À l’occasion de la commémoration de l’explosion qui a détruit le port de Beyrouth il y a un mois, Rola El-Husseini, membre du conseil scientifique du CAREP Paris, nous livre son analyse.
Par Rola El-Husseini
Près de 200 personnes tuées, 6 000 blessées et près de 300 000 sans-abris. Tel est le terrible bilan de la double explosion qui a ravagé le port de Beyrouth et détruit la moitié de la ville le 4 août 2020. Les déflagrations, dues au stockage de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium dans le port depuis 2013, à la négligence criminelle des élites politiques libanaises, à l’incompétence bureaucratique des services de sécurité et du pouvoir judiciaire, ont non seulement endommagé les maisons traditionnelles – un patrimoine déjà menacé par la construction effrénée de gratte-ciels – mais aussi anéanti le cœur artistique et nocturne de la ville.
Sur les médias sociaux, les Libanais ont fait le lien avec la litanie d’événements tragiques incluant entre autres, la guerre civile, les assassinats aux voitures piégées, les actions militaires israéliennes et la crise des ordures qui ont marqué le cours des dernières décennies. Ils ont invoqué leur capacité à surmonter les bombardements et à reconstruire chaque fois que leur pays était détruit. De fait, les citoyens du pays du Cèdre ont toujours réagi à la catastrophe par des réponses courageuses et résilientes, reconstruisant patiemment après chaque cycle de destruction.
C’est pourtant une telle dynamique qui semble faire défaut aujourd’hui. Malgré les injonctions des célébrités invitant le Liban à « renaître de ses cendres », symbolisées par les T-shirts conçus par le célèbre designer libanais Zuhair Murad, les Libanais sont épuisés ; ils sont fatigués de se relever des décombres et de vivre pour se battre jour après jour. Ils sont las de ces cycles de reconstruction à la Sisyphe. Le phénix semble s’être consumé par les flammes.
Cette année avait pourtant commencé par une note d’espoir et d’optimisme quant aux perspectives politiques. Les Libanais s’étaient soulevés en octobre 2019 contre la combinaison de clientélisme, de corruption et de malversations qui caractérisent la classe politique libanaise depuis la fin de la guerre civile. Les jeunes manifestants, en un mouvement que certains qualifient de deuxième vague du Printemps arabe, ont exigé la chute du régime communautaire qu’ils considèrent comme la source de tous les maux. « Tous, c’est tous » était le slogan de cette « révolution » d’octobre qui exigeait un changement total de l’élite politique, mais surtout la chute du gouvernement dirigé par Saad Hariri et la destitution du président Michel Aoun et de son gendre corrompu – et héritier du « trône » en attente – Gebran Bassil. Si le premier objectif a été rapidement atteint, le second ne l’est toujours pas. Aoun s’accroche au pouvoir avec le soutien du faiseur de rois de la politique libanaise depuis 2005, le Hezbollah.
La pandémie de coronavirus a mis un terme aux manifestations et aux sit-in dans les rues de Beyrouth et dans d’autres villes libanaises. Peu après, le crash économique prédit par les analystes a eu lieu. En mars, le Liban a fait défaut pour le paiement de sa dette pour la première fois, puis la monnaie s’est effondrée. La livre libanaise (LL) était arrimée au dollar à un taux de change de 1 USD pour 1 507 LL depuis les années 1990 grâce à une prouesse d’ingénierie économique, un système de Ponzi dirigé par la Banque centrale. Après l’effondrement, le taux de change sur le marché noir a atteint de nouveaux sommets, la livre ayant perdu de 85 à 90 % de sa valeur. Ce qui restait de la classe moyenne libanaise a disparu et aujourd’hui, plus de 55 % de la population est prise au piège de la pauvreté. Pour couronner le tout, des contrôles informels des capitaux ont été mis en place par les banques, empêchant les petits titulaires de comptes bancaires de retirer leur argent tout en permettant à des opérateurs liés aux responsables politiques de déplacer 6 milliards de dollars à l’extérieur du pays.
Ces gifles successives au visage de tous les Libanais ont précédé l’explosion du 4 août. L’optimisme de la thawra (révolution) a été étouffé. Beaucoup de jeunes qui étaient si désireux de reconstruire le pays et son système économique et politique ont abandonné la lutte. Tout ce qu’ils veulent maintenant c’est sortir de cet enfer qu’est le Liban. Ironiquement, la destruction du port et de ses environs n’a laissé qu’un seul point de repère : la statue dite de « l’Émigré libanais ». Copie en bronze d’une tonne et demie signée par le sculpteur Ramiz Barakat ; l’œuvre qui se dresse encore face au port, rue Charles Hélou, représente un homme vêtu de l’habit du paysan libanais du XIXe siècle, le dos tourné vers la montagne et le regard tourné vers la mer et les terres lointaines où il espère partir et faire fortune.
Le Liban est une terre d’immigration et le capital humain forgé grâce à une tradition d’éducation en Occident a longtemps été un moyen d’échapper aux drames qui ont marqué la vie du Liban. Et l’on peut considérer également que la capacité de l’émigré libanais à résister aux coups, à survivre et à s’épanouir dans les conditions les plus dures a été forgée dans les flammes de l’enfer libanais. Les Libanais sont fiers de la réussite de leurs citoyens et de leurs descendants à l’étranger et comptent beaucoup sur les envois de fonds de l’étranger. Mais les contrôles informels des capitaux imposés par les banques libanaises rendent aujourd’hui de telles stratégies impossibles. Les familles ne sont plus autorisées à transférer des fonds aux enfants qui vont étudier à l’étranger, et seuls les étudiants préalablement inscrits dans des universités étrangères peuvent recevoir des virements bancaires en provenance du Liban. Aujourd’hui, le pays est fermé et le capital financier et humain circule principalement dans un seul sens : vers l’étranger.
La capacité à reconstruire nécessitera cette fois-ci une étincelle de vie venant de l’extérieur, car les Libanais sont abattus, épuisés par leur lutte constante pour la survie. Ils auront besoin de l’aide des émigrés qui ont trouvé un répit ailleurs, mais aussi des donateurs et des organisations internationales pour retrouver la volonté de reconstruire. Les rumeurs sur la suppression prochaine des subventions sur des produits de base tels que l’essence ou le blé menacent d’accroître les taux de pauvreté et font craindre l’apparition de la famine.
La dernière grande famine au Liban (appelée La Grande famine) a eu lieu il y a un siècle et tué plus de la moitié de la population. Mais elle a aussi annoncé la naissance d’un nouveau pays, qui vit le jour en 1943 avec le Pacte national. Le poète libano-américain et écrivain de l’exil, Gibran Khalil Gibran, l’a bien exprimé lorsqu’il a déclaré dans Les Ailes brisées : « Les souffrances ont donné vie aux plus grandes âmes, les personnages les plus éminents portent en eux des cicatrices ».