L’Arab Center for Research and Policy Studies a récemment publié Le rôle de l’intellectuel dans les changements historiques, un livre de format moyen comptant 687 pages, références et index compris. Il réunit les actes de recherche qui furent présentés lors de la 4e Conférence annuelle des Sciences humaines et sociales, organisée par le Centre du 19 au 21 mars 2015, à Marrakech. L’ouvrage traite des différents profils d’intellectuels arabes contemporains, de leur place dans l’Histoire et l’historicité, ainsi que de leur rôle dans les changements sociaux, politiques et économiques du monde arabe. Il soulève également la question de la relation de l’intellectuel arabe au pouvoir, et de sa relation à l’insurrection contre ce même pouvoir.
Le profil critique
Dans sa préface du livre intitulée « Approches critiques des représentations courantes de l’intellectuel », Azmi Bishara opère une distinction entre l’intellectuel, l’expert et le lettré, ainsi qu’entre l’intellectuel et le savant religieux. Aussi dit-il : « L’ancêtre de l’intellectuel –au titre de sa fonction universelle tirant sa légitimité de son savoir dans les domaines du signe, du sens et du symbole, comme de la science et de la culture – n’est ni le poète, ni l’homme de lettres ni le scribe du Sultan. Il s’incarne plutôt dans le profil critique du alim, ce savant en religion issu d’une tradition fondée sur l’union des connaissances et de l’autorité morale, que l’on peut résumer par : « Le meilleur des jihads est une parole de vérité auprès d’un gouvernant injuste ». Face à cette tradition, il y en a une autre qui se résume à obéir au pouvoir en place, à en légitimer les injustices et à préserver l’ordre établi – ce qu’illustre l’expression : « Un monarque tyrannique vaut mieux qu’une anarchie qui dure ».
Collectif, Le rôle de l’intellectuel dans les changements historiques, éd. de l’ACRPS, 2017.
Bishara revient sur la cristallisation historique du phénomène de l’intellectuel, avec les figures de l’intelligentsia russe, de l’intellectuel français, de l’académicien spécialiste, de l’intellectuel organique de Gramsci, de l’intellectuel critique et des intellectuels bannis et exilés, à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs pays.
Selon Bishara, « Le sens du terme “intellectuel critique” n’est pas clair. Il s’agit d’une expression incompréhensible. La théorie sociale étant par nature critique, dans le sens où elle est analytique, elle est censée être critique de l’idéologie en général ». Pour lui, l’appartenance culturelle conditionne l’intellectuel : « Il n’y a pas d’intellectuel sans culture. L’intellectuel universel n’existe pas, si ce n’est comme négation abstraite ou comme effet de la domination d’une culture hégémonique dont résulte un “intellectuel universel” en raison de sa suprématie à elle, et non de sa suprématie à lui ».
Les métamorphoses de l’intellectuel
La première partie, « L’intellectuel arabe et ses rôles renouvelés : la dialectique des transformations » se compose de trois chapitres. Dans le premier, « À propos des intellectuels et des transformations de l’hégémonie », Bensalem Himmich retrace les transformations qu’a connues l’intellectuel arabe, et plus précisément les changements d’hégémonie – c’est-à-dire de régimes d’oppression et de prédominance, au sens où l’entend Ibn Khaldoun. L’auteur examine les différentes natures de l’hégémonie, ses fonctions changeantes, ainsi que la volonté de domination et de puissance qu’elle dissimule. Puis il évoque des modèles d’intellectuels qui ont fait face à l’hégémonie (Frantz Fanon, Albert Camus, Edward Saïd et Emmanuel Todd). Selon lui, « les euphémismes ou périphrases du genre “pays en voie de développement” ou “pays émergents” ne suffisent pas à masquer l’amalgame largement répandu dans l’opinion publique occidentale, entre le sous-développement matérialo-structurel et celui mental, intellectuel. Partant de là, nous devons déployer d’importants efforts pour que notre existence culturelle ne reste pas rattachée aux faux pas que nous avons commis dans les secteurs de la performance économique et technologique ».
Dans le deuxième chapitre, « L’intellectuel, la révolution et le débat ambigu : essai de qualification culturelle de la révolution », Hassan Tariq se penche sur la caractérisation culturelle du fait révolutionnaire, qui a mené l’intellectuel à reformuler les questions fondamentales ayant trait à la liberté, à la justice, à la dignité, à l’État, à la démocratie et à la religion. Pour l’auteur, « le duo idéologie-démocratie ou identité-citoyenneté, a constitué l’une des qualifications culturelles possibles du fait révolutionnaire, tout comme il a constitué en même temps l’arrière-plan des accrochages provoqués par le mouvement des intellectuels durant les révoltes de 2011 et par la suite. Or ces « accrochages » sont exacerbés par le conflit entre deux types de positions et d’argumentations opposant l’intellectuel identitaire et l’intellectuel démocrate ». En contexte de tension entre l’enjeu d’enraciner le concept de liberté et celui d’ancrer la logique identitaire, les batailles intellectuelles à venir auront comme objet de conflit décisif, la définition de ce que désigne précisément la notion de « Révolution 2011 ».
Dans le troisième chapitre, « Le rôle de l’intellectuel arabe dans les changements historiques : l’intellectuel et le champ culturel », Youssef Choueiri replace le fait culturel au sein du réseau des relations sociales complexes et mouvantes, que façonne la concurrence. Pour l’auteur, le Printemps arabe a redéfini le rôle endossé par les intellectuels de toutes sortes et « nous a replacés après une longue et infructueuse controverse à la bonne place, puisque la démocratie est devenue – dans son sens le plus noble et le plus adéquat à la culture de l’époque et sa modernité – partie prenante de notre culture, de notre patrimoine vivant et de notre vie quotidienne ».
Les Arabes, l’Islam et la Nahda
La deuxième partie, « L’intellectuel dans le contexte arabo-musulman », comprend quatre chapitres. Dans le quatrième, intitulé « La liberté comme slogan et comme concept : le discours des intellectuels arabes à l’époque de la Nahda », Saïd Bensaïd al-Alaoui soutient que le concept de liberté était relativement étranger au discours islamique, avant que n’advienne ce que l’on qualifiera d’« époque de la Nahda ». Cette dernière « bouleversa profondément le système de valeurs qui avait cours jusqu’alors, et que la Nahda vint chercher à ébranler, à décontenancer. L’esprit de la Nahda – dans ses manifestations en général et chez les penseurs de l’Islam en particulier – a révélé une certaine capacité à la remise en question et à la reconnexion avec la pensée arabo-islamique de l’époque classique, cet état d’esprit qui autorisait la différence et gardait la porte ouverte à la confrontation des idées et des doctrines devant ses contradicteurs ».
Dans le cinquième chapitre, « À propos de l’intellectuel islamiste : fonction, méthode et problématiques », Abdel Wahab Efendi se penche sur le rôle de l’intellectuel, appréhendé ici comme un héros, une personne hors du commun par sa compréhension « inspirée » de la nature des choses, par sa fidélité à la vérité, sa capacité à tenir un propos convaincant, son intégrité envers ses convictions et celles d’Autrui et sa disposition à se sacrifier, sans hésiter, au profit des nobles fins. Pour l’auteur, l’intellectuel-héros est la plupart du temps un mythe, mais un mythe indispensable. « Et peut-être que le propos de Ali Shariati sur le besoin qu’a toute société d’avoir des héros “du cru”, à l’instar de “l’intellectuel organique” chez Gramsci ou de “l’intellectuel” chez Weber, mérite d’être en partie revu. Car si Shariati avait raison lorsqu’il disait que Ghandi n’aurait pas le même impact en Iran cela n’a cependant pas empêché un grand nombre d’Iraniens, et même de Britanniques, d’admirer Ghandi. »
Dans le sixième chapitre, « L’intellectuel arabe et la question de la réforme religieuse », Al-Nour Hamad soutient qu’un véritable hiatus sépare l’intellectuel arabe – surtout à l’époque contemporaine – de la religion. Cela creuse un important fossé entre le public et l’intellectuel arabe, en raison de sa rupture avec ses racines civilisationnelles, de sa conception supérieure du changement devant se faire par le haut, ainsi que de sa vision condescendante envers les forces ancrées dans le réel et ignorante de ses dynamiques. Pour Hamad, les travaux menés par les intellectuels arabes qui se sont intéressés à la question du renouvellement religieux montrent qu’il y a là un courant en cours de cristallisation, « sorti de l’éternel conflit religieux/séculier qui a longtemps cerné la pensée arabe. Cette question de la réforme religieuse – que les intellectuels arabes ne cessent de chercher à contourner, les uns par la droite, les autres par la gauche – continuera de les attendre, quel que soit le temps que cela prendra ».
Dans le septième chapitre, « L’intellectuel et le pouvoir illégitime : le rôle des hommes de religion dans le soutien au despotisme », Abdel Latif al-Moutadayin s’intéresse au rôle des foqaha – en ce qu’ils sont les intellectuels les plus prestigieux, les mieux lotis et les plus présents dans les domaines politiques et sociaux au sein de sociétés où la religion représente l’un des principaux éléments de l’identité – dans la définition de la notion de pouvoir dans l’Islam. C’est-à-dire à la façon dont ils se sont positionnés face à la question de la transmission et de l’octroi du pouvoir par des moyens illégitimes, et du lien entre cela et des concepts tels « la nécessité », « l’intérêt », et « la prévention du désordre ». À la façon, également, dont ils se sont positionnés face à la destitution de souverains qui contrevinrent aux clauses contractuelles du pouvoir ou qui manquaient de légitimité, et dont la destitution fit suite, entre autres, à des manifestations, des protestations ou des révolutions organisées contre eux.
Les rôles de l’intellectuel arabe
La troisième partie, « L’intellectuel arabe et le renouvellement de ses rôles : l’esprit et la pratique », comprend trois autres chapitres, dont le huitième est intitulé : « A-t-on aujourd’hui besoin d’intellectuels identitaires ? Étude sur le recul des rôles traditionnels, et aperçu des alternatives ». Ali Saleh Moula y aborde la question du recul du besoin d’intellectuels identitaires au profit de l’expert. Or, cette question dépasse la seule existence de l’intellectuel et de l’expert et de leurs réalisations respectives, pour se poser dans le cadre de la distribution des rôles historiques entre les nations qui contrôlent la destinée de ce monde. Selon l’auteur, condamner aujourd’hui l’intellectuel est dénué de rationalité historique, en ce que ce dernier n’a plus, de nos jours, la même valeur. Quant aux centres d’expertise et de réflexion, ils sont une nécessité historique dont la légitimité tient au fait qu’ils ont introduit le monde dans une nouvelle perspective dominante, à savoir celle de l’intérêt.
Dans le neuvième chapitre, « L’intellectuel arabe issu de l’école de l’Encyclopédie française et celui issu de celle de l’Encyclopédie arabe », Frédéric Maatouk interroge les rôles de l’intellectuel arabe dans le contexte du mouvement de la Nahda – comparable à celui de la Renaissance survenu en Europe – qui a mis en branle le monde arabe alors embourbé dans la profonde léthargie ottomane. Selon Maatouk, le mouvement de la Nahda a buté contre les transformations historiques qu’elle a connues, et contre l’échec de l’intellectuel de l’Encyclopédie arabe, à l’instar de son homologue de l’Encyclopédie française, à engendrer le changement structurel souhaité. Et ce, pour de nombreuses raisons culturelles, politiques et sociales, dont la principale fut la posture mentale de l’intellectuel de la Nahda qui occulta les revendications fondamentales, collectives et institutionnelles du mouvement, au profit d’une approche individuelle et subjective, fondée sur l’excellence et le génie personnels.
Dans le dixième chapitre, « Les intellectuels arabes et le changement sociétal : quelle lecture, quel rôle… et quelle prospective ? », Ahmad Mofleh revient sur le rôle des intellectuels arabes dans le changement sociétal et leur capacité à l’anticiper, notamment dans leurs prévisions des révolutions du Printemps arabe. Aussi, recense-t-il en procédant à une analyse de contenu, les recherches, études et articles publiés entre 1991 et 2010 dans la revue « Al-Mostaqbal al-Arabi » (L’avenir arabe), qui traitent du changement sociétal dans leurs titres principaux ou secondaires. Selon Mofleh, les intellectuels n’ont pas su faire de lecture claire de la signification du changement sociétal, de ses facteurs et de ses forces. Les intellectuels, dont le rôle fut fragile mais pas inexistant, furent devancés par les forces populaires de la société qui les prirent de court, avec leurs révolutions et leur Printemps arabe. Quant à leur capacité prospective, quand bien même elle existerait, elle est embrouillée et marquée par l’hésitation et le manque de confiance.
Intellectuels, révolutions et identités
La quatrième partie, « L’intellectuel et les révolutions arabes : questions identitaires et fonctions manquantes », se compose de quatre chapitres. Dans le onzième, « L’intellectuel arabe et le problème de la liberté et de l’identité : la première vague du Printemps arabe », Khaled al-Asri estime que la crise d’identité que connaissent les pays du Printemps arabe a replacé au cœur du débat la question de définition suivante : Qui sommes-nous ? « C’est une des problématiques centrales avec laquelle l’intellectuel arabe doit composer, que ce soit négativement ou positivement, et qui attend d’être définitivement tranchée afin de ne plus se poser perpétuellement dans la culture arabe ».
Parmi les enseignements du Printemps arabe en lien avec le rôle des intellectuels dans les transformations décisives de leurs sociétés, al-Asri considère que les révolutions de la jeunesse arabe n’ont été ni précédées ni accompagnées d’une révolution de la pensée. Aussi, « on attend de l’intellectuel arabe qu’il révise ses concepts, qu’il reconstruise ses perceptions, qu’il ajuste ses méthodes et renouvelle ses approches, afin de faire renaître un intellectuel arabe apte à contribuer efficacement à l’instauration d’un régime démocratique qui garantisse la souveraineté de l’État contre le risque de sa violation par l’occupation étrangère ; qui garantisse la souveraineté du peuple contre le risque de sa destitution par le despotisme ; qui garantisse la citoyenneté inclusive contre le risque de son sabotage par les appartenances primaires ».
Dans le douzième chapitre, « L’intellectuel arabe et la crise de l’identité : étude du rapport tendu de l’intellectuel moderniste au Printemps arabe », Mohamed Jabroun examine lui aussi l’inexorable crise de l’identité et interroge les possibilités d’un retour à la vie de la relation entre les intellectuels et les masses, si le problème identitaire reste irrésolu. Il préconise la reconsidération de la notion d’« intellectuel arabe » et de son message, de sorte qu’il puisse exercer son autorité morale et éthique ; que la légitimité de l’intellectuel se rétablisse en garantissant son indépendance, sa probité et son authenticité ; et qu’il se fraye un passage entre les galeries du pouvoir, c’est-à-dire entre l’argent, la politique, le public et la religion.
Dans le treizième chapitre, « L’intellectuel arabe et les fonctions manquantes dans les révolutions du Printemps arabe », Saïd Aqiour explique que le Printemps arabe a révélé la fragilité de la structure politique arabe, perforée de part en part par l’autoritarisme et la corruption, ainsi que l’abjuration par de nombreux intellectuels des valeurs que sont la liberté, la dignité et la justice sociale, « ce qui a mis en lumière la crise de l’intellectuel arabe contemporain, qui fait du surplace, coincé dans la triangulation que forment le pouvoir, l’idéologie et l’intérêt. » L’auteur poursuit : « De larges pans de la classe intellectuelle arabe ont tissé des alliances politiques et idéologiques avec l’institution militaro-sécuritaire et les bénéficiaires de la situation antérieure aux révolutions. Or ces alliances ont pour raison d’être la préservation de l’édifice de l’État profond incarné dans les institutions antérieures, quand bien même les enseignes et les noms ont pu changer. Elles ont barré la route aux forces nouvelles qui croyaient à la réforme, à la modernisation et à la démocratie, et ont ainsi vidé les révolutions arabes de leur contenu et les ont empêchées de s’élever au niveau des véritables révolutions sociales ». Aussi, Aqiour affirme que l’intellectuel arabe n’a pas honoré la fonction traditionnelle que l’on était en droit d’attendre de lui en un tel moment décisif de la destinée des peuples arabes.
Quant à Idriss al-Kanbouri, il propose dans le quatorzième chapitre, « L’intellectuel arabe, de l’épreuve de l’assujettissement, à la question de son rôle en temps de changement », une mise en contexte de la naissance de l’intellectuel arabe moderne au sein du monde arabo-musulman. Apparu à la fin du XIXe siècle, il personnifie le passage du paradigme jusqu’alors encadré par le faqih et le alim dans la conception traditionnelle, au paradigme nouveau à l’ombre duquel il émerge. Or, les revendications qui ont galvanisé les protestations de la rue arabe ces dernières années sont les mêmes que celles qui hantaient les intellectuels de la Nahda près de deux siècles plus tôt. L’auteur écrit : « Nous pensons que l’intellectuel pourra retrouver son rôle en restaurant un lien entre le regard et la pensée, et entre le mot et l’action. Pour ce faire, il faut qu’il redescende au niveau des préoccupations quotidiennes qu’ont les citoyens arabes, au lieu de théoriser du haut de sa tour d’ivoire qui l’isole des gens et donne de lui l’image d’un homme purement contemplatif, coupé de la réalité et de la vie publique. »
Étatique… non-étatique
La cinquième partie, « L’intellectuel arabe et le renouvellement de son rôle : des causes et des expériences », comporte trois chapitres. Dans le quinzième, « Naissance de l’intellectuel étatique : le cas de l’Irak », Haydar Saïd met en évidence la subordination des intellectuels irakiens au politique, de l’intellectuel idéologue partisan à l’intellectuel étatique, si éloignés de la notion d’intellectuel critique. Le parti Baath irakien a réussi à rattacher ses intellectuels à l’appareil d’État, au moyen d’une « baathisation » méthodique de l’État irakien. L’intellectuel s’est ainsi transformé, de vassal du politique, en vassal de l’État ; d’outil idéologique du parti et outil idéologique de l’État. Pour Saïd, la reconfiguration de la relation de l’intellectuel à l’État dans l’Irak de l’après 2003, a offert à l’intellectuel non-étatique une chance de redéfinir son identité et sa fonction.
C’est sous un angle comparable que Chamseddin al-Kilani dépeint dans le seizième chapitre, « Le rôle de l’intellectuel dans la révolution syrienne : entre martyr et penseur », les multiples facettes revêtues par les intellectuels syriens face au considérable changement historique que représenta la révolution de 2011. Refusant de leur imputer la responsabilité du recul de la dimension civile et démocratique de la révolution, l’auteur écrit : « Certes les intellectuels syriens n’ont pas conduit la révolution ni ne l’ont fabriquée, mais ils l’ont largement accompagnée. Rares sont ceux qui se sont cloîtrés dans l’ombre et le silence, parce qu’ils préféraient épargner à leurs proches le risque de payer le prix cher. Rares sont ceux qui ont choisi de continuer à exercer leur métier condamné comme à l’accoutumée à servir le pouvoir. De nombreux intellectuels sont tombés au champ de bataille, ont disparu dans les ténèbres des prisons, ont été contraints à l’exil, jetés sur la route de la grande diaspora syrienne, ou bien ont dû se terrer dans des villes broyées par les missiles, ou encore ont continué à innover, en s’accrochant à leur rêve de liberté ! ».
Dans le dix-septième chapitre, « L’intellectuel arabe, de l’expérience de l’oppression à la culture des droits de l’Homme : qu’est-on en droit d’espérer ? », al-Mounji al-Sirbaji rapporte l’échec des intellectuels à transformer la réalité inique en système politique qui respecte les droits de l’Homme, à plusieurs facteurs. « Certains sont liés à la fonction même de l’intellectuel et aux limites de son champ des possibles. L’intellectuel diagnostique l’état de crise et s’emploie à faire connaître l’expérience de l’oppression, afin qu’elle s’inscrive dans la conscience collective comme un passé qui ne doit pas se reproduire. Quant au processus du changement, il incombe à ceux-là même chez qui s’est forgée une conscience de la nécessité du changement. Les intellectuels arabes, dans le domaine des droits de l’Homme, n’ont accumulé ni connaissances théoriques ni initiatives pratiques significatives, avant la deuxième moitié du XXe siècle. Les révolutions arabes ont été l’un des fruits de cette accumulation. » Selon al-Sirbaji, le travail des intellectuels arabes ne s’est donc pas avéré totalement vain. Mais s’ils ont en effet pris part aux changements survenus dernièrement dans le monde arabe, ils n’en ont pas été le facteur le plus influent. Il ne faut donc pas surestimer l’importance de leur champ d’action, mais pas non plus celui de leurs responsabilités.
L’intellectuel connecté et son rôle
La sixième et dernière partie de cet ouvrage, intitulée « Les rôles de l’intellectuel arabe à l’heure du numérique et des réseaux sociaux », se compose de trois chapitres. Dans le dix-huitième chapitre, « Le rôle de l’intellectuel connecté à l’ère de l’Information : remarques et perspectives », Nadim Mansouri distingue trois types d’intellectuels connectés : L’intellectuel techno-connecté, spécialiste des techniques de l’Information ; l’intellectuel wiki-connecté, incarné par le journaliste et le blogueur numérique ; et enfin l’intellectuel révolutionnaire-connecté, représenté par les forces montantes de la jeunesse dans les récents soulèvements arabes. L’auteur discute des défis qui se posent à l’intellectuel connecté à l’ère de l’Information, depuis la colonisation électronique et son soft power, jusqu’à l’embrigadement électronique et ses risques jihadistes considérables.
Dans le chapitre 19, « L’intellectuel archétypique et l’intellectuel émergent du monde cybernétique », Jawhar al-Jamoussi accuse l’intellectuel traditionnel et l’élite instituée d’être à la traîne des changements en cours, ce qui a poussé à un réemploi de la dimension virtuelle et à l’émergence d’une nouvelle génération virtuelle à travers Internet et les communautés virtuelles. Une génération qui représente l’intellectuel nouveau et l’élite nouvelle, ainsi que les chefs de file du changement politique et sociétal. Selon al-Jamoussi, « La société de la connaissance a besoin de véritables intellectuels qui permettraient une relecture de cette société marquée par des écarts de développement criants, avant même de parler du fossé numérique qui sépare notre monde en deux mondes si ce n’est plus, à des degrés divers : Un monde qui produit les techniques de l’Information et de la communication, fabrique les multimédias et la connaissance et crée des savants et des génies ; et un autre monde qui se contente d’utiliser certains aspects de l’avancée numérique et de consommer les informations dans les limites de ce qui sert les intérêts géostratégiques et économiques des forces qui dominent le monde ».
Dans le vingtième et dernier chapitre, « La question du renouvellement des rôles de l’intellectuel à la lumière des transformations du Printemps arabe : le rôle de la communication virtuelle et de celle réelle comme choix stratégique », Brahim el-Kadiri Boutchich cherche à combler l’une des failles qui entourent la question du renouvellement des rôles de l’intellectuel arabe à la lumière des changements historiques engendrés par le Printemps arabe, ce tournant décisif du cours de l’Histoire arabe. Il interroge le rapport de l’intellectuel aux changements mondiaux, « notamment dans le domaine de la révolution des moyens de communication et des plateformes de la communication en réseau. Il s’est avéré que le développement cognitif lié à la société de l’Information a élaboré de nouvelles acceptions de l’intellectuel et lui a défini des rôles inédits. L’explosion du Printemps arabe, survenue en adéquation avec la révolution des communications, a dessiné de nouveaux paramètres mentaux qui ont obligé l’intellectuel arabe à reconsidérer, lui aussi, son rôle et à l’adapter afin qu’il soit compatible avec l’évolution de la réalité et les nouveaux contextes du développement cognitif ».
(traduction de l’arabe par Marianne Babut)