Entretien avec Mustafa Naji Aljabzi
Propos recueillis par Nesmah Mansoor Ali et Isabel Ruck[1]
La Congrégation yéménite pour la réforme, fréquemment appelée Al-Islah, est un parti islamiste yéménite fondé le 13 septembre 1990 par Cheikh Abdallah al-Ahmar dans le cadre d’un accord avec l’ancien président Ali Abdullah Saleh, dans le but de s’opposer au Parti socialiste yéménite (partenaire de Saleh dans l’unification du Yémen qui a eu lieu en mai de la même année).
Parmi les partis politiques islamistes dans le monde arabe, Al-Islah est un cas particulier. Il combine des éléments tribaux qui sont propres au contexte yéménite et ne s’inscrivent pas tous dans un univers explicitement sunnite. Al-Ahmar par exemple est d’origine zaydite[2]. Par ailleurs, dès sa formation, il existait des tensions internes au sein même du parti, entre ceux qui s’inscrivaient dans l’idéologie des Frères musulmans et ceux qui se réclamaient du courant salafiste, ce qui a eu pour conséquence d’assimiler le parti au courant islamiste sunnite transnational. De plus, contrairement à tous les partis islamistes du monde arabe, Al-Islah a commencé comme un parti allié au pouvoir du président Saleh. Il n’est donc pas à proprement parler un parti d’opposition. Si Al-Islah intègre à partir de 2002 le Rassemblement politique de l’opposition (nommé JMP), c’est seulement à la mort du Cheikh al-Ahmar, à la fin de l’année 2007 ; c’est à ce moment que le parti se transforme effectivement pour mener, en 2011, la révolution de la jeunesse contre son ancien allié Saleh.
Le parti Al-Islah joue en effet un rôle central dans la structuration du « Printemps yéménite ». C’est notamment l’arrestation le 23 janvier de la militante des droits de l’Homme, alors membre d’Al-Islah et future Prix Nobel de la paix 2011, Tawakkol Karman, qui constitue l’un des événements autour desquels différents acteurs et partis vont se mobiliser.
Dès lors, le parti deviendra l’un des principaux bénéficiaires de la chute de Saleh. Pendant la transition politique de 2012-2014, des représentants d’Al-Islah sont ainsi nommés à divers postes gouvernementaux – tels que ministre du Plan et de la coopération internationale, ministre de la Justice, ministre de l’Éducation – mais aussi au sein des institutions post-révolutionnaires.
L’éclatement de la guerre à l’été 2014 marque le début du déclin d’Al-Islah, dû à des fragmentations en interne et un manque d’organisation à l’échelle locale. De nombreuses institutions proches du parti ont été menacées par des militants houthistes, et des personnalités politiques du parti, tel que Mohammed Qahtan, ont été arrêtées. Ce dernier est d’ailleurs toujours porté disparu. Depuis lors, de nombreux membres et dirigeants du parti ont choisi l’exil. Le Qatar et la Turquie sont les pays qui accueillent aujourd’hui la majore partie de ses membres tandis que les deux plus hauts dirigeants, Muhammad al-Yadumi et Abd al-Wahhab al-Ansi, sont installés en Arabie Saoudite.
Al-Islah dans la révolution yéménite
Lorsque la révolution a éclaté au Yémen en 2011, Al-Islah s’est rapidement positionné comme un acteur-clé dans le mouvement révolutionnaire. Dans la première partie de notre entretien, nous souhaitons analyser le rôle central du parti dans la mobilisation de la population, la formulation de leurs revendications et la recherche d’un avenir démocratique pour le pays.
Q : Pouvez-vous rapidement revenir sur l’histoire de ce parti et comment Al-Islah a débuté sa participation dans la sphère politique au Yémen ?
M. N. A. : Al-Islah a été créée en tant qu’organisation politique en septembre 1990, c’est-à-dire quelques mois après la déclaration d’unification au Yémen et l’initiation du pluralisme partisan et politique comme base d’un Yémen démocratique.
Ce parti est né d’une alliance entre forces islamistes, chefs tribaux, marchands et personnalités sociales et universitaires. C’est pour cela que cette organisation a choisi le nom de Tajammu’ (Rassemblement ou Congrégation) qui traduit réellement sa nature.
À l’époque, Al-Islah n’était pas opposé au pouvoir car ce parti est né en accord avec l’ex-président Saleh, chef du Parti du Congrès général du peuple, et partenaire politique dans l’établissement de l’unité entre le Nord et le Sud du Yémen, afin de former un front politique capable de faire face, électoralement, populairement et idéologiquement, au Parti socialiste yéménite présent au Sud.
Mustafa Naji Aljabzi
Ancien diplomate yéménite et chercheur dans le domaine des études sociales. Titulaire d’une maîtrise de littérature francophone à Paris VIII, il s’est ensuite spécialisé dans l’administration publique et est diplômé de l’École nationale d’administration en France. Ses recherches portent sur les processus de transformation sociale et politique au Yémen. Il a produit plusieurs études prospectives, ainsi que des traductions intellectuelles, littéraires et historiques en français et en arabe. Mustafa prépare actuellement un doctorat en sociologie portant sur la socialisation politique au sein du mouvement de l’islam politique.
Cependant, les racines du mouvement islamiste au Yémen remontent bien plus loin. L’émergence des islamistes au Yémen, est située souvent dans les années 1940 où un premier contact entre les opposants à l’imamat du Yémen du Nord (monarchie zaydite) et les Frères musulmans d’Egypte avait eu lieu. Le mouvement a ensuite pris de l’ampleur dans les années 1970 ce qui coïncide avec la stabilisation du régime républicain dans le nord du Yémen après la réconciliation entre les monarchistes et les républicains. Les islamistes au Yémen étaient un mélange de courants traditionnels, radicaux, wahhabites, salafistes et fréristes. Ils ont concentré leurs activités d’islamisation et d’idéologisation dans le domaine de l’éducation. Par ailleurs, les accrochages frontaliers entre les deux Yémen d’une part et l’idéologie marxiste implantée au sud du Yémen d’autre part, ont fourni aux islamistes une raison d’être et ont débouché sur un partenariat stratégique avec le régime de Saleh entre 1980 et la fin des années 1990. Les islamistes sont alors un avatar local de la Guerre froide.
Sur le plan électoral au fil de la décennie qui suit l’unité, Al-Islah a fait état d’un dynamisme hors pair car il bénéficie des capacités de mobilisation considérables basée sur sa force organisationnelle, son implication dans le domaine caritatif, mais aussi les représentations religieuses et tribales sur lesquelles il s’appuie lors de ses campagnes électorales. Son fondateur, Abdallah al-Ahmar est à la tête de la plus grande confédération de tribus, les Hashed.
Toutefois, l’alliance stratégique avec le régime de Saleh s’érode au bout de dix ans. C’est à ce moment que le parti Al-Islah bascule dans l’opposition, rejoignant ainsi d’autres partis de gauche, panarabes, islamistes zaydites dans une formation politique intitulée al-liqa almushtarak (Forum conjoint) qui se structure à compter de 2002. En tant que moteur de ce bloc, Al-Islah devient un parti d’opposition redoutable pour Saleh.
Q : Comment analysez-vous le rôle d’Al-Islah dans la révolution au Yémen ? Quels facteurs peuvent expliquer le positionnement du parti ?
M. N. A. : La révolution de 2011 a commencé au Yémen, comme dans d’autres pays concernés par le Printemps arabe, sous la forme d’un mouvement pacifique de protestation des jeunes. Il y a eu des manifestations brandissant des slogans de changement et exigeant le départ du régime. Mais malgré une forte mobilisation, le mouvement révolutionnaire restait spontané et sans leader. Cette caractéristique posait des difficultés au régime qui avait du mal à contenir les jeunes, et ce d’autant plus que les partis politiques auxquels ces jeunes appartenaient tardaient à rejoindre la révolution pacifique. La révolution n’était pas un horizon présent dans le vocabulaire de l’action politique des partis d’opposition, notamment parce que ceux-ci avaient été intégrés tardivement dans le jeu politique.
Une fois les partis entrés dans l’arène de la révolution, c’est le parti Al-Islah qui s’est imposé le plus rapidement auprès de la jeunesse yéménite. Ceci s’explique en partie par les moyens dont le parti disposait en termes d’organisation, d’expérience dans la mobilisation et la gestion des masses. Ainsi, il a pu contenir les jeunes manifestants, diriger la scène et se transformer en porte-parole de la révolution, notamment grâce à l’accès aux chaînes de télévision, tel qu’Aljazeera.
Le parti Al-Islah s’est aussi imposé à travers ses alliances issues du Forum conjoint. Les chefs de tribus, les militaires et les hauts fonctionnaires ainsi que des employés de l’État opposés au régime se sont alors rangés aux côtés de ce mouvement. La révolution n’était dès lors plus une affaire de classe, de génération, de villes ou d’élites. Elle s’est répandue dans tout le pays.
Après les élections présidentielles au Yémen en 2006, les tensions entre le parti Al-Islah et le régime de Saleh se sont accrues. Mais le projet porté par la révolution et incarné dans la transition mise en place après le départ de Saleh en février 2012 s’est défait du fait des manœuvres politiques de ce dernier. Il est parvenu à rester habillement au centre du jeu politique. Il s’est ainsi graduellement retourné contre les acquis de la révolution, imposant à son pays une guerre civile du fait de son alliance vengeresse avec les rebelles houthistes (qu’il avait pourtant férocement combattues quelques années auparavant).
Q : Comment expliquez-vous que ce parti ait pu assurer une forme de leadership auprès de la jeunesse yéménite ?
M. N. A. : Malgré de nombreuses critiques venues de certains libéraux qui accusaient Al-Islah d’avoir volé la révolution, le parti a été largement soutenu par la jeunesse parce qu’il proposait aux jeunes une offre pédagogique et de loisir structurée. Al-Islah avait notamment mis en place des programmes éducatifs, récréatifs et sociaux qui ciblaient la jeunesse et répondaient à leurs aspirations, même si ces activités étaient dominées par l’idéologie religieuse. À titre d’exemple, nous pouvons citer parmi les projets éducatifs la création de l’université Iman (« La foi ») à Sanaa et de l’université de science et de technologie à Sanaa, Aden et Taiz.
Par ailleurs, le parti menait de nombreuses activités caritatives dans le pays, lui permettant d’être à la fois ancré dans les villes et les zones rurales. C’est la Charitable Society for Social Welfare (CSSW) qui était la plus grande institution caritative, affiliée au parti Al-Islah et présente dans tout le pays avant la guerre.
Il semble important de rappeler qu’Al-lslah s’est développé dans une société largement conservatrice et tribale, dans laquelle l’idée de laïcité n’a jamais pris racine. Ce qui explique pourquoi le discours religieux garde une force d’attraction indéniable auprès des jeunes et des moins jeunes, surtout dans des moments de crises et de désespoir.
Si l’idéologie religieuse du parti n’est plus à démontrer, il est néanmoins important de souligner le changement intervenu dans le discours et la vision des affaires publiques du parti à la suite du rapprochement avec les autres partis de l’opposition au fil de la décennie 2000. Au sein même d’Al-Islah, certains réformistes pensent aujourd’hui que la relation du parti avec les autres partis du Forum conjoint a été un gain pour Al-Islah, dans le sens où elle a fait passer leur discours de la Da’wa[3] à celui plus politique portant sur les questions de bonne gouvernance, d’instauration de services publics, de lutte contre la corruption et pour l’égalité.
Q : Comment la révolution a-t-elle affecté le parti ?
M. N. A. : La révolution a été un véritable tourbillon. Les populations ont été bouleversées par près d’un an de soulèvement, donnant lieu à des affrontements armés qui ont divisé les villes, en particulier la capitale, Sanaa. Cette situation a duré jusqu’à ce que l’initiative des pays du Golfe soit signée en novembre 2011, et que le pays entre dans la phase des négociations et de la formation d’un gouvernement de réconciliation un mois plus tard.
Le parti Al-Islah est passé alors par différentes étapes : après un parcours oppositionnel et révolutionnaire, Al-Islah a intégré le gouvernement d’entente nationale en novembre 2011. Ce repositionnement du parti dans le jeu politique yéménite a, de fait, nécessité un changement dans son discours et ses méthodes d’action. Malgré les efforts, l’image du parti était ternie par la difficile période de transition, qui avait un coût économique élevé pour tous les Yéménites. Al-Islah était alors accusé, comme tous les autres partis, de corruption, de mauvaise gestion du pays, il était même vu comme le responsable de la faillite des services publics.
La socialisation politique des jeunes du parti, les islahis, auprès d’autres courants lors des rassemblements révolutionnaires de 2011 a également affaibli le parti. La révolution a offert aux Yéménites l’occasion de se libérer de la mobilisation partisane fermée, ce qui a conduit certains à prendre leur distance avec le parti.
Al-Islah dans la guerre au Yémen
Le déclenchement de la guerre en 2014 a accéléré le déclin de l’influence du parti Al-Islah au Yémen, qui était pourtant la deuxième entité politique du pays. Dans cette deuxième partie de l’entretien nous tenterons d’analyser les facteurs expliquant ce déclin et la manière dont le parti s’est adapté à cette nouvelle donne politique.
Q : Depuis l’éclatement de la guerre entre Houthis et forces gouvernementales, quelle est la posture d’Al-Islah ?
M. N. A. : Durant l’été 2014, les houthistes ont avancé militairement de Saada à Amran, puis ont pris d’assaut Sanaa et se sont emparés des institutions de l’État grâce aux facilités indéniables mises à leur disposition par Ali Abdullah Saleh. Ce dernier voulait régler ses comptes avec ses opposants, notamment le parti Al-Islah et son allié militaire, le général Ali Mohsen. La victoire des houthistes est également le résultat de l’échec des forces politiques nationales à défendre l’État yéménite et à appliquer les résultats du dialogue national mis en place au cours de l’année 2013.
La période de transition a été une période de mauvaise gestion politique de la part du président par intérim, Abderabuh Mansur Hadi, entraînant fragmentation et polarisation aiguës dans le pays. Les capacités des houthistes s’étaient militairement accrues. Le parti Al-Islah et ses alliés tribaux et militaires étaient leurs cibles. L’élimination des islahis s’est inscrite dans une volonté locale, régionale, voire internationale à cette époque où la contre-révolution se renforçait régionalement, visant particulièrement les mouvements issus des Frères musulmans.
Au départ, Al-Islah refusait de s’engager dans des confrontations armées sous prétexte que la défense des institutions de l’État se devait d’être assurée par l’armée et les forces de sécurité. La direction d’Al-Islah voulait ainsi prouver qu’il s’agissait d’une force politique et non d’un groupe armé, comme le lui reprochaient alors ses détracteurs. Mais peu à peu les dirigeants d’Al-Islah ont senti le danger auquel ils étaient confrontés de la part des houthistes. La plupart des chefs du Parti ont alors quitté la capitale Sanaa vers d’autres villes yéménites, ou ont fui à l’étranger, notamment en Arabie Saoudite, où le gouvernement yéménite s’est réfugié en mars 2015. Ce n’est que tardivement que le parti a mobilisé une résistance armée dans de nombreux gouvernorats, notamment à Aden, Taiz et Marib.
Quand l’Arabie Saoudite a annoncé la mise en place de l’opération militaire appelée Tempête décisive pour soutenir le président yéménite Hadi (à compter du 26 mars 2015), Al-Islah n’a pas tardé à saluer et soutenir cette opération militaire étrangère. Mais peut-être était-il déjà trop tard ?
Q : Quel est l’impact de la guerre sur le parti et son organisation ?
M. N. A. : La guerre a eu des conséquences importantes sur le parti sur le plan organisationnel, sur ses ressources, et même sur sa raison d’être, car elle remettait en cause la légitimité du multipartisme dans le pays.
Pour commencer, le parti Al-Islah a été spolié de ses propriétés et privé de ses fonds par les rebelles houthistes. Dès leur arrivée dans la ville d’Amran, au nord de Sanaa en juillet 2014, ces derniers ont délibérément liquidé les dirigeants du parti Al-Islah pour s’emparer du siège et des institutions du parti. Ils ont fait la même chose à Sanaa. On peut noter à ce titre, que Mohammed Qahtan, membre de l’Organe suprême du parti et architecte du rapprochement d’Al-Islah avec les partis de gauche (et l’une des voix de l’ouverture et du développement du parti en tant qu’entité politique), est toujours détenu par les houthistes, gardé au secret et potentiellement mort.
Les institutions éducatives, médicales et caritatives d’Al-Islah n’ont pas été épargnées non plus. Elles ont subi des attaques qui ont eu pour effet d’affaiblir la capacité du parti. En 2015, la guerre s’est étendue à Aden. Une fois libérée de l’emprise houthiste, la ville est progressivement tombée sous le contrôle d’une faction sécessionniste soutenue par les Émirats arabes unis. Le Conseil de transition du Sud créé en 2017 par Aïdarous al-Zoubaidi et Hani ben Brik, a fait de la chasse aux fréristes /islahis leur première cible. À titre d’exemple, le Conseil a fermé le bureau de l’association proche des islahis, la Charitable Society for Social Welfare, en 2019. Par ailleurs, Al-Islah affirme que plus de 200 de ses membres ont été assassinés à Aden. Cette opération de liquidation s’est manifestement inscrite dans une démarche contre-révolutionnaire, rebattant les cartes au sein du camp anti-houthiste.
Parallèlement à la dimension contre-révolutionnaire de l’offensive contre Al-Islah, les tensions liées à la question sudiste sont une autre source de l’affaiblissement d’Al-Islah depuis 2015. Dans les régions de l’ex-Yémen du Sud, une hostilité s’est en effet déployée à l’égard des personnes originaires des gouvernorats du nord, considérées comme des forces d’occupation dans le Sud, malgré plus de trois décennies d’unité. À cause de cette hostilité et de la mainmise du Conseil de transition sudiste, les cadres d’Al-Islah n’ont pu s’installer à Aden, capitale temporaire du Yémen et se trouvent, de fait, éparpillés entre plusieurs capitales régionales, comme Riyadh, Istanbul et Doha. Cette situation rend la coordination et la communication au sein du parti compliquées. Il en résulte un parti qui n’arrive plus à préserver sa démocratie interne, à tenir les conférences générales ou les sessions ordinaires.
Si la guerre a eu des impacts négatifs sur le parti, elle lui a aussi appris à changer ses priorités. Au lieu de prôner l’islamisation de la société, Al-Islah a commencé à mettre l’accent sur la préservation des institutions de l’État, le maintien du régime républicain et l’intégrité du pays. Reste à noter que ce changement du discours islahi reste avant tout celui des élites, car les bases du parti, qui vivent la guerre au Yémen au quotidien, s’enfoncent dans une rhétorique sectaire qui renvoie les houthistes à leur identité zaydite-chiite.
Q : Avec la fragmentation du gouvernement, voire son absence, le parti Al-Islah est-il de nouveau considéré comme un acteur-clé de la scène politique yéménite aujourd’hui ?
M. N. A. : Le gouvernement dit légitime, toujours installé entre Aden et Riyadh, reste vital pour les Yéménites en ce moment, bien qu’il soit fragilisé et sous l’emprise de puissances régionales, à savoir l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unies. Difficile d’organiser les aides internationales sans ce gouvernement au sein duquel Al-Islah détient encore d’importants portefeuilles ministériels. Par ailleurs, l’une de ses figures, Abdullah al-Alimi est membre du conseil de commandement présidentiel actuel et fut l’ancien chef de cabinet sous la présidence de Abderabuh Mansur Hadi.
Au niveau partisan, Al-Islah occupe toujours une place importante au Yémen. Après le Congrès général du peuple (al-Mutamar), Al-Islah est le deuxième parti le plus implanté dans tout le pays, y compris dans les îles éloignées, Soqotra, Kamaran et Hanish. L’atout du parti réside dans sa capacité de maintenir un contact avec ses bases à travers les nombreux moyens de communication.
De plus, il convient de rappeler qu’Al-Islah a pris part dans la guerre par le biais de la résistance populaire ou de soldats et d’officiers qui ont rejoint l’armée et les institutions de sécurité, notamment à Marib, Shabwa et Taiz. Ce point est important pour expliquer la légitimité dont jouit le parti à l’échelle locale. Il y a un an, le président Hadi s’est appuyé sur Al-Islah car il n’avait pas d’autre assise populaire, il lui est devenu en quelque sorte redevable alors qu’il n’en a jamais été membre. Certaines voix au Yémen ont même considéré que le président Hadi avait été mis au service d’Al-Islah. Ceci notamment parce qu’il était entouré par Ali Mohsen al-Ahmar, son vice-président, et Abdullah Alalimi, son directeur de cabinet, tous deux considérés comme proches ou membres du parti Al-Islah. La démission forcée de Hadi, encouragée par les puissances régionales, marquait ainsi une tentative de marginalisation d’Al-Islah.
Vers une transnationalisation du parti
L’évolution du parti de l’Islah au Yémen ne se limite pas uniquement au cadre national. Avec l’éclatement de la guerre et la dispersion de membres du parti à travers les pays de la région, Al-Islah a vu ses relations devenir transnationales. Cette transnationalisation du parti a également ouvert de nouvelles opportunités, à un moment où l’Islah était fortement affaibli par la guerre.
Q : Comment pouvez-vous décrire l’aspect transnational d’Al-Islah, en particulier ses relations avec les partis islamistes de la région ?
M. N. A. : Si le parti Al-Islah et ses membres sont souvent associés en Occident à la mouvance des Frères musulmans, il est à noter qu’Al-Islah nie formellement cette affiliation. Il est cependant vrai qu’Al-Islah, en tant qu’héritier du mouvement islamiste yéménite, partage de nombreux points communs avec d’autres groupes islamistes de la région, aussi bien en termes de référentiel, d’objectifs ou d’origines, notamment dans les périodes fondatrices des années 1940. Toutefois, Al-Islah est né dans un environnement qui a beaucoup influé sur la trajectoire du parti. Les composantes tribales et salafistes wahhabites constituent un héritage lourd en ce sens. Mais il est vrai aussi qu’Al-Islah ne peut pas complètement se séparer de l’islam politique de la région, car le parti n’a pas développé d’idéologie propre et continue de s’inspirer de la littérature idéologique frériste exogène au Yémen.
Notons néanmoins qu’Al-Islah est la seule entité politique parmi les formations islamistes du monde arabe à avoir convergé, dans un cadre politique institutionnalisé, avec la gauche et les panarabistes avant le Printemps arabe. Cela démontre le caractère singulier du parti. Mais il est certain que le Printemps arabe a été une vague générale dans laquelle les partis islamistes arabes ont évolué sous l’influence et le soutien d’acteurs régionaux qui voyaient chez les Frères musulmans un relai d’influence régionale. La guerre au Yémen a contraint beaucoup de cadres du parti à prendre la route de l’exil. C’est en ce sens que le parti s’est aujourd’hui « transnationalisé », en menant son activité politique depuis l’étranger.
Q : Quelle est la position géopolitique d’Al-Islah à l’échelle régionale ? Sa place a-t-elle changé après la crise entre les pays du Golfe en 2017 et l’interventionnisme saoudien au Yémen ?
M. N. A. : Depuis la crise du Golfe en 2017, Al- Islah a endossé une posture que l’on pourrait qualifier de « pragmatisme de survie » dans la mesure où le parti maintient, dans un équilibre habile, des liens avec des acteurs régionaux antagonistes. D’ailleurs ce pragmatisme peut être religieusement justifié au nom de la « jurisprudence du réel » (Fiqh al-waqe’).
Étant donné que le parti est constitué des composantes disparates, chacune assure une mission de liaison avec son « parrain régional ». On pourrait ainsi dire, de façon simplifiée, les fréristes sont installés au Qatar, les tribaux et wahhabites se trouvent en Arabie saoudites et les réformistes et businessmen sont installés à Istanbul. Autrement dit, l’Arabie Saoudite n’aurait pas pu mener son offensive Tempête décisive contre les Houthistes sans le soutien des islahis qui, à travers leurs relais tribaux, ont constitué une force sur le terrain. Aujourd’hui, le positionnement de la monarchie saoudienne a quelque peu changé.
Pendant la crise entre le pays du Golfe, le parti a officiellement maintenu une posture prudente, bien que la base ait souvent révélé un soutien au Qatar – sans que ce dernier n’adopte une position trop clivante, se mettant quelque peu en retrait du dossier yéménite. Mais l’on peut dire que le parti a dans ce cadre adopté une posture pragmatique, comprenant qu’il ne peut se passer du soutien saoudien dans la lutte contre ses ennemis houthistes.
Q : Pouvez-vous nous décrire la relation entre l’Al-Islah et le gouvernement turc ?
M. N. A. : Après le déclenchement de la guerre au Yémen les islahis, notamment les cadres intermédiaires, se sont mis en quête d’un refuge. Certains d’entre eux, d’ailleurs plutôt réformateurs et actifs dans les milieux commerçants, se sont installés en Turquie en raison de la convergence idéologique et de la politique suivie par la Turquie pour soutenir l’islam politique depuis le Printemps arabe.
Ils ont largement trouvé en Turquie un espace comparativement plus libre qu’ailleurs, notamment parce qu’il n’est pas directement corrélé aux évolutions de la diplomatie menée par le pouvoir. Ils ont néanmoins bénéficié des facilités accordées par la Turquie aux étrangers, notamment pour des hommes d’affaires yéménites, tel que Hamid al-Ahmar, fils du fondateur du parti, qui est souvent considéré comme proche d’Erdogan.
À Istanbul, où la majorité des islahis est encore installée, ils se sont organisés en une communauté yéménite qui leur permet de se restructurer et d’encadrer, à leur manière, les jeunes et les familles. Il est entendu que leur activisme se fait dans les limites que leur imposent les autorités turques mais qui sont caractérisées par une certaine autonomie. Les islahis en Turquie ne cachent pas leur admiration pour le régime du parti AKP et louent les exploits d’Erdogan et sa capacité à islamiser la vie publique en Turquie. Je pense que la Turquie n’a pas voulu mettre en œuvre une politique turque au Yémen, probablement pour ne pas contrarier l’Arabie saoudite. C’est pourquoi elle a maintenu des relations avec les islahis à un niveau qui n’en fait toutefois pas des relais d’influence turque au Yémen.
Les islahis d’Istanbul se rendent compte de la fluctuation de la politique étrangère du pays d’accueil. Ils sont conscients que leur situation y est précaire, aussi dépendante donc des résultats des élections. La défaite d’Erdogan était ainsi une source d’inquiétude même si, comparés notamment aux Syriens, la présence de Yéménites n’était pas un enjeu de la dernière campagne électorale. Leur nombre est trop peu significatif.
Notes :
[1] Nesmah Mansoor Ali est étudiante en Master de relations internationales à l’INALCO et stagiaire assistante de recherche au CAREP. Isabel Ruck est responsable de la recherche et de la coordination scientifique du CAREP Paris. Nous remercions chalheureusement Laurent Bonnefoy, pour ces conseils et sa relecture.
[2] Relatif à une branche du chiisme, implantée au Yémen, qui ne reconnaît que les quatre premiers imams descendant d’Ali.
[3] Terme qui se traduit par « appel » ou « convocation », il s’agit d’une sorte d’invitation à écouter un message religieux de l’islam.