Par Salam Kawakibi, directeur du CAREP Paris
Les Libanais ne s’y sont pas trompés : même pour les moins sceptiques d’entre eux, la France n’est pas fidèle aux promesses faites par son président au Liban après l’explosion qui a ravagé le port de Beyrouth le 4 août dernier. Les scènes de liesse qui avaient alors accueilli Emmanuel Macron ont laissé place à des manifestations de colère contre la « coopération » du président français avec la classe dirigeante libanaise conspuée par la population.
Malgré certaines réticences et des questionnements quant aux raisons de l’intérêt exacerbé porté par le président français Emmanuel Macron pour l’avenir du pays du Cèdre, la majorité des Libanais (activistes et citoyens ordinaires), avaient accueilli cette première visite avec enthousiasme. Cette bienveillance, qui se manifesta autant dans l’expression d’une admiration sans réserve que par l’attentisme des politiques locaux, en passant par l’euphorie des enfants de « notre douce mère la France », assura à la visite un impact positif. Celui-ci fut amplifié par la fermeté des propos qui furent, dit la rumeur, adressée par Emmanuel Macron aux représentants des forces politiques traditionnelles « invités » à la Résidence des Pins et considérés par les Libanais comme responsables de la catastrophe. La rencontre organisée entre le président français et des représentants du vaste mouvement social qui secoue le Liban depuis le mois d’octobre, reçut également un écho enthousiaste, les plus optimistes allant jusqu’à affirmer que M. Macron avait établi une feuille de route à laquelle il aurait demandé aux politiciens libanais de souscrire sous peine de mesures de rétorsion.
Dans le sillage de cette première visite, les médias libanais, français et internationaux, se sont gargarisés d’analyses dithyrambiques sur la capacité de la France à contraindre la classe politique libanaise à gérer sérieusement cette crise. Ces succès présumés, qui contrastent avec maintes tentatives précédentes, ont donné lieu à de multiples supputations sur la suite des mesures qui seront imposées par Paris aux dirigeants libanais, qui entretiennent depuis la création de l’État libanais, un chaos politique et sécuritaire propice à leur enrichissement personnel. Les analystes n’ont pas manqué de souligner le rôle que pourrait jouer Paris, surtout en présence d’Emmanuel Macron à l’Élysée, pour débloquer l’aide internationale, que ce soit par l’entremise de la Conférence de Paris, en intervenant directement auprès du Fonds monétaire international ou en s’entremettant auprès de la Banque mondiale.
Alors que chercheurs et historiens s’efforçaient de justifier l’intérêt continu – jugé excessif par certains esprits chagrins – de la France pour le Liban, des intellectuels libanais (écrivains, chercheurs, artistes) se sont appliqués à relayer dans les journaux français la voix des masses libanaises qui manifestent depuis des mois leur dégoût de la classe politique et leur volonté de reconstruire l’État sur un contrat social fondé sur l’égalité et la fin du système confessionnel. Ces plumes, issues de toutes les confessions, se sont rejointes dans leur souci commun de faire cesser la terreur exercée par le Hezbollah, seul parti autorisé à posséder des armes, sur la vie politique, sécuritaire et économique, sans pour autant exclure le Parti de Dieu de la nouvelle scène démocratique qu’ils appellent de leurs vœux pourvu que ce dernier soit désarmé.
C’est dans cette maison en flammes, où règne la loi du plus fort, que revient le 1er septembre Emmanuel Macron, volontiers représenté en « sauveur » sur les réseaux sociaux. Serait-il capable de « tirer les oreilles » des responsables libanais ? Rien ne paraît moins sûr aujourd’hui.
La veille de son arrivée, la classe politique libanaise, comme un élève studieux qui craint le contrôle du proviseur, s’est accordée sur la nomination d’un Premier ministre qui la représente à l’image de celui qui présidait au précédent gouvernement, déchu sept mois après sa formation suite à la catastrophe. Véritable bras d’honneur fait à l’ensemble des Libanais et à ceux qui espéraient un changement réel, cette mesure a une nouvelle fois démontré que la classe politique cherche à temporiser en espérant à tout prix préserver le système qui assure ses intérêts. Dans ces conditions, la nouvelle visite de M. Macron ne peut être entendue que comme une acceptation par la France du compromis proposé par la classe politique libanaise et notamment le Hezbollah. Les révélations de la presse sur le dessous des négociations françaises avec le Parti de Dieu, ont conforté la conviction des Libanais que la France garde foi en ce « système » dont ils réclament l’abolition et auquel le président français a déclaré lui-même mardi vouloir laisser une « dernière chance ». Emmanuel Macron, de fait, s’est gardé d’appeler à des élections à court terme et au désarmement du Hezbollah.
Cerise sur le gâteau, au lieu d’entamer cette visite en se rendant dans les locaux d’une des organisations de la société civile libanaise, ou dans la caserne des pompiers victimes de l’explosion, le Président français a choisi d’honorer la chanteuse Fayrouz. Sans insister sur les clichés orientalistes que charrie un tel choix, peu en phase avec les réalités de la scène culturelle libanaise, pourtant en pleine ébullition, il est légitime de se demander qui a convaincu le Président Macron de faire crédit à la clique qui se partage aujourd’hui le pouvoir au Liban, notamment le Hezbollah, proxy de l’Iran ?
Les conseillers du président français sur les questions du Moyen-Orient sont pourtant renommés pour leur compréhension des enjeux politiques de la région et sont, pour la plupart, de bons arabisants. De plus, les experts consultés par l’Élysée sur les questions libanaises sont aussi connus pour être proches des décideurs libanais et fins connaisseurs des ruses de la classe politique. La stratégie française est-elle, dès lors, motivée par des calculs stratégiques douteux ? Bien que Téhéran continue à tenir tête à l’Europe et provoque précisément la France à travers la détention arbitraire de la chercheuse franco-iranienne Fariba Adelkhah, Paris cherche en effet à conserver une certaine retenue envers l’Iran. Celle-ci est motivée, d’une part, par une volonté de maintenir une relation avec l’Iran dans le but d’éviter toute confrontation avec les Émirats – principaux alliés de la France dans la région – et par la volonté française de se concentrer, d’autre part, sur son bras de fer avec la Turquie à l’est de la Méditerranée.
Une telle stratégie ne saurait en aucun cas bénéficier à la France ni au futur de ses relations avec les pays du Moyen-Orient, bien qu’Emmanuel Macron soit convaincu de ses capacités en la matière.
En tout état de cause, la déception des Libanais qui faisaient encore il y a un mois, crédit au président français de son intention réelle à vouloir changer les choses, comme le laissaient accroire ses déclarations grandiloquentes sur les ruines du port de Beyrouth, n’a d’égale que le scepticisme exprimé sur les réseaux sociaux par le célèbre historien libanais Ahmad Beydoun : « Quand le président français nous dit qu’il ne nous lâchera pas, doit-on entendre par-là qu’il ne nous laissera pas tomber ou qu’il ne nous laissera pas bouger ? »
Une désillusion qui ne peut que résonner profondément au cœur des Libanais. Comme l’exprime aussi le poète Issa Makhlouf sur sa page Facebook : « Les victimes du Liban meurent toujours deux fois : une fois lorsqu’ils sont assassinés, et une deuxième lorsque leurs familles voient le criminel toujours au pouvoir dans leur pays contrôler la vie de ceux qu’il n’a pas encore assassinés. »