période, il considère que la pensée de la Renaissance abordait la modernité et la pensée moderne de l’extérieur, alors que, dans la seconde, elle y voyait l’image de l’expérience arabe à venir.
Dans le troisième chapitre, intitulé « Que signifie “penser en arabe la question de la liberté” ? » Almounji Al-Serbaji interroge la légitimité d’une liberté qui ne pourrait être représentée hors de l’affiliation de l’individu à un groupe. Il serait alors à craindre que cette contextualisation de la liberté, dépendant nécessairement d’un référentiel culturel spécifique, ne revienne à introduire une restriction des libertés au nom du particularisme.
Au cours du quatrième chapitre, nommé « La liberté du concept philosophique dans la pensée arabe contemporaine : les prérequis de la libre-pensée », Abdul-Razzac Belacrouze aborde philosophiquement la notion de liberté. Il considère que l’état actuel de la pensée arabe est dépourvu de normes régissant l’acte de penser ainsi que d’une politique lui permettant d’évaluer la réalité.
Liberté individuelle
Dans la deuxième section, intitulée « Liberté individuelle et politiques de reconnaissance dans la pensée arabe contemporaine », trois chapitres sont développés. Dans le chapitre cinq, « Liberté et contraintes de l’action : établissement d’un concept libéral de liberté dans la pensée arabe », Raja Bahloul traite de l’action, des contraintes qui lui font obstacle et de la manière dont elle a contribué à l’émergence d’une interprétation libérale de la liberté dans la pensée arabo-islamique contemporaine. Il expose ainsi les éléments les plus fondamentaux du concept libéral de liberté, tels qu’ils ont été révélés durant la Nahda par plusieurs penseurs arabes, pour les comparer ensuite à leurs équivalents dans la pensée occidentale.
Le chercheur palestinien Muhannad Mustafa soulève, dans le chapitre suivant, intitulé « La politique de reconnaissance et de liberté : débat et cadre théorique sous la contrainte du vécu arabe », la question de la reconnaissance institutionnelle et constitutionnelle de l’identité des groupes culturels comme l’une des manifestations les plus importantes de la lutte pour la liberté menée par ces groupes. Cette approche découle du fait que les droits collectifs sont considérés par l’école libérale comme étant un développement du concept de liberté individuelle.
Titré « Libertés individuelles dans un monde en mutation : individu contre communauté », le septième chapitre voit Abdullatif Al-Mutadayyin s’intéresser à la transformation qualitative de la relation de l’individu avec le groupe. Ce phénomène a conduit selon lui à un renforcement des appels aux libertés individuelles : à celles liées à la religion, mais aussi à la liberté sexuelle hors mariage, à la liberté du choix des orientations sexuelles, à la liberté de changer de foi ou encore à la liberté de critiquer la religion et souligne les réponses données par les régimes politiques, en Occident comme dans certains pays arabes, à certaines de ces thématiques.
Libéralisme et liberté
Dans la troisième section, intitulée « Le libéralisme dans l’approche de la liberté par la pensée arabe moderne », on retrouve trois chapitres. Au huitième, qui se nomme « Le prix de la liberté : économie de la liberté et de l’émancipation dans les luttes de la modernité arabe », Abdul-Wahab Al-Afandi critique cette présomption selon laquelle la notion de liberté, à laquelle sont associées un certain nombre de pratiques, serait un concept récent, d’origine occidentale. Cette thèse, adoptée par un large éventail de penseurs arabes, les mène à considérer que le problème réside dans la pensée islamique et l’esprit arabe qui se seraient enfermés dans des cadres intellectuels surannés, se privant ainsi d’une riche interaction avec la modernité.
Le neuvième chapitre, « La liberté de pensée arabe et sa pratique, d’un point de vue rawlsien sur la justice sociale en tant qu’équité », permet à Muhammad Oria de traiter la notion de justice sociale en tant qu’équité chez Rawls, et de considérer, de ce point de vue, la question de la liberté dans la pensée et la pratique arabes.
Thana Fouad Abdullah questionne ensuite, au chapitre suivant, nommé « La question libérale de la liberté dans le contexte arabe : L’expérience de la Renaissance en tant que modèle », la profondeur de l’enracinement de l’idée de liberté, au sens libéral, dans le contexte arabe. Elle aborde donc la figure de l’intellectuel arabe, lors de la Nahda, aux XIXe et XXe siècles. L’intellectuel de la Renaissance s’interrogeait selon elle sur la liberté et ses implications, en la confrontant à un vaste champ de sujets connexes. Ce questionnement avait favorisé de multiples transformations sociales et politiques, y compris l’émergence d’un esprit d’émancipation vis-à-vis du joug du despotisme et de l’immobilisme dans les sociétés arabes. Elle conclut sur le fait que l’idée de liberté au sens libéral a fini par être intégrée à des degrés divers dans l’espace culturel arabo-musulman.
Liberté de conviction
La quatrième section s’intitule « Liberté religieuse et liberté de conviction », et comporte également trois chapitres. Au chapitre onze, « Liberté religieuse et meurtre de l’apostat : une introduction à la révision de la jurisprudence », Motaz Al-Khatib met en évidence la problématique ardue de la liberté religieuse face à la punition de l’apostasie, problématique fondamentale s’il en faut. La peine de mort frappant l’apostasie soulève d’une part de multiples questions concernant la liberté de foi, et pose, d’autre part, la question de la relation référentielle et interprétative entre le Coran et la sunna. Ceci pousse également à reconsidérer la méthodologie de l’extrapolation sous un nouveau jour.
L’approche, par Saïd Akiour, de la liberté de croyance, que l’on retrouve au douzième chapitre sous le titre « Liberté de conviction dans le monde arabe : du débat intellectuel à la projection constitutionnelle », réunit des dimensions normatives et des propositions positivistes, et notamment sous l’angle constitutionnel. Selon le chercheur, le concept de liberté et son appropriation arabe et islamique se sont heurtés à une série d’obstacles méthodologiques et cognitifs, allant de la définition même du concept à la suspicion arabe et musulmane vis-à-vis des causes que ce concept a porté depuis son apparition, ainsi que de la nature des contenus qui ont accompagné son développement.
Dans le treizième chapitre, « La Liberté et les représentations sociales, entre culture savante et culture populaire : de la crucifixion d’Al-Hallaj à l’exécution de Mahmoud Muhammad Taha », la chercheuse soudanaise Mahasenn Yousef Abdul-Jalil étudie les points de vue des cultures savante et populaire. Elle tisse un lien entre, d’une part, les indicateurs de la liberté et l’imaginaire social y afférant et, d’autre part, deux cas significatifs traitant de la question centrale des libertés religieuses et de la punition de l’apostasie : la crucifixion d’Al-Hallaj vers la fin du Xe siècle, et l’exécution de Mahmoud Muhammad Taha au milieu des années 1980.
Crise de la pensée libertaire
La cinquième section, titrée « Crise de la liberté dans les pays arabes », comprend ici encore trois chapitres. Au quatorzième, « État des libertés modernes dans les pays arabes : la crise de la pensée idéologique arabe dans la compréhension du modèle historiquement possible », l’intellectuel tunisien Suhail al-Habib passe en revue le concept d’État de droit dans le contexte arabe, considérant que les droits fondamentaux étaient placés en tête des priorités des révolutions arabes, notamment par les élites ayant dirigé les transitions politiques dans les pays concernés. L’auteur pose la question suivante : le cheminement vers un modèle historiquement pertinent, lié au concept d’État de droit, et s’imposant au regard de l’expérience des peuples du monde moderne, constitue-t-il un acte volontaire et historiquement conscient dans la pensée idéologique arabe, y compris chez les élites actives au sein des processus de transition observés dans les pays arabes ?
Au chapitre quinze, intitulé « L’absence de liberté dans les « sphères de la pensée » arabes », Ahmed Mofleh examine la question de la liberté en analysant le contenu de plus de 160 numéros du magazine koweïtien Le monde de la pensée. Dans son étude, Mofleh constate que la part consacrée au concept de liberté dans les sujets du magazine ne dépasse pas 1 % ! D’autre part, la proportion des recherches consacrées à ce concept, à sa signification ou ses entraves ne dépasse pas 0,3 % ! Le discours sur la liberté de pensée, son rapport à la science, et l’infime proportion qu’il occupe dans la pensée arabe contemporaine, sont la résultante précisément de cette pensée et de ses tenants, tout autant que de multiples obstacles objectifs, psychologiques, culturels et politiques. Il faut également mentionner le rôle de sape de l’Occident vis-à-vis de l’émancipation arabe.
Dans le chapitre seize, intitulé « Le fanatisme phagocyte les libertés politiques », Frédéric Maatouk s’arrête sur l’influence destructrice des fanatismes, qui bloquent l’émergence des libertés politiques dans les pays arabes et qui se détournent ainsi de la modernité et de la démocratie quand elles y existent. Ce sont ces fanatismes qui ont créé ce tissu névrosé, vieux de plusieurs décennies, au cœur des structures cognitives arabes contemporaines, afin de les influencer de l’intérieur.
Modèles contemporains
La sixième section, intitulée « Modèles contemporains d’approche de la liberté », comprend à nouveau trois chapitres. Au chapitre dix-sept, « La liberté dans les écrits de Rached Ghannouchi : Recherche sur le style et l’originalité », Ali Al-Saleh Al-Mawla présente une étude critique de l’approche, par Rached Ghannouchi et par les islamistes en général, de la question de la liberté. Il en déduit que Rached Ghannouchi a traité le sujet sous le titre arbitraire de « la liberté dans l’Islam », fondant sa thèse sur cette question à partir de préceptes théoriques liés à l’origine de la création, à la fonction de l’urbanisation et à la responsabilité humaine dans l’Islam, et qu’il a ainsi procédé dans une logique d’opposition avec les philosophies occidentales comme avec leurs principes.
Shaker Al-Hawki affirme ensuite, dans le dix-huitième chapitre intitulé « La question de la liberté dans les écrits de Rached Al-Ghannouchi et Moncef Al-Marzouqi », que ceux-ci pensent la question de la liberté différemment. Quand Ghannouchi se réfère à la tradition islamique et à la vision des Frères musulmans, ce qui lui impose des révisions permanentes et de renouvellement, Marzouqi reste libre, de son côté, de tout référentiel traditionnel et du poids des révisions, prenant pour point de départ le terrain contemporain des droits et de la pensée.
C’est au dix-neuvième chapitre, intitulé « Le caractère évolutif du concept de liberté dans le projet de patrimoine et de renouveau de Hassan Hanafi », que Nabi Abou-Ali présente le concept de liberté dans l’ambitieux projet de Hassan Hanafi sur le patrimoine et l’innovation. Il explique que la liberté, face à l’oppression et à la tyrannie, fait partie des sept axes, posés par Hassan Hanafi et Mohammed Abed Al-Jabiri, caractérisant le dialogue Orient-Occident, et constituant une priorité de la conscience nationale arabe. Hanafi définit la liberté comme étant un phénomène évolutif par nature, qui ne peut se situer hors du cadre de l’histoire, de la société et de l’homme, et qui est associé à des structures psychologiques, des conditions sociales, ou encore des parcours historiques et culturels qui déterminent sa forme, son contenu et ses limites en matière d’assimilation, de conception, d’échanges, de dimensions et de significations.
Espaces de pensée et de créativité
La septième section est intitulée « Liberté et espaces de production intellectuelle et créative » et comprend deux chapitres. Au chapitre vingt, intitulé « Liberté et politiques de censure sur les moyens de communication dans la pensée arabe moderne », Mohammad Mrini étudie et analyse la relation entre les moyens de communication et la dualité censure/liberté d’expression, que ce soit du point de vue des spécificités locales liées aux transformations du monde arabe ou dans ses dimensions universelles, les moyens de communication étant le moteur le plus important de la globalisation et de l’évolution du monde.
Au chapitre vingt et un, titré « Sur le mur de la patrie, tweetons la liberté : une approche socioculturelle des manifestations de la liberté dans la créativité interactive », Abdelhaq Haqqi expose ensuite la question de la liberté dans l’espace créatif, interactif et multimédia, en particulier dans ce que l’on appelle la littérature interactive et sa diffusion. Ce type de littérature a émergé fortement avec la propagation d’internet dans le monde arabe, ce qui reflète la contiguïté entre créativité et technologie.
Légitimité politique et liberté des femmes
Enfin, la huitième et dernière section, intitulée « Les questions de légitimité politique et constitutionnelle, de libération nationale, et de liberté des femmes », présente quatre chapitres. Au chapitre vingt-deux, « Implications de l’intention de liberté sur la légitimité politique en Islam », Mohammed Al-Hajj propose de rapprocher les concepts centraux de la recherche dans les domaines de la jurisprudence et les sources fondamentales du droit musulman : la liberté dans sa dimension collective et la légitimité politique, dans le sens du droit à gouverner.
Dans le chapitre vingt-trois, intitulé « Discours de la liberté et de l’émancipation dans le contexte colonial : le cas algérien », Samia Idris expose ensuite les évolutions de la notion de liberté et du discours d’émancipation dans le contexte algérien. Elle analyse la relation, dans le contexte colonial, entre la conception de la liberté dans le discours du mouvement national algérien et celle liée à l’hégémonie culturelle française.
Khaled al-Assari traite ensuite la question de la liberté dans le contexte marocain, au chapitre vingt-quatre, intitulé « Le constitutionnalisme marocain de la première décennie du XXe siècle et la séparation des pouvoirs ». Il adopte un angle constitutionnaliste qui fut à la base de l’approche modernisatrice, avec laquelle les élites intellectuelles ont cherché à transcender les visions doctrinales traditionnelles qui croulaient sous le poids des légitimités religieuses, historiques, et coutumières, favorisant ainsi le pouvoir despotique. Ces élites avaient alors proposé une vision globale du régime politique et de ses institutions exécutives et parlementaires sous forme de projets constitutionnels, dont le plus éminent était celui de 1908.
Pour terminer, au sein du vingt-cinquième et dernier chapitre, « Liberté des femmes au Maroc à la lumière du débat et de la controverse : entre référence islamique et conventions internationales », Ibrahim Al-Qadri Boutchiche aborde la question de la liberté de la femme dans la pensée arabo-musulmane contemporaine, dans le contexte marocain de l’adoption, à la fin des années 1990, du Plan national d’intégration des femmes dans le développement.
(traduit de l’arabe par Abdallah Haddad)