Introduction
La récente invitation faite par le Maroc à l’Algérie à mettre en place un « dispositif commun » en vue d’un « dialogue direct et franc » soulève de multiples questions concernant le calendrier de cette initiative, le contexte dans lequel elle s’inscrit et les perspectives qu’elle ouvre. Dans son discours prononcé à l’occasion du quarante-troisième anniversaire de la « Marche verte » le 6 novembre 2018, le roi du Maroc Mohammed VI a appelé de ses vœux la réouverture de la frontière maroco-algérienne, fermée depuis 1994. Il a proposé d’instaurer un dispositif politique commun afin de renouer le dialogue, en abordant les questions de l’investissement et du renforcement de la coopération bilatérale autour des défis régionaux et internationaux, dont ceux primordiaux du terrorisme et de l’émigration. Il a par ailleurs affirmé que son pays était ouvert aux propositions et initiatives que présenterait l’Algérie dans le but de mettre un terme au gel des relations entre les deux pays. En plus de nombreuses allusions historiques à la révolution algérienne, il a célébré le soixantième anniversaire de la conférence nord-africaine de Tanger de 1958, rappelant « l’ambition qui animait la génération de la libération et de l’indépendance de réaliser l’unité du Maghreb ». Il n’a pas non plus manqué de convoquer les références islamiques exhortant au bon voisinage.
Ce discours a créé la surprise à plusieurs niveaux, d’autant qu’il est le premier du genre depuis le début du règne de Mohammed VI (1999). Tout d’abord, il est prononcé à la fois lors de la commémoration de la Marche verte et au lendemain de l’adoption de la résolution 2440[1] par le Conseil de sécurité de l’Organisation des nations unies (ONU), qui proroge de six mois le mandat de la mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso). Ensuite, il advient à la veille des pourparlers de Genève qui s’ouvriront début décembre 2018 autour du dossier Sahara. Ce calendrier interroge donc à plus d’un titre les tenants et aboutissants de cette initiative marocaine.
Unité d’analyse politique
de l’ACRPS
L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.
Le différend maroco-algérien
Les débuts de la période post-coloniale ont été marqués par un âpre conflit entre le Maroc et l’Algérie. Au nombre des facteurs conflictuels, le désaccord concernant le tracé de la frontière entre les deux pays a dégénéré en confrontation armée (la « guerre des Sables ») à la fin de l’année 1963, avant de s’établir durablement en tant que « dossier du Sahara » et principale pomme de discorde entre le Maroc et l’Algérie. Le 6 novembre 1975, le Maroc organise une « Marche verte » − à laquelle participeront près de trois cent cinquante mille Marocains − à destination du Sahara occidental, sous la coupe de l’administration coloniale espagnole. Après le départ de l’Espagne, le royaume marocain s’empare de la plupart des terres de la région, provoquant un conflit armé avec le Front populaire de libération de la Saguia el Hamra et du Rio de Oro (Front Polisario), qui durera jusqu’en 1991. Cette année-là, les Nations unies déploient une mission dans la région (Minurso) afin de veiller au respect du cessez-le-feu entre le Maroc et le Front Polisario. Durant toute cette période, l’Algérie soutient la revendication du Polisario, réclamant un référendum pour l’autodétermination. De son côté, le Maroc ne cesse d’affirmer que la région est partie intégrante de son territoire et qu’il ne saurait y avoir d’autre négociation que celle portant sur le statut d’autonomie qu’il propose.
Au cours des trois dernières décennies, les différents développements du dossier saharien sont venus plomber régulièrement les relations algéro-marocaines, dont la tension demeure la caractéristique majeure. Certes, il y a eu un dégel temporaire à la fin des années 1980, avec la tenue le 10 juin 1988 du sommet de Zeralda entre les cinq chefs d’État du Maghreb, puis la conférence de Marrakech qui a vu naître, le 17 février 1989, l’Union du Maghreb arabe (UMA). Mais le dossier du Sahara occidental n’a pas tardé à ternir de nouveau les relations maroco-algériennes. Leur frontière commune est fermée en 1994, par suite de l’attaque armée d’un hôtel de Marrakech, dont Rabat fera porter la responsabilité à Alger. Aujourd’hui encore, la frontière entre les deux pays reste fermée et leurs relations, houleuses.
Le choix du calendrier et ses significations
L’initiative marocaine s’inscrit dans une étape bien précise de l’évolution du dossier du Sahara occidental. Premièrement, elle suit l’adoption, à une importante majorité des membres du Conseil de sécurité, de la résolution 2440 soumise par les États-Unis. Approuvée par douze pays − la Russie, l’Éthiopie et la Bolivie s’étant abstenues de voter − cette résolution proroge de six mois la mission de la Minurso, c’est-à-dire jusqu’au 30 avril 2019. Elle souligne l’importance de l’engagement des parties concernées dans la promotion du processus politique, et témoigne du pragmatisme et de l’esprit de compromis nécessaires à l’avancée des négociations. À revers de la proposition de certains alliés du Maroc − notamment de la France qui demandait à ce que le mandat de la Minurso soit prolongé d’une année entière − la décision adoptée est celle recommandée et rédigée par les États-Unis, pour qui réduire à six mois le renouvellement du mandat est un moyen de faire pression sur les parties prenantes au conflit afin qu’elles parviennent à une solution négociée. Par ailleurs, la discussion concernant le financement de la Minurso n’avait jamais duré aussi longtemps.
Deuxièmement, l’initiative marocaine intervient à la veille d’une session de pourparlers relatifs au dossier du Sahara occidental qui a eu lieu à Genève les 5 et 6 décembre 2018. Sous la pression internationale[2], les quatre acteurs concernés (le Maroc, le Front Polisario, l’Algérie et la Mauritanie) ont répondu à l’appel de l’émissaire onusien pour le Sahara occidental et ancien président de la République allemande, Horst Köhler, dans lequel il est précisé que l’objectif poursuivi est de « discuter des jalons à poser en vue de relancer le processus politique ». Depuis juin 2007, le Maroc et le Front Polisario ont mené plusieurs sessions de négociations − dont la dernière remonte à mars 2012 dans la ville américaine de Manhasset − qui se sont globalement soldées par un statu quo, sans avancée significative. Bien qu’il ne s’agisse pas cette fois-ci de « négociations directes » stricto sensu[3], mais d’une « table des discussions » établie sur le principe du « 2+2 » (Maroc et Polisario + Algérie et Mauritanie), cette initiative pourrait toutefois permettre de sortir du bourbier que constitue le conflit du Sahara occidental et qui nourrit l’instabilité régionale.
Enfin, l’initiative marocaine survient à un moment particulier de l’actualité politique algérienne, à la veille des élections présidentielles du printemps 2019. Or, aucune déclaration officielle n’a été faite à ce jour concernant la candidature de l’actuel président Abdelazziz Bouteflika à un cinquième mandat. Par ailleurs, le commandement militaire et le ministère de la Défense ont connu récemment une importante vague de remaniements et, à l’ombre des rivalités intestines, c’est la scène politique algérienne tout entière qui est frappée d’opacité.
Si l’initiative marocaine a été accueillie favorablement à l’échelle arabe et internationale, l’Algérie n’a pour sa part pris aucune position officielle. Seules ont filtré quelques déclarations d’anciens responsables algériens émettant des réserves sur le calendrier et les motivations de la démarche marocaine. À l’échelle du Maroc, cette démarche a été entreprise sans débat public préalable, ce qui aurait pourtant permis d’en renforcer la popularité et d’en évaluer le rendement politique pour le royaume. En effet, la question du Sahara occidental n’a jamais été abordée au cours des dernières années. La politique étrangère marocaine s’est attachée à renforcer les relations du royaume avec l’Afrique subsaharienne plutôt qu’avec le Maghreb, notamment à travers sa réintégration au sein de l’Union africaine et ses efforts pour adhérer à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Mais là aussi, on retrouve les stigmates du conflit maroco-algérien, notamment dans les tentatives respectives des deux pays de polariser les confréries soufies en Afrique subsaharienne, ainsi que dans la concurrence qu’ils se livrent pour remporter le projet de gazoduc reliant le Nigeria à l’Europe.
Les scénarios envisageables
La nomination de John Bolton au poste de conseiller à la sécurité nationale en avril 2018 a suscité l’inquiétude du gouvernement marocain. En effet, ancien conseiller de James Baker, l’ancien envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU au Sahara, il est connu pour ses positions proches du Front Polisario et favorables à l’idée d’un référendum pour l’autodétermination au Sahara occidental. Par ailleurs, le vote, le même mois, de la résolution 2414[4] par le Conseil de sécurité n’a fait que renforcer l’inconfort du Maroc. En dépit du soutien inconditionnel de la France dans le dossier saharien, les positions britannique et américaine inquiètent vivement Rabat. Ainsi, cet appel marocain au dialogue ne saurait être compris indépendamment de la résolution 2440 et de ses répercussions. La simple prorogation de six mois du mandat de la Minurso − pour la deuxième fois consécutive, après une première prorogation de deux ans − a suffi à affoler la diplomatie marocaine. Si l’on ajoute à cela les résultats attendus des négociations prévues à Genève les 5 et 6 décembre, on comprend la nécessité pour le Maroc de reprendre en main l’initiative en essayant d’impulser une nouvelle dynamique à sa proposition d’un statut d’autonomie au Sahara occidental.
Compte tenu des faibles probabilités de voir l’Algérie répondre à l’invitation au dialogue de son voisin, l’initiative marocaine semble davantage adressée à la communauté internationale, à qui il s’agit de prouver que le royaume est bien disposé à trouver une solution à ce dossier. Il tente par tous les moyens d’impliquer directement l’Algérie puisqu’il considère que le soutien algérien au Polisario en est un élément fondamental. L’Algérie considère pour sa part que le conflit au Sahara relève des Nations unies et qu’elle n’en est pas directement partie prenante[5]. Quant au Front Polisario, il redoute tout rapprochement entre les deux voisins car il juge qu’il ne pourrait se faire qu’à ses dépens.
Selon toute vraisemblance, si les parties concernées décident de camper sur leurs positions historiques, les négociations à venir sont vouées à l’échec. Or le fossé demeure très grand entre les partisans d’un référendum d’autodétermination et les défenseurs d’un statut d’autonomie comme seul compromis envisageable, comme unique solution possible au conflit.
Si l’initiative marocaine répond aux circonstances et que ses objectifs sont d’ordre tactique, elle rappelle que le dialogue entre le Maroc et l’Algérie demeure une nécessité absolue. Il est la clé de voûte des revendications et des espoirs des peuples de ces pays arabes voisins, que cette intégration soit envisagée uniquement entre eux deux ou à l’échelle du Maghreb dans son ensemble.
(Traduction de l’arabe de l’analyse parue le 18 novembre 2018 sur le site de l’ACRPS, par Marianne Babut)
Notes :
[1] Résolution 2440 (31 octobre 2018) du Conseil de sécurité des nations unies, site électronique des archives de l’ONU, consulté le 13/11/2018 sur : https://goo.gl/iEHGWq
[2] Fin août 2018, Rodney Hunter, le coordinateur politique de la mission des Etats-Unis à l’ONU, a déclaré dans une allocution devant les membres du Conseil de sécurité que son pays ne pouvait plus continuer à soutenir des missions onusiennes pour le maintien de la paix engagées depuis des dizaines d’années dans certaines zones conflictuelles comme Chypre ou le Sahara occidental, sans qu’il y ait aucun progrès sur le terrain. Il a par ailleurs soutenu la nécessité d’enregistrer des avancées sur le plan politique, en lieu et place de ces missions qui perpétuent le statu quo. Cf. Rodney Hunter, « Remarks at a UN Security Council Briefing on the Maintenance of International Peace and Security: Mediation and Settlement of Disputes », New York, 29/8/2018, consulté le 13/11/2018 sur : https://goo.gl/DD3iur
[3] L’Algérie refuse de mener des négociations directes avec le Maroc concernant le Sahara occidental, considérant que la question doit être directement réglée entre Rabat et les Sahraouis. C’est ce qu’a réaffirmé il y a quelques semaines devant l’Assemblée générale des Nations unies le ministre algérien des Affaires étrangères Abdelkader Messahel, pour qui la solution au conflit du Sahara occidental peut résider dans l’exercice du droit à l’autodétermination. Cf. « L’Algérie : le dossier du Sahara occidental ne se règlera qu’au travers de la détermination par le peuple sahraoui de sa destinée », site d’actualité des Nations unies, 29/9/2018, consulté le 13/11/2018 sur : https://goo.gl/2ZccEY
[4] Résolution 2414 (27 avril 2018) du Conseil de sécurité des Nations unies, site électronique des archives de l’ONU, consulté le 13/11/2018 sur : https://goo.gl/ixVo7x
[5] L’Algérie ne se considère pas comme partie prenante au conflit saharien, mais comme un simple observateur. Il faut par ailleurs préciser qu’elle a posé des conditions à la normalisation de ses relations avec le Maroc. Ainsi, le 20 juin 2013, le porte-parole du ministère algérien des Affaires étrangères, Amar Belani, a cité trois conditions préalables à la réouverture des frontières terrestres avec le Maroc : l’arrêt de ce qu’il considère comme une campagne de diffamation contre l’Algérie menée par les cercles marocains officiels et non officiels ; la coopération des autorités marocaines pour endiguer le trafic de stupéfiants du Maroc vers l’Algérie ; le respect de la position du gouvernement algérien concernant le dossier saharien, qui le considère comme une cause anti-impérialiste. Cf. « Pourquoi la frontière terrestre algéro-marocaine reste-t-elle fermée ? », BBC arabic, 28/6/2013, consulté le 13/11/2018 sur : https://goo.gl/GTVk7S