Dans cet ouvrage composé de 13 chapitres (agrémenté d’annexes et d’un index), le linguiste Nader Sraj, poursuit son travail d’exploration des évolutions contemporaines de la langue arabe. Un travail méthodologique entamé dans deux de ses précédents ouvrages La langue des jeunes aujourd’hui : étude sociolinguistique ; L’Égypte de la révolution et les slogans de la jeunesse : étude linguistique d’une expression spontanée. Ce dernier travail à l’intérêt de proposer, à travers une analyse des dynamiques langagières, une étude sociolinguistique des mouvements de contestation au Liban. L’auteur y étudie notamment les ressorts et les limites des slogans élaborés par les groupes militants et les foules en mouvement mobilisés au cours des grands mouvements de protestation qui ont marqué les années 2015 et 2016. En analysant les renouvellements langagiers, discursifs et expressifs qui ont accompagné les mobilisations environnementales des années 2015 et 2016, Nader Sraj questionne les dynamiques linguistiques et rhétoriques qui ont exprimé le désir de changement pacifique de la société civile libanaise.
L’apport de linguistique pour penser les mouvements sociaux
L’originalité d’une telle démarche, dans laquelle les problématiques linguistiques servent à penser les impacts sociaux et politiques du printemps arabe, est dans un premier temps de permettre à l’auteur de proposer une étude sociolinguistique des espaces et des lieux où s’élaborent les dynamiques de communication politique.
En défendant « la méthode linguistique comme essentielle à la compréhension du discours contestataire » (Chapitre 1), l’auteur met d’abord en exergue l’importance des discours populaires dans l’élaboration des rhétoriques militantes, proposant au passage une étude sur les précurseurs des mouvements de protestation sociale au Liban et leurs préoccupations langagières : « C’est le recours à la critique populaire des services publics qui a permis une prise de conscience environnementale et citoyenne que ce soit chez les producteurs, les relais ou les cibles des slogans élaborés. »
Le slogan à cet égard, présenté comme un mode de communication et d’expression privilégié en temps de crise et de fracture sociale, est envisagé comme le catalyseur d’une possible transformation sociale en ce qu’il induit une modification du positionnement de ses destinataires et de ses émetteurs, et porte en lui la possibilité d’une évolution des rôles.
Médias et élargissement du discours contestataire
Après une étude détaillée de la mobilisation partie de la décharge de Na’ameh du 28 juillet au 29 août 2015 (Chapitre 3, Quand et comment le mouvement de la jeunesse est parti de Na’ameh pour arriver à Beyrouth), Sraj retrace les mouvements qui se sont développés également autour des décharges à ciel ouvert de Costa Brava et de Nahr al-Ghadir. Au fil de ce récit, l’auteur s’arrête sur la signification des symboles et des slogans qui ont jalonné le développement de ces mouvements, du « Noun » (lettre N renvoyant à un « nous » collectif inclusif) utilisé pour exprimer la souffrance d’un groupe dont « la coupe est pleine », aux formules « Tous, sans exception » ou « Vous puez ».
Nader Sraj, Le discours contestataire : analyse des slogans du mouvement de la société civile, Doha : Arab Center for Research and Policy Studies, 2018.
Nader Sraj
Chercheur et professeur à l’Université Libanaise, il enseigne l’art de la communication à l’Académie Fouad Chehab pour le commandement et l’État-major. Il a également enseigné la linguistique générale, la sociolinguistique, la philologie et la traduction vers l’arabe. Il est auteur de plusieurs ouvrages dont : La langue des jeunes aujourd’hui : étude sociolinguistique, Beyrouth : Arab Scientific Publishers, Inc., 2011, 407p. ; L’Égypte de la révolution et les slogans de la jeunesse : étude linguistique d’une expression spontanée (coédition) : Orient Institut of Beyrouth / Arab Center for Research and Policy Studies, 2014. 368p.
Pour expliquer la force de frappe et le succès de ces slogans (chapitre 4, Les moyens médiatiques comme plateforme du discours contestataire), Sraj souligne le rôle décisif du soutien inédit apporté par les médias nationaux à la diffusion de ces mots d’ordre. « L’alliance du soutien des médias et de l’énergie langagière déployée par les activistes a contribué à conférer au slogan social contestataire une position centrale dans le paysage intellectuel du moment. » En faisant le choix du direct, les médias ont en effet familiarisé la figure de l’activiste auprès du grand public et ont permis aux militants d’interagir avec le public, de développer leur popularité grâce à l’adoption des codes du langage populaire et in fine d’élargir leurs revendications. Petit à petit : la campagne est ainsi passée d’une demande de solution au problème des poubelles à une lutte pour le droit à la ville.
Renouvellement des codes
Cette réflexion sur le rapport du discours mobilisateur au langage populaire, amène l’auteur à questionner le travail sémiotique effectué par les activistes sur les codes de l’arabe littéraire et dialectal dans l’élaboration des slogans écrits et parlés Dans le Chapitre 5 (Les différents registres d’arabe employés dans les slogans), Sraj cherche ainsi à rendre compte de l’esprit des jeunes activistes qui ont œuvré selon lui à un renouvellement des codes du slogan et de l’expression militante en jouant des registres de la langue familière, de la polysémie et des figures de l’ironie, mais aussi en exacerbant l’expression du « moi » et du « nous ». Une évolution notoire à ses yeux, qui a contribué à réhabiliter la place de la langue parlée dans le genre du slogan politique autour des figures dialectiques de l’individu et du collectif.
En abordant l’art du graffiti (Chapitre 6, Le graffiti) puis les techniques de l’intertextualité (Chapitre 7, Le tressage des discours), l’auteur met en exergue le poids des codes langagiers propres aux réseaux sociaux, présentés comme les laboratoires rhétoriques de ces mouvements, sur l’élaboration de nouveaux slogans.
À travers l’étude stylistique et énonciative de slogans les plus populaires (« Le peuple veut la chute du régime », « Tous sans exception », « Si vous voulez une vraie révolution n’élisez pas cette clique », etc.), Nader Sraj propose également dans le chapitre 10 (Les slogans du mouvement entre rhétorique linguistique et sémantique énonciative) un panorama stylistique des tropes récurrents (comparaison, métaphore, métonymie, sens implicite, prose, anagramme, rapprochement, fragmentation, prise en compte de l’interlocuteur, opposition, parallèle et euphémisme). Il souligne aussi la naissance d’un nouveau champ lexical (le recyclage comme revendication environnementale et politique), l’apparition de nouveaux termes comme shabiha (« miliciens agitateurs » et mundassîn (« infiltrés ») et de nouveaux tropes (l’image du « mur » politique et la figure du voyou (Chapitre 11, L’identité du lieu et les codes sociaux en prenant pour exemple des slogans dessinés).
Espace et sémiotique
Dans une approche originale, Nader Sraj s’interroge ensuite sur l’impact sémiotique et idéologique exercé par les espaces urbains sur la construction des discours contestataires, prenant pour objet d’étude l’évolution des mouvements du 8 mars et du 14 mars, deux dynamiques opposées nées sur des places publiques et restées liées dans les représentations collectives à des espaces urbains bien distincts et renvoyant à des champs sémiologiques propres. (Chapitre 8, Les espaces publics urbains comme cible des mouvements sociaux). Poursuivant l’exploration de la dialectique entre espace public et discours contestataire, l’auteur s’intéresse encore aux conséquences politiques et symboliques de l’assignation d’un mouvement social à un lieu (Chapitre 9, Le rôle du système de signes dans l’analyse sémiologique des slogans ; l’exemple du Liban) : « Après que les places ont été apparentées aux partisans de tel ou tel camp politique, la situation s’est inversée, et les partisans à leur tour ont été apparentés à telle ou telle place. La Place des Martyrs à Beyrouth a été nommée “Place de la liberté”. La Place de la libération au Caire (ou Place Tahrir) a été appelée dans une inscription murale “Place des Martyrs”. D’autres slogans libanais et syriens sont comparables pour Nader Sraj à de tels déplacements symboliques : “la Syrie d’Assad”, “le Walid du Chouf”, “le Rafik de Beyrouth”, “le Rafik du Liban”, ou encore “Avec ton Rafik, je t’aime”. »
Tradition et vulgarité
Le chapitre 12 (Des graffitis et slogans flirtant avec la tradition ternie par d’inhabituels commentaires) envisage la concomitance paradoxale d’un registre classique issu tout droit de la tradition de Kalila wa Dimna[i] et des proverbes populaires (métaphores anthropomorphes comme « Des moutons marchant derrière des boucs ») avec des graffitis jouant sur le registre de la grossièreté (« Retire ton chef de ton pied », etc.)
Enfin, le chapitre 13 (Slogans régionaux de protestation contre la situation environnementale) revient sur les mots d’ordre représentatifs des mobilisations enclenchées hors de Beyrouth contre les décharges à ciel ouvert.
Les quatre annexes constituent un ajout non négligeable à cette étude : la première énumère et présente les principaux groupes de militants qui ont animé les mobilisations de 2015 à Beyrouth. La deuxième propose une classification linguistique des slogans répertoriés. La troisième dresse des tableaux analytiques des différents types de slogans et donne à voir une sélection de contributions artistiques qui ont marqué la campagne. Enfin, la quatrième montre des photos de slogans brandis dans les manifestations et des graffitis recensés sur les murs.
[i] Le livre de Kalîla wa Dimna, nommé également Fables de Bidpaï, est une compilation de fables indiennes traduites en arabe par Ibn al-Muqaffa’ vers 750. Destiné à l’éducation morale des princes, ce recueil a pour héros deux chacals nommés Kalîla et Dimna. La Fontaine s’en est s’inspiré pour ses fables.