Par Jeanne Perrier
Le développement agricole et la maîtrise des ressources en eau ont une importance primordiale dans le processus de formation étatique palestinien tel qu’envisagé par l’Autorité palestinienne (AP) et les acteurs internationaux impliqués. Les stratégies nationales agricoles construisent l’image d’une agriculture en perdition qui doit retrouver sa grandeur par le biais d’investissements, de modernisation, et d’une transformation profonde. Le développement des ressources en eau est invoqué comme « solution » pour réaliser cette vision productiviste de l’agriculture. Sa mise en œuvre passe à la fois par des projets de développement financés par l’aide internationale, mais également par des initiatives individuelles palestiniennes. Cependant, cette vision du développement portée par différents acteurs engendre non seulement un changement de la tenure de l’eau, mais aussi des bouleversements importants de la tenure foncière. On entend par « tenure » la relation, définie de façon légale ou coutumière, qui lie un individu ou un groupe d’individus à une ressource[1].
Jeanne Perrier
Chercheuse
Jeanne Perrier est docteure en science politique, spécialisée dans la gouvernance de l’eau dans les territoires palestiniens.
Cet article s’appuie sur le concept de « coproduction » de l’ordre social et de l’ordre naturel de Sheila Jasanoff[2]. Nous considérons que le discours scientifique concernant la gestion des ressources en eau et l’agriculture influence la manière dont nous nous représentons l’eau, et il est à son tour enchevêtré dans un ensemble de pratiques sociales qui influencent sa construction. Il apparaît donc nécessaire d’analyser les stratégies agricoles et de l’eau comme des énoncés scientifiques tels que définis par Bruno Latour[3], c’est-à-dire des discours construits et renforcés par différents acteurs dont l’analyse permet de mettre en lumière l’ordre naturel et l’ordre social privilégié par ces derniers.
Afin de comprendre les transformations profondes à l’œuvre dans les Territoires palestiniens, cet article propose d’analyser l’interaction entre la tenure de l’eau et la tenure foncière à l’aune des politiques de développement agricole. Pour ce faire, nous nous appuierons sur l’exemple des projets de réutilisation des eaux usées traitées, qui se sont accrus ces dernières années. Ces derniers ont pour objectif d’accroître la part de l’agriculture irriguée dans l’économie palestinienne, mais ils supposent des transformations importantes dans la gestion foncière et des ressources en eau qui bouleversent à leur tour l’organisation sociale des territoires investis. Enfin, nous examinerons le cas d’investissements privés dans le forage de puits modifiant les droits d’accès à l’eau, et entraînant une nouvelle organisation foncière autour de ces puits. Cet article et les résultats qui y sont présentés s’appuient sur un travail de terrain en Cisjordanie pendant lesquels ont été menés des entretiens avec divers acteurs palestiniens (agriculteurs, ingénieurs, représentants locaux) et internationaux. Ce travail se fonde également sur une analyse de différents documents : stratégies nationales et sectorielles palestiniennes, rapports et documents stratégiques de bailleurs de fonds, ainsi que des documents de projets.
Liens entre la tenure foncière et la tenure de l’eau
L’eau, considérée comme un flux, circule à travers différents espaces et entre en interaction avec différents utilisateurs, humains ou non. Les changements de trajectoires de ce flux affectent alors les utilisateurs qui s’approprient les ressources en eau ou en perdent l’accès. La possibilité d’irriguer ou non une terre peut donc avoir des conséquences sur la tenure foncière.
L’eau façonne les espaces qu’elle traverse et son appropriation constitue une modalité importante des processus de territorialisation, que nous définissons comme étant toute opération menée par « un individu ou un groupe pour influencer, altérer, ou contrôler des objets, des individus, et des relations en délimitant et en affirmant un contrôle sur un espace géographique[4] ». Suivre les différentes trajectoires matérielles de l’eau, réelles ou potentielles, permet notamment d’étudier les interactions de ces flux avec les espaces qu’ils traversent et la manière dont ils sont gérés. Ainsi est perceptible l’enchevêtrement de la tenure de l’eau et de la tenure foncière, tout comme les processus de territorialisation engendrés par les changements de tenures. L’analyse de la diversité de ces interactions entre foncier et ressources en eau doit tenir compte du pluralisme juridique existant dans les Territoires palestiniens occupés.
Les processus de territorialisation appréhendés par les trajectoires de l’eau
Plusieurs conceptualisations des trajectoires de l’eau permettent de rendre compte du cycle hydrologique et des interactions des flux d’eau avec différents acteurs et espaces. Bruce Lankford propose une liste de seize trajectoires potentiellement empruntées par une goutte d’eau dans un système d’irrigation, mais uniquement d’un point de vue hydraulique[5]. Cette première analyse permet d’intégrer la multitude de trajectoires potentielles à considérer lorsqu’un projet, une stratégie ou un acteur décide d’effectuer un changement dans le système d’irrigation.
Les trajectoires matérielles de l’eau s’inscrivent dans un contexte social, économique et politique qui influence la gouvernance de l’eau[6]. Plusieurs trajectoires de cette ressource coexistent et permettent de caractériser les interactions : les trajectoires institutionnelle, sectorielle, et spatiale[7]. La trajectoire institutionnelle désigne le flux matériel de l’eau circulant à travers différentes institutions humaines chargées de sa gestion sur le terrain, la trajectoire sectorielle comprend les différentes utilisations faites de l’eau, qu’elles soient domestiques, industrielles ou agricoles. Quant à la trajectoire spatiale, elle renvoie aux chemins parcourus par l’eau, en surface ou en souterrain, et permet ainsi d’étudier les interactions entre tenure foncière et tenure de l’eau. Suivre la trajectoire spatiale de l’eau rend compte des différents réseaux d’acteurs qu’elle traverse et des intérêts qu’elle fédère ou oppose sur des territoires, qui sont aussi des lieux de stratégies d’habitation, de résistance, ou encore de subsistance, mais également de construction étatique.
La construction étatique palestinienne s’inscrit au sein d’espaces dans lesquels se trouvent différents acteurs qui interagissent avec eux. Il ne s’agit donc pas seulement d’étudier les espaces comme un révélateur de pouvoir, mais de s’intéresser également aux enjeux de contrôle de ces derniers et des ressources qu’ils contiennent, et donc aux interactions qu’ils entretiennent avec les différents acteurs. Ainsi, les transformations de la tenure de l’eau, via des stratégies d’appropriation diverses, participent à ces processus de territorialisation en affectant la tenure foncière, et inversement. Il s’agit alors de comprendre comment les transformations agricoles et de gouvernance de l’eau se matérialisent et quelles sont leurs conséquences socio-politiques sur les territoires concernés.
Les bailleurs de fonds ont également participé à ce processus de territorialisation étatique, souvent de façon inconsciente, en mettant en compétition différentes stratégies agricoles et différents acteurs pour l’appropriation des ressources en eau et du foncier[8]. En Cisjordanie, cela se matérialise notamment à travers la mise en œuvre de projets en zone C, sous contrôle militaire et civil israélien, pour étendre la territorialisation étatique, et plus récemment, par la construction d’infrastructures de traitement des eaux usées qui permettent l’appropriation de grandes quantités d’eau avec une redistribution changeant la structure sociale des espaces concernés. La figure 1 présente une cartographie des stations d’épuration, construites ou en projet, répertoriées selon leur statut de fonctionnement et leur capacité de traitement.
Figure 1 : Carte des infrastructures pour la gestion et le traitement des eaux usées provenant des zones d’habitations palestiniennes[9]. Réalisation : Jeanne Perrier.
Cependant, ces projets dits de « développement agricole » nécessitent une réorganisation de la tenure foncière et de la tenure de l’eau comme nous le verrons dans la dernière partie de cet article. De plus, les processus de territorialisation ne constituent pas uniquement une prérogative étatique, mais sont déployés par différents acteurs interagissant avec les espaces et les ressources en eau.
L’exploration de ces processus de territorialisation nécessite de s’intéresser aux stratégies individuelles et collectives de ces acteurs, et à leurs représentations de l’espace et des ressources, et donc de considérer également le pluralisme juridique entourant l’appropriation des ressources hydriques et foncières.
Droits d’eau et titres fonciers en Cisjordanie
Il est impossible de réduire la gestion des ressources hydriques en Cisjordanie aux accords d’Oslo et aux lois palestiniennes successives sur l’eau. Ces dernières participent non seulement à rendre invisibles des acteurs locaux de la gestion de ces ressources, mais également les stratégies et les dynamiques de pouvoir qui les lient entre eux[10].
Plusieurs règles relatives à la gestion des ressources en eau palestinienne ont coexisté et coexistent encore aujourd’hui. Les ressources hydriques pour l’irrigation ont surtout été gérées localement, selon des règles coutumières, malgré certaines tentatives de contrôle centralisé. Plusieurs travaux attestent de la présence d’une agriculture irriguée en Palestine sous l’empire ottoman et de l’existence d’une organisation sociale micro-locale pour distribuer l’eau des sources[11].
L’organisation coutumière des ressources en eau autour des puits et des sources a déjà fait l’objet de plusieurs travaux[12]. Nous en résumons ici les principales caractéristiques. La plupart des puits agricoles en Cisjordanie obéissent à un régime de propriété communautaire et sont constitués en « société[13] » composée d’un groupe d’agriculteurs ayant mis en commun leurs moyens financiers pour forer un puits. Chaque membre de la « société » obtient ainsi une part d’eau. La distribution de l’eau entre les agriculteurs se fait par l’opérateur du puits qui tient à jour le calendrier d’irrigation et les quantités attribuées à chacun. Il existe aussi des puits privés dont l’eau peut servir uniquement au propriétaire du puits, ou bien être revendue en partie ou dans sa totalité à d’autres agriculteurs. Certains puits alimentent également des réservoirs, souvent gérés par une coopérative d’agriculteurs. En ce qui concerne l’irrigation par les sources, elle s’organise autour de « tours d’eau » : les terres reliées à la source par différents canaux reçoivent de l’eau pendant un laps de temps déterminé par la surface à irriguer et alternent ensuite à intervalle régulier selon le nombre d’agriculteurs. Enfin, certains agriculteurs reçoivent l’eau par camion-citerne, achetée à un prix généralement très élevé.
Les droits coutumiers locaux concernant la gestion des ressources hydriques pour l’irrigation ont survécu aux différents régimes d’occupation depuis le début du XXe siècle, malgré plusieurs tentatives de « développement agricole » par les autorités mandataires britanniques notamment. Ces dernières ont tenté de réformer les droits d’eau à travers l’élaboration d’une politique agricole censée développer et intensifier l’exploitation des terres agricoles[14]. Plusieurs communautés arabes ont donc perdu leur accès à l’eau ou vu leurs usages se transformer, non sans résistance.
Après la création de l’État d’Israël en 1948, la Cisjordanie est passée aux mains du royaume hachémite de Jordanie. Ce dernier a entrepris de gros travaux hydrauliques sur la rive Est du Jourdain qui n’ont pas eu d’impact sur la gestion locale de l’eau au sein des villes et villages palestiniens. Toutefois, les autorités jordaniennes ont débuté un important travail de formalisation des titres fonciers et des droits d’eau en Cisjordanie[15]. Ceci a permis de reconnaître formellement les droits d’eau associés à certaines terres, et donc de lier tenure foncière et tenure de l’eau. Par exemple, les propriétaires dont les terres recevaient un tour d’eau d’une source ont vu ce droit d’eau inscrit dans leur titre foncier, contrairement aux terres exclues de ce système d’irrigation pour lesquelles il n’était pas fait mention de droits d’eau. Ce travail de formalisation a été complété dans la vallée d’Al Far’a, située au nord de la vallée du Jourdain, et au cœur d’une réorganisation de l’agriculture depuis les années 1990, rebattant les cartes de ces droits d’eau formellement reconnus depuis les années 1950.
À partir de 1967, la Cisjordanie est passée sous occupation israélienne et a été soumise aux ordres militaires israéliens qui contraignent le développement des ressources en eau palestiniennes et la construction ou la réhabilitation d’infrastructures, telles que les puits et les stations d’épuration. Cependant, ces ordres militaires n’interviennent pas dans l’organisation coutumière locale de l’irrigation.
Depuis la création de l’AP en 1993 et de l’Autorité palestinienne de l’eau (APE) en 1995 dans le cadre des accords d’Oslo, de nombreuses politiques nationales agricoles et de nombreux projets de développement visent à « développer » l’agriculture pour en faire un secteur clé de l’économie palestinienne. Cependant, ces politiques agricoles participent à modifier l’organisation sociale autour des ressources foncières et de l’eau. Nous en proposons ici une analyse pour en comprendre les enjeux.
Notes :
[1] Stephen Hodgson, Exploring the Concept of Water Tenure, Rome, Food and Agriculture Organization of the United Nations, “Land and Water Discussion Paper”, 2016.
[2] Sheila Jasanoff, States of knowledge, London, Routledge, 2004.
[3] Bruno Latour, La science en action. Introduction à la sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 1987.
[4] Robert D. Sack, « Human Territoriality: a Theory », Annals of the Association of American Geographers 73, no 1, 1983, p. 55‑74.
[5] Bruce Lankford, Resource Efficiency Complexity & the Commons, London, Routledge, 2013.
[6] Julie Trottier, « Harnessing the commons to govern water as a flow », AFD Research Papers Series, no 76, 2018.
[7] Julie Trottier, Anaïs Rondier, et Jeanne Perrier, « Palestinians and Donors Playing with Fire: 25 Years of Water Projects in the West Bank », International Journal of Water Resources Development, 26 juin 2019, p. 1‑25.
[8] Klervi Fustec, « From Domestic Water to Agricultural Water: How Do Donors Contribute to the Water Crises in the Occupied Palestinian Territories? », La Houille Blanche, no 1, février 2017, p. 44‑50 ; Julie Trottier et Jeanne Perrier, « Water driven Palestinian agricultural frontiers: the global ramifications of transforming local irrigation », Journal of Political Ecology 25, no 1, 2018, p. 292‑311; Julie Trottier, Anaïs Rondier, et Jeanne Perrier, « Palestinians and Donors Playing with Fire: 25 Years of Water Projects in the West Bank », International Journal of Water Resources Development, 26 juin 2019, p. 1‑25 ; Julie Trottier, Nelly Leblond, et Yaakov Garb, « Jordan Valley Clearance? When epistemic violence makes the impacts of agricultural transformation invisible », Environment and Planning E : Nature and Space., 2019, p. 1-27.
[9] Sources : ARIJ, « Status of the Environment in the State of Palestine », Jerusalem, ARIJ, 2015 ; bases de données de l’APE de 2016, entretiens au département de l’assainissement de l’APE réalisés par l’auteure.
[10] J. Perrier analyse les lois palestiniennes de l’eau, le contexte de leur réforme et les mécanismes de centralisation à l’œuvre sous couvert d’un discours de décentralisation de la gouvernance de l’eau. Voir Jeanne Perrier, « Palestinian water laws: between centralization, decentralization, and rivalries.pdf », AFD Research Papers Series, no 151, novembre 2020, p. 1‑30.
[11] Voir en particulier Wolf-Dieter Hütteroth et Kamal Abdulfattah, Historical Geography of Palestine, Transjordan and Southern Syria in the late 16 th century, Erlangen, Palm und Enke, 1977 ; Amy Singer, Palestinian peasants and Ottoman officials: Rural administration around sixteenth-century Jerusalem, New York, Cambridge University Press, 1994 ; Beshara B. Doumani, Rediscovering Palestine. Merchants and Peasants in Jabal Nablus, 1700-1900, Berkeley, University of California Press, 1995.
[12] Pour les travaux sur l’analyse des constellations hydropolitiques locales palestiniennes de l’irrigation dans l’histoire récente, voir Anita De Donato, « Spring Water: the Lifeblood of the Village of Wadi Fukin (West Bank) » Université de Milan-Bicocca, Université Paris 8, 2018 ; Emily McKee, « Water, Power, and Refusal: Confronting Evasive Accountability in a Palestinian Village », Journal of the Royal Anthropological Institute 25, no 3, 2019, p. 546‑65 ; Emily McKee, « Divergent Visions: Intersectional Water Advocacy in Palestine », Environment and Planning E: Nature and Space, 2020 ; Julie Trottier, Hydropolitics in the West Bank and Gaza strip, Jerusalem, PASSIA, 1999 ; Julie Trottier, « The social construction of water management at the intersection of international conflict: The case of Al Auja », Eurorient, no 44, 2013, p. 161‑81; Julie Trottier et Jeanne Perrier, « Water driven Palestinian agricultural frontiers: the global ramifications of transforming local irrigation », Journal of Political Ecology 25, no 1, 2018, p. 292‑311.
[13] En arabe sharikat al bir, littéralement « société du puits ».
[14] Roza I.M. El‐Eini, « The Implementation of British Agricultural Policy in Palestine in the 1930s », Middle Eastern Studies 32, no 4, octobre 1996, p. 211‑50.
[15] M. Fischbach détaille ce travail de formalisation entrepris par les autorités jordaniennes, mais non achevé sur l’ensemble de la Cisjordanie, et les conséquences de la formalisation de ces droits fonciers et d’eau sur la politique israélienne de colonisation ensuite. Voir Michael R. Fischbach, « The Implications of Jordanian Land Policy for the West Bank », Middle East Journal 48, no 3, 1994, p. 492‑509.