Par Leyla Dakhli
Historienne, chargée de recherche au CNRS, affectée au Centre Marc Bloch (Berlin).
Certains livres sont attendus. C’était le cas de la monographie issue de la thèse Fadi Bardawil, et cela de plusieurs manières. D’abord parce qu’avant sa parution, la thèse avait fait l’objet de publications intermédiaires suscitant l’intérêt et la curiosité. Ensuite parce que la recherche portait sur des personnages en vue, notamment du milieu académique et intellectuel : Abbas Beydoun, Ahmad Beydoun, Waddah Charara, Fawaz Traboulsi. C’était beaucoup d’attentes, plus ou moins bien placées, pour un livre.
C’est un livre qui dépasse ces attentes-là qui a été publié en 2020. C’est un livre sur lequel le temps a passé. Comme l’écrit Bardawil dès les premières pages de son prologue, le projet est né dans l’après-11 septembre 2001 et dans le contexte des attaques américaines en Afghanistan et en Irak ; il s’est achevé dans l’après-révolutions arabes. C’est dans ce laps de temps, je dirais même plus à travers ce laps de temps, qu’il relit le matériau collecté lors de sa thèse et le dépasse. L’expérience scientifique qui en résulte est passionnante parce qu’elle fait vibrer autrement les questionnements et les réflexions du chercheur, mais aussi celles qui agitent les acteurs qu’il observe. La question de l’impérialisme et de l’anti-impérialisme, si aiguë dans les années 1970 et dans les années 2000, a pris d’autres couleurs avec la tragédie syrienne et les interventions du camp « anti-impérialiste » (Russie, Iran, Turquie) pour soutenir Bashar al-Assad. La question révolutionnaire, un temps laissée de côté avec quelques reliques d’une histoire qu’on pensait à jamais révolue, a bien sûr ressurgi. Ce ne sont que deux aspects saillants de la manière dont l’histoire intellectuelle incarnée et vivante que Bardawil nous raconte fonctionne comme une sorte de révélateur à retardement de questions contemporaines. Ce ne sont pas simplement des échos du passé qui nous font réfléchir aujourd’hui, ce sont des positions dans le monde et dans le temps que Bardawil fait brillamment résonner, allant d’un personnage à l’autre, essayant de comprendre les positionnements et les parcours jusqu’à aujourd’hui, non pour mettre à jour des renoncements ou des trahisons, mais au contraire pour montrer la fragilité d’un temps, le leur comme le nôtre – puisqu’aussi ils sont encore nos contemporains. Il se confronte sans cesse à la question de ce qui reste, de comment le passé passe ou de comment il perdure au contraire dans nos présents (voir les pages sur la préhistoire et l’histoire de la « nouvelle gauche », p. 30-31). Il se confronte aussi à la question des tournants historiques et des sursauts que sont notamment les indépendances, la défaite de 1967 et la révolution iranienne de 1979 au premier plan.
Fadi Bardawil, Revolution and Disenchantment. Arab Marxism and the Binds of Emancipation, Duke University Press, 2020.
Sa place dans les études sur la « gauche arabe » / les intellectuels
S’il n’est pas complètement isolé dans une production qui, notamment durant cette dernière décennie, s’est penchée sur l’histoire de la gauche dans le monde arabe, le livre de Fadi Bardawil se singularise par sa réflexivité et par la manière dont il s’engage dans des débats théoriques nouveaux : non pas la question du sens de la gauche, de sa fidélité et de ses trahisons, voire de sa réalité face à d’autres mouvements comme le nationalisme arabe ou l’islamisme, mais bien le sens même d’un engagement marxiste dans la région. Parmi les livres récents avec lesquels il dialogue, on peut citer : des travaux d’histoire intellectuelle qui revisitent les grands débats des temps postcoloniaux comme le livre de Zeina Halabi[1], les travaux de Samer Frangie[2], la synthèse d’Elizabeth Suzanne Kassab[3], le magnifique ouvrage d’Omnia El Shakry sur le Freud arabe[4] ou le Foundations of Modern Arab Identity de Stephen Sheehi. On peut également le situer dans un renouveau des travaux sur la « gauche arabe » par un biais intellectuel, dialoguant notamment avec le bel ouvrage de Yoav Di-Capua sur Sartre et l’existentialisme dans le monde arabe où l’on retrouve une partie des acteurs de cette histoire[5], ou les travaux de Sune Haugbolle[6], de Michaelle Browers[7], ou de Nicolas Dot-Pouillard[8].
L’ouvrage se situe aussi dans la lignée de travaux qui ne portent pas directement sur le même objet mais qui ont profondément transformé les études moyen-orientales en prenant à bras-le-corps des questions comme le sécularisme, et les questions liées au genre (Saba Mahmood, Leila Ahmed, Lara Deeb ou Ussama Makdisi). Il remet également au cœur de sa réflexion les productions des acteurs sur lesquels il se penche ainsi que toute une série de penseurs marxistes ou tiers-mondistes de langue arabe ou française qui viennent entrer en discussion avec l’école des subaltern studies et les plus affûtées des réflexions sur la modernité et le postcolonial. Au cœur, il y a ces deux mots présents dans le titre et qui tiennent autant de place que « revolution » et « arab marxism » : désenchantement et émancipation. On comprend bien que l’on se place ici au cœur même de l’engagement, de sa possibilité, et de son élan. Contrairement à d’autres travaux qui ont fait l’archéologie des pensées de gauche, de leurs débats et de leurs éventuelles impasses, il se situe au cœur même d’une quête pour l’émancipation et de la construction de possibilité de sa réalisation à travers une séquence historique agitée et souvent violente.
Les hommes – parce qu’il faut le dire, la place des femmes est assez minime dans ce groupe et l’on n’aperçoit ici que l’une d’entre elles, Azza Charara Beydoun – qu’il suit sont d’emblée dans la quête de l’émancipation, celle qui caractérise ce que l’on appelle « la nouvelle gauche », mais aussi celle qui caractérise des penseurs indépendants. Cette recherche prend plusieurs formes même si elle reste attachée au marxisme, à un marxisme arabe qui, comme l’écrit l’auteur, participe pleinement d’une histoire récente d’espoir et de désespoir (hope and despair).
Lubnan al-Ishtiraki : un parti politique ou un laboratoire théorique ?
Alors, de quoi s’agit-il ? Cette histoire commence avec un groupe de la nouvelle gauche, celle née dans les années 1960. Elle raconte l’itinéraire intellectuel, collectif et individuel, d’une génération à travers celle d’un groupuscule politique de gauche. Cette histoire par le petit bout de la lorgnette pourrait être elle-même groupusculaire. En réalité, parce que ces personnages ne sont pas restés des anonymes, parce qu’ils sont des figures importantes de la vie intellectuelle arabe contemporaine, leur itinéraire biographique et le temps de leur engagement politique les constituent en génération. Son contexte de naissance se fait à l’échelle internationale au sein des luttes anti-impérialistes, dans l’émergence de la jeunesse étudiante comme acteur politique-clé. Ce groupe libanais, Lubnan al-ishtiraki (« Liban socialiste ») n’échappe pas à ces caractéristiques. Il est constitué d’étudiants qui vont devenir des intellectuels majeurs, il se bat contre l’impérialisme et notamment aux côtés de la révolution palestinienne en cours. Néanmoins, le contexte de son émergence est celui d’une région plutôt dominée par le nationalisme arabe comme idéologie émancipatrice (notamment sous les deux formes du Nassérisme et des partis Baath syrien et irakien) et où le marxisme est pris dans les rets de la Guerre froide. Il est aussi celui de la défaite arabe de 1967, qui, on le sait, a fracturé durablement les alliances et mis à bas des espoirs issus des luttes anticoloniales.
Cette génération tente alors d’inventer une nouvelle voie, inspirée par les exemples du sud-est asiatiques et des révolutions latino-américaines. Leur voie, étroite, se définit par des prises de position et par des élaborations théoriques. Le retour que fait Bardawil sur leur pensée est une manière de déterrer une contribution originale au marxisme des années 1960, totalement ignorée et marginalisée à la fois par « les marxistes euro-centrés et leurs critiques post-coloniaux (qui) sont d’accord pour (les) ignorer » (introduction, p. 5). Le projet consiste donc à les extraire des rapports de domination dont ils sont l’objet et les sujets.
Bardawil les suit en les écoutant, en leur donnant la parole et en les faisant dialoguer avec d’autres intellectuels, venus d’autres horizons théoriques (libéraux) ou d’autres branches du marxisme. Et il apparaît que s’ils sont importants, ce n’est pas simplement parce qu’ils ont une forme de reconnaissance, mais bien parce qu’ils se situent en un lieu charnière de l’élaboration des fractures et des tensions théoriques auxquels la pensée arabe se confronte à partir des années 1960. Dans l’élan qui les pousse à se constituer en groupe d’action et de réflexion se trouve une forme de prescience, ils créent un interstice théorique dans lequel se situer, au moins pour un temps, et jusqu’à ce qu’il devienne invivable : un interstice pour élaborer des voies propres vers le socialisme qui ne soient pas immédiatement aspirées par l’arrogance nationaliste camouflée sous l’anti-impérialisme, ou les illusions d’une politique de l’authenticité qui a porté certains vers l’engagement islamiste jugé plus en prise avec les revendications populaires. La voie était en effet bien étroite, mais elle gardait en ligne de mire et comme gouvernail l’aspiration à l’émancipation.
Une anthropologie empirique de la théorie
L’auteur définit son projet comme un travail empirique de terrain sur la théorie, situant l’anthropologie qu’il pratique dans les débats sur la place de la théorie, de l’interprétation et du « matériau brut ». Le livre apporte ensuite la démonstration de la manière dont peuvent s’articuler ces niveaux. Il est construit comme une partition musicale, avec des voix majeures – celles des fondateurs de Liban socialiste – et des voix mineures – notamment celles de théoriciens de la diaspora comme Talal Asad et Edward Saïd. Ces voix dialoguent avec d’autres qui leur sont contemporaines, celles issues des critiques subalternes (essentiellement d’Asie du Sud) et celles de la gauche française des années 1960.
Le livre est construit en deux parties : 1. Le temps de l’histoire 2. Le temps du socio-culturel. La première partie reconstruit l’histoire du Liban socialiste à partir de ses archives, fait le portrait de cette génération et de ses luttes. La deuxième partie est une plongée dans la proposition théorique et politique qui émerge de ces engagements après 1967, elle suit ses acteurs et penseurs à travers leurs nouveaux engagements notamment à travers les écrits et les positionnements de Waddah Charara. Mais elle élargit également le cercle pour tenter de penser les lignes de divergence et de convergence qui émergent entre 1967 et 1979 et dans l’après 1979. On y voit intervenir d’autres figures de la pensée marxiste arabe, et d’autres lignes de fracture.
Et en effet, cette méthode déplace les lignes. Elle fait du livre un livre de son temps qui accompagne des questionnements contemporains et des réflexions sur l’histoire récente du Liban et de la région, et qui accompagne un certain essor des questionnements sur la vie politique arabe dans les années 1970, pour la sortir d’une forme de sortilège.
Faute de travaux faisant retour sur cette histoire, à partir de la pensée progressiste arabe, celle-ci semblait rester figée dans une mythologie, disparue et recouverte par d’autres façons de voir le monde arabe, notamment à la suite de la guerre civile libanaise, qui l’appréhendaient d’abord par le prisme des « guerres de religion ».
C’est un enfant de la guerre civile libanaise qui entreprend de défaire le sortilège. Et son positionnement générationnel, qu’il explicite en introduction, entre en résonance avec celui des jeunes gens, devenus des dinosaures, sur lesquels il se penche avec application et lucidité. Son attention à la mélancolie, à la fatigue militante, est le signe de cela, derrière l’héroïsation.
Les textes qu’il travaille ici, en premier lieu centrés sur la génération qu’il examine et ces penseurs dont il scrute les positions, les hésitations, les évolutions, dialoguent avec d’autres textes marquants, – certains avec lesquels ils sont directement en discussion et qui marquent le débat intellectuel arabe comme ceux d’Edward Saïd, de Sadik Jalal al-Azm de Talal Asad ou de Mahdi ‘Amil (surnommé le « Gramsci arabe ») – et d’autres qui sont à leurs frontières, qui sont ceux de deux principaux champs théoriques, les subaltern studies et les postcolonial studies. Faisant cela, Bardawil ne verse pas l’histoire du marxisme arabe dans le débat arabo-américain, il ne le transfère pas dans les campus états-uniens, même s’il en connaît tous les ressorts. Bien au contraire, il entreprend de rapporter au sud ces théories qui ont voyagé (traveling theories).
Le passage sur les réceptions d’Orientalism: Reading Orientalism in the Wake of the Iranian revolution (pp. 174-183) – entre marxistes et libéraux arabes – est passionnant et fait bien la démonstration qu’en sortant des ornières anti-occidentales, une histoire intellectuelle profonde est possible. Le livre événement d’Edward Saïd pose d’évidence un problème majeur aux intellectuels marxistes qui sont confrontés à la nécessité de préserver la promesse d’émancipation universelle portée par le marxisme. Ils sont également confrontés à une critique en miroir de l’orientalisme qui leur vient des idéologues islamistes, notamment ceux qui sont proches de la révolution iranienne. Ce moment historique de l’histoire intellectuelle est abordé avec une grande finesse et une grande sensibilité par Bardawil, qui montre bien les problèmes que ces questions ouvrent à la fois sur le plan politique et théorique et sur le plan personnel, qui sont assez éloignés des débats suscités par le livre en occident et dans l’université américaine en particulier, tous plus ou moins centrés sur la politique américaine. L’autre dimension, sur laquelle Bardawil ne s’étend pas, de ce combat intellectuel, est son caractère vital. Les intellectuels engagés dans ces débats théoriques y sont présents corps et âme et certains y perdront, on le sait, la vie (Mahdi ‘Amil est assassiné en 1987, certainement par des extrémistes chiites).
Qu’est-ce qu’être contemporain de son temps ?
La question que se pose dès lors Bardawil, en anthropologue mais aussi en intellectuel contemporain, est à quoi tient la contemporanéité des intellectuels ? Comment font-ils leur temps ? Le pari de ce livre, qui est relevé, est de tenir ensemble des strates de temps, des strates de contemporanéité, dirais-je plutôt. C’est aussi une manière de saisir la situation de la parole et de la pensée, la multi-situation.
Le livre est construit de manière centrale sur la question du temps. Ce n’est pas un livre d’histoire, mais il trouve quand même sa place dans une anthropologie historique au sens où il n’est pas une régression par le passé mais bien une réflexion sur le temps, avec le temps, sur les possibilités d’un présent passé. Notamment parce qu’il redonne de l’épaisseur à deux moments historiques-clé du XXe siècle : 1967 et 1979.
Saisir l’histoire intellectuelle en se dessaisissant de la question des copies et des originaux, des centres et des périphéries, en travaillant à partir d’une multidirectional translation, c’est-à-dire quand même reconnaître les places des uns et des autres dans le champ des valeurs et des dominations : les Arabes marxistes ne sont ni des authentiques marxistes ni des authentiques Arabes…
Pour finir, il faut dire que ce livre donne envie d’en lire d’autres, non encore écrits, qui pourraient prendre pour objet d’autres lieux de l’engagement arabe pour les voir se transformer à la lumière du contemporain post-colonial : le féminisme bien entendu, mais cette histoire a été en partie écrite, le nationalisme certainement, qui met en son cœur la question de la souveraineté et les manières dont on peut s’en saisir.
Enfin, la réflexion ouverte ici, et non résolue, sur le désenchantement comme condition invite à des comparaisons avec d’autres espaces postcoloniaux. On pense par exemple à l’Algérie indépendante, traversée par des désenchantements majeurs, et qui a eu une place si grande dans les espoirs révolutionnaires arabes. On peut aussi penser à la place que peut encore tenir aujourd’hui la démocratie comme horizon révolutionnaire, certainement balayée par une forme de désenchantement qui aurait, cette fois, touché les libéraux ?
Tous ces programmes de travail peuvent en tout cas certainement bénéficier de la méthode à la fois minutieuse et ambitieuse déployée dans l’ouvrage de Bardawil.
Notes :
[1] Zeina G HALABI, The Unmaking of the Arab Intellectual. Prophecy: Exile and the Nation. Edinburgh: Edinburgh University Press, 2017.
[2] Ici en particulier l’article qu’il a consacré à Mahdi ‘AMIL, Samer FRANGIE, « Theorizing from the Periphery: The Intellectual Project of Madi ‘Amil », International Journal of Middle East Studies 44, n° 3, 2012, p.p. 465-482.
[3] Elizabeth Suzanne KASSAB, Contemporary Arab Thought: Cultural Critique in Comparative Perspective. New York: Columbia University Press, 2009.
[4] Omnia EL SHAKRY, The Arabic Freud: Psychoanalysis and Islam in Modern Egypt. Princeton, NJ: Princeton University Press, 2017.
[5] Yoav DI-CAPUA, No Exit: Arab Existentialism, Jean-Paul Sartre, and Decolonization. Chicago: University of Chicago Press, 2018.
[6] Sune HAUGBOLLE, “The New Arab Left and 1967”, British Journal of Middle Eastern Studies 44, n°4 (2017): 497-512.
[7] Michaelle Browers, “The Civil Society Debate and New Trends on the Arab Left”, Theory and Event 7, n°2, 2004.
[8] Nicolas DOT-POUILLARD, « De Pékin à Téhéran en regardant vers Jérusalem : la singulière conversion à l’islamisme des ‘Maos du Fatah’ », Cahiers de l’Institut Religioscope n° 2, décembre 2008.