L’ouvrage La violence et la politique dans les sociétés arabes contemporaines : la double dimension culturelle et rhétorique, publié dernièrement par l’Arab Center for Research and Policy Studies, compte 527 pages de format moyen, références et index compris, et comprend 13 des 27 chapitres que comptabilisent les deux tomes. Il reprend les recherches présentées lors de la 4e Conférence sur les questions de la transition démocratique dans le monde arabe (12-13 septembre 2015, Tunis), sous l’intitulé : « La violence et la politique dans les sociétés arabes contemporaines ». Il s’agit de recherches sur la culture de la violence politique et l’identité dans les sociétés arabes, ainsi que sur le discours de la violence et son langage dans les espaces urbains arabes. Ce second tome a été précédé d’un premier, consacré aux approches sociologiques du même phénomène et illustré par plusieurs cas d’étude.
L’égorgement et le texte
Les treize études de l’ouvrage se répartissent en deux parties, dont la première s’intitule « La culture de la violence politique et l’identité dans les sociétés arabes », et la seconde : « Le discours de la violence et son langage dans les espaces urbains arabes ». La première partie comprend sept chapitres. Dans le premier, « La culture de l’égorgement et la décapitation faite métier… quelle intelligibilité ? Une approche analytique critique », le chercheur tunisien Ali Saleh Moula pose la question centrale suivante : Comment est-il possible de comprendre la culture de l’égorgement et de la décapitation professionnelle, présente chez certains groupes combattants ?
Collectif, La violence et la politique dans les sociétés arabes contemporaines – La double dimension culturelle et rhétorique (Tome II), ACRPS, 2017.
L’auteur tente de creuser la question de la violence en général et de la décapitation en particulier, au moyen d’une approche analytique critique des contextes et parcours dans lesquels évolue ce phénomène. Il s’agit pour l’auteur de trouver une explication possiblement logique à ce phénomène, en le cernant de toutes parts par une approche à la fois historique, anthropologique, religieuse et politique. Selon Moula, l’être humain ne construit pas son existence sur le meurtre en tant que doctrine ; mais personne ne conteste que l’Homme est par essence habité par la violence, ce dont atteste son Histoire.
Dans le deuxième chapitre, « La législation de la violence : le texte au service du pouvoir », le chercheur marocain Ihsan Hafizi discute du concept de la législation de la violence en disséquant la relation entre la politique sécuritaire et la politique pénale dans l’agencement de la violence politique. Il considère que le texte de loi constitue une référence pour l’administration de la violence politique dans le monde arabe, et que les politiques pénales s’occupant du crime et de sa punition, sont en fait le reflet des politiques sécuritaires autoritaires. La législation a été utilisée comme moyen pour imposer l’ordre public et assurer la sécurité, du point de vue du pouvoir. Les lois ont été employées pour légitimer la violence de l’État dans la répression de l’opposition politique. Aussi, les politiques sécuritaires et les lois pénales ont offert un cadre légal aux violations, à leur perpétration, leur histoire et leurs acteurs.
Dans le troisième chapitre, « Les axiomes de la culture de la violence politique « douce » et son enracinement : le cas du Maroc », le Marocain Rachid Charit étudie le cas unique du Maroc, de par son agencement de la violence politique douce, « qui non seulement repose sur ses propres procédés et moyens, mais qui dispose également d’un système intégré fécond pour ce genre de violence, dont celle destinée aux adversaires et opposants – et, plus importante encore, celle destinée à dresser de la société, à la contenir et à la domestiquer ». L’auteur part de l’hypothèse selon laquelle il n’existe pas une unique « force douce » de la violence, mais un « système doux » de la violence, composé de trois éléments : la force douce, les appareils idéologiques de l’État/ du régime, et la dynamique des équilibres et des contradictions.
La tolérance comme alternative
Dans le quatrième chapitre, « La problématique de la violence identitaire à la lumière du mouvement social dans le monde arabe : le cas du Maroc », le Marocain Abdelhamid Benkhattab se penche sur la question de la violence identitaire et des revendications politiques qui y sont liées, au lendemain des révolutions arabes. Il traite, dans sa recherche, la problématique de la violence identitaire à la lumière du mouvement social dans le monde arabe, en tant que problématique multidimensionnelle. Il dans son appréhension théorique et méthodologique de cette problématique, une réaction immédiate face aux revendications politiques liées à la reconnaissance des identités collectives et individuelles, qui relève du respect des droits fondamentaux individuels et collectifs et de la gestion des risques sécuritaires et politiques.
Dans le cinquième chapitre, « L’État volatilisé et la citoyenneté incertaine : une lecture ethnoculturelle des conflits au Soudan », le chercheur soudanais Achraf Othman al-Hassan aborde la question du rapport de la résurgence ethnique avec les conflits dont souffre le Soudan – l’État et la société – dans ce qui semble être la dislocation du lien entre l’État et ce que l’on pouvait dépeindre au temps de la construction nationale comme étant la « oumma », la nation. En effet, la sécession du Sud-Soudan, ainsi que les conflits au Darfour, dans les Monts Nouba et dans la province du Nil Bleu, ont soulevé des questions cruciales, parmi lesquelles : Ces conflits traduisent-ils la protestation des groupes de la périphérie contre le groupe dominant du centre, et contre une idéologie ethno-nationaliste qui a œuvré – et œuvre toujours – à éradiquer la différence ?
Dans le chapitre 6, « L’adaptation sociale et l’identité raciale chez les jeunes d’origine maghrébine en France : lorsque la violence est une stratégie identitaire », le chercheur syrien Azzam Amin démontre l’importance du rapport entre l’auto-catégorisation sur une base raciale, la représentation sociale et les vecteurs de l’acculturation chez les jeunes Français d’origine maghrébine. L’auteur établit également une corrélation entre la violence structurelle qu’exercent les autorités françaises par le biais d’une politique de stigmatisation et de discrimination, et la violence défensive à laquelle ont recours les jeunes issus de l’immigration. Le chercheur part de l’hypothèse selon laquelle l’auto-catégorisation raciale est sans rapport avec le désir d’intégration sociale de l’individu, pas plus qu’elle n’exprime un quelconque repli identitaire. Il s’agit plutôt d’une stratégie défensive adoptée pour faire face à la politique d’assimilation qu’impose la France aux immigrés et à leurs enfants.
Dans le septième chapitre, « La tolérance comme alternative à la violence dans les sociétés arabes contemporaines : approche théorique générale », le chercheur palestinien Ahmad Mufleh trace la courbe graphique de la présence d’une culture de la tolérance dans la pensée arabe, présente et héritée. Le lien apparaît clairement entre cette présence et celle des grands projets de la Nahda et des mouvements politiques radicaux. Il existe une relation inverse entre la tolérance corrélée à ces projets, et la violence. Par exemple, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la pensée arabo-musulmane progressiste, nationaliste et laïque de gauche parlait à tout le monde. Cette pensée fit fructifier toutes sortes de concepts sur la tolérance, l’indulgence, l’égalité, la justice et la liberté. Aujourd’hui, nous vivons une situation d’inertie intellectuelle, de vide et de défaite subjective et objective face à Autrui.
La violence du langage
La seconde partie de l’ouvrage se compose de six chapitres. Le chapitre 8, « Le thème de la violence dans la rhétorique partisane au Maroc : la problématique du langage et du discours », le chercheur marocain Mohamed al-Fathi avance que la rhétorique partisane repose sur la trilogie langage – pouvoir – violence. En cela, c’est un discours influent et directif qui manie le langage de différentes manières, pratiquant tour à tour la séduction, le racolage, la manipulation et parfois la duperie, afin d’asseoir sa domination, son contrôle de l’espace public, et de se forger une légitimité ou en saper une autre concurrente, dans le but de parvenir au pouvoir. Al-Fathi analyse le thème de la violence, ses connotations symboliques et suggestives ainsi que l’interaction de ses dimensions sémantiques et sémiologiques, en tant que sensibilité nouvelle qui incarne les préoccupations fondamentales animant le discours politique et ses manifestations au Maroc.
Dans le neuvième chapitre, « La violence linguistique dans le discours politique marocain : étude de l’idéologie de « l’injure politique » à travers la théorie du ‘ propos performatif ‘ », le Marocain Mohamed Homam étudie les manifestations du langage violent qui s’est mis à occuper de larges pans du discours politique marocain, ce qui a des retombées négatives sur l’action politique elle-même. « Car le langage n’est pas seulement un système de symboles et de signifiants, il est également une puissance d’action sur la réalité ainsi que sur la production et l’orientation des actes ». Selon l’auteur, si le langage est un outil permettant de faire le lien entre le sujet et le réel, il est également un outil de l’exercice de la violence, en plus d’être devenu un instrument consacrant le faux, le fourvoiement et la duperie.
Dans le chapitre 10, « Le téléphone portable et la violence sexiste dans le Kurdistan irakien : enquête d’opinion sur un échantillon de jeunes dans la ville de Dohuk », le chercheur irakien Rozhat Wissi Khaled explique que l’usage du téléphone portable contrevenait, dans ses débuts, à certaines valeurs et coutumes sociales du Kurdistan, et qu’il était donc limité à certaines tranches de la population. « Mais la société a compris qu’acquérir un téléphone portable était devenu nécessaire et utile dans les différents domaines de la vie économique, sociale et culturelle. C’est ainsi que la société a modifié son regard sur le téléphone portable et s’est mise à croire dans l’intérêt de son utilisation par tous, notamment les femmes ». Le chercheur conclut son propos sur le rôle que joue, à Dohuk, le téléphone portable dans la violence fondée sur le genre.
Virtualités et bidonvilles
Dans le onzième chapitre, « Les contenus de la violence à travers l’écologie de l’espace virtuel symbolique et leur impact sur la fabrique de la violence politique entre le sujet et Autrui », l’Algérien Abdellah Melouki considère que les réseaux sociaux contribuent à susciter et à répandre la violence politique entre le sujet et Autrui, tout comme le nouvel environnement médiatique de ces réseaux sociaux contribue à former un terrain fertile à la propagation de divers comportements violents chez les jeunes. Les réseaux sociaux constituent un espace alternatif de mobilisation des individus pour la résistance populaire dans le domaine politique.
Dans le chapitre 12, « La démonstration de la violence à travers les moyens de communication modernes : craintes et dangers », le chercheur libanais Nadim Mansouri explique que la question de la relation entre la véritable violence ancrée dans la société réelle et la violence électronique produite au sein de la société virtuelle, émane des inquiétudes d’ordre éthique que produisent les médias traditionnels et modernes. « Mais les dangers d’une propagation de la démonstration de la violence avec les moyens de communication modernes dépassent largement les risques que les chercheurs ont longuement étudiés, au début du XXe siècle, pour comprendre les conséquences de la violence médiatique. À ce titre, l’étude de la violence électronique est une nécessité sociale et institutionnelle afin de réduire les effets de la propagation de la violence et concevoir des mécanismes régulateurs qui protègent les utilisateurs contre les personnes malveillantes, au sein de cet espace cybernétique désormais exposé à de nombreuses formes de violence électronique ».
Enfin, dans le treizième et dernier chapitre, « La violence et les bidonvilles en Égypte : étude des paramètres et des politiques avant et après la révolution du 25 janvier 2011 », le chercheur égyptien Mohamed al-Adawi se penche sur la relation entre la violence, les bidonvilles et la politique en Égypte avant et après la révolution. Selon l’auteur, il s’agit ici d’une question complexe, car il n’est pas possible de traiter les bidonvilles comme un bloc homogène dont les habitants exporteraient la violence dans le reste de la société. Le regard contemporain porté sur les marginaux et les démunis affirme que ces derniers sont probablement victimes d’une violence structurelle émanant des politiques de l’État lui-même, et de la défaillance des institutions dans leur traitement de ces zones. Al-Adawi considère que la population de ces bidonvilles souffre de violence structurelle, de mauvaises conditions, de l’inexistence d’une protection de la part des institutions de l’État égyptien et de ses politiques, ainsi que de l’absence de voix politique qui les représente. Et ce, avant comme après la révolution de janvier 2011.
(traduction de l’arabe par Marianne Babut)