Entretien avec Alice Franck, propos recueillis par Isabel Ruck
Le Soudan vit une situation instable depuis le putsch militaire du 25 octobre 2021 du général Abdel Fattah el-Burhan et des Forces de soutien rapide (RSF – Rapid Support Forces), héritières des milices janjawid, du général Mohammed Hamdan Daglo-surnommé « Hemetti » – évinçant les civils du Conseil de souveraineté. Regroupant militaires et civils, cette instance avait été mis en place en août 2019 pour chapeauter la transition démocratique après la chute du dictateur Omar el-Béchir au Soudan.
Or, derrière l’apparente gouvernance bicéphale du Conseil par les deux généraux (entente fragile qui visait avant tout le maintien à distance des forces démocratiques), se cache en réalité une lutte de pouvoir dont les origines remontent à 2013, année où Omar el-Béchir créait les RSF, avant de les institutionaliser en 2017 pour se prémunir contre un éventuel coup d’État.
Le conflit qui secoue la capitale soudanaise depuis le 15 avril 2023, s’inscrit dans la continuité de ces liens complexes entre forces armées et paramilitaires. Les deux généraux sont incapables de s’entendre sur l’intégration des Forces de soutien rapide aux troupes régulières de l’armée, un point pourtant stipulé dans l’accord-cadre négocié en décembre 2022 sous médiation internationale.
Nous avons demandé à Alice Franck, maître de conférences en géographie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, de décrypter la situation soudanaise pour nous.
I.R. : Comment expliquez-vous le sursaut de violence qui oppose les partisans d’Abdel Fattah el-Burhan et de Hemetti ? Quel est selon vous l’élément déclencheur ?
A.F. : Rétrospectivement, la montée des tensions et des dissensions entre les forces armées et les forces paramilitaires (RSF-Rapid Support Forces) pour le partage du pouvoir était palpable depuis plusieurs mois, aussi bien au regard du piétinement des négociations conduites sous l’égide des Nations unies pour la signature puis la mise en place de l’accord-cadre, que dans les déclarations des deux généraux, ou encore dans les récents mouvements de leurs troupes. Mais la violence de l’assaut a surpris de nombreux observateurs ainsi que la population de Khartoum. La durée aussi a surpris. Au tout début du conflit, certains pensaient qu’il ne durerait pas, or, nous en sommes à plus de 50 jours de combats et rien ne semble dire que la fin approche. Les négociations achoppaient notamment sur la question de l’intégration des forces miliciennes RSF à l’intérieur des forces armées et de ses modalités à plus ou moins long terme. Plus qu’une réforme du secteur de la sécurité, il s’agissait en intégrant les RSF de les soumettre à la hiérarchie militaire et de neutraliser du même coup les ambitions politiques de leur chef : Hemetti. La crise actuelle traduit deux choses ; d’une part, le fait que les RSF créées et institutionnalisées par l’ancien régime militaro-islamiste sont désormais trop puissantes à la fois économiquement et militairement aux yeux de l’armée, et elle révèle d’autre part la fragilité de l’alliance conclue entre les deux généraux depuis le coup d’État d’octobre 2021, voire depuis le début de la transition en août 2019. En effet, il est nécessaire de resituer cette guerre dans une temporalité plus large : celle de l’utilisation quasi systématique de milices par l’armée dans les conflits du Soudan, notamment dans les régions périphériques et ce, depuis l’Indépendance du pays. Par ailleurs, il est nécessaire de contextualiser la crise actuelle en remontant au soulèvement révolutionnaire soudanais, commencé fin 2018. Celui-ci avait abouti en avril 2019 à la chute d’Omar el-Béchir, mais avait également scellé l’alliance entre les deux généraux dans un processus de transition démocratique et de restitution du pouvoir aux civils. En réalité, ils n’ont jamais vraiment eu l’intention de s’impliquer dans cette transition, mais au cours de ce processus, ils ont été renforcés et légitimés, notamment par la communauté internationale, en tant qu’interlocuteurs valables, voire comme seuls interlocuteurs possibles. Après le coup d’État d’octobre 2021, dans un contexte de crise économique majeure et de poursuite de la contestation, les dissensions et rivalités entre les deux hommes et les deux forces en présence se sont exacerbées jusqu’à la confrontation violente du 15 avril dernier qui dure toujours.
Alice Franck
Maîtresse de conférences
Alice Franck est maître de conférences en géographie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Depuis 2000, elle travaille sur le Soudan et plus spécifiquement sur Khartoum Son travail de thèse sur l’agriculture urbaine à Khartoum articulait la question de l’intégration en ville des activités (élevage et maraîchage) et des travailleurs agricoles dans une ville sahélienne de plusieurs millions d’habitants marquée par les mobilités forcées. La thématique des migrations saisonnières de travail en provenance des régions périphériques du pays (Darfour notamment), les questions de citadinité, d’accès au foncier urbain et plus largement de planification urbaine y étaient abordées. Elle a poursuivi ses travaux sur la ville de Khartoum autour des conflits fonciers mettant en scène les terres agricoles du centre-ville qui illustrent parfaitement le nouveau contexte économique soudanais et le recyclage de la rente pétrolière dans l’immobilier de la capitale soudanaise. Depuis 2020, elle est co-porteuse de l’ANR Thawra- Sur : Thinking Alternative WoRld Across SUdanese Revolution (Université Paris 1- Panthéon Sorbonne/Université de Paris 8).
I.R. : Quel objectif poursuit le commandant des Forces de soutien rapide, Hemetti, et quels sont les moyens qu’il déploie pour y parvenir ?
A.F. : Hemetti, tout comme el-Burhan, se bat pour le pouvoir. Les deux généraux se connaissent d’ailleurs bien pour avoir œuvré de concert dans la répression au Darfour, où les RSF, appelés auparavant janjawid se sont sinistrement illustrés sur le terrain en 2003, et au Yémen, où ces mêmes forces paramilitaires ont servi de supplétif dans le conflit. Les milices ont été essentiellement utilisées comme force de contre-insurrection à bas coût sous la coordination de l’armée officielle. Cela ne représente en soi rien de nouveau dans le cas soudanais. Ce qui est nouveau en revanche, c’est qu’une force milicienne échappe au contrôle de l’armée, et soit en situation de rivaliser avec elle.
En effet, Hemetti n’a pas caché ses ambitions politiques, il a bénéficié et joué des dissensions au sein de l’ancien régime et surtout au sein de l’armée, gagnant progressivement le centre du pouvoir. La reconversion des janjawid en RSF et leur institutionnalisation en 2017 en une force autonome au sein de l’État par Omar el-Béchir ont constitué une étape majeure dans l’ascension sociale et politique d’Hemetti. La participation des RSF à la guerre au Yémen, ainsi qu’au contrôle des frontières pour contenir les migrations vers l’Europe lui ont parallèlement permis d’accroître son assise financière, d’étendre ses capacités de recrutements au-delà de son clan et de renforcer la formation de ses troupes. En dix ans, parallèlement et en lien avec son ascension politique et son rapprochement du pouvoir, Hemetti a considérablement développé sa fortune au départ basée sur la guerre (externalisation de la violence de l’État) et le commerce de chameaux pour renforcer et diversifier son implication dans différents secteurs de l’économie soudanaise : de l’or, à l’immobilier, en passant par l’agriculture… Il a utilisé pour cela sa proximité avec le pouvoir, reproduisant des mécanismes de prédation sur l’économie soudanaise, parfaitement connus et pratiqués de longue date par l’armée et en particulier par la hiérarchie.
Il est également important de noter que les deux hommes qui s’affrontent n’ont pas les mêmes ancrages sociaux et régionaux et ne représentent pas les mêmes catégories sociales présentes au Soudan. El-Burhan apparaît comme le prolongement de l’ancien régime ; il appartient à un groupe issu de la vallée du Nil, qui constitue l’élite dirigeante du pays depuis son indépendance. L’affichage récent de ses liens avec les franges islamistes de l’ancien régime souligne un peu plus la continuité avec l’ancien régime d’Omar el-Béchir. Quant à Hemetti, il appartient à un groupe marginalisé de pasteurs arabes de l’ouest du Soudan (Darfour). Son ascension sociale et ses ambitions politiques sonnent ainsi comme une revanche des marginalisés sur le centre et ont été regardées avec mépris par les élites soudanaises du Nord. Jusqu’ici, la population n’a pas pris clairement parti pour l’un ou l’autre, mais le risque de voir raviver des tensions identitaires existe et est déjà une réalité au Darfour. A l’exception de la maîtrise du ciel qui demeure sous le contrôle de l’armée, Hemetti dispose d’une force de 100 à 120 000 hommes comparable à celle des troupes d’El-Burhan. La guerre qui se déroule actuellement témoigne à la fois des ambitions politiques, et économiques de deux hommes et révèle aussi les disparités régionales criantes qui plongent l’ensemble de la population soudanaise dans un futur incertain.
I.R. : Beaucoup d’observateurs insistent sur la dimension urbaine des affrontements jusqu’à parler de guérilla urbaine. C’est en effet la première fois qu’un conflit éclate dans la capitale Khartoum, lieux du pouvoir, et non dans les périphéries du pays. Comment interprétez-vous ces lectures ?
A.F. : Khartoum a longtemps été une capitale curieusement épargnée par les combats armés qui se sont déroulés dans les régions périphériques du pays presque sans discontinuer depuis l’Indépendance. La guerre entre le Nord et le Sud tout d’abord, qui ne s’est interrompue qu’entre 1972 suite aux accords de paix d’Addis Abeba et 1983, date où le conflit civil reprend et ne prendra fin qu’avec le CPA (Compréhensive Peace Agreement) signé en 2005. Seule la mort du leader charismatique du SPLM/SPLA (Sudan People Liberation Movement/Army), dans un accident d’hélicoptère (jamais élucidé) trois semaines après son accession à la vice-présidence du Soudan avait, en 2005, conduit à des émeutes et des troubles dans la capitale. Il en a été de même avec la guerre au Darfour qui dure depuis 2003 sans que les combats ne gagnent Khartoum, à l’exception de l’attaque du mouvement darfouri JEM (Justice and Equality Movement) sur Omdurman (l’une des trois villes qui forment avec Khartoum et Khartoum Nord la capitale) en 2008 qui avait réussi à atteindre la capitale, sans réussir à la prendre et à déstabiliser le gouvernement soudanais. À ces deux exceptions près, les conflits dans les périphéries ne se sont pas exportés dans le Grand Khartoum, même si la capitale a connu une croissance explosive du fait de l’accueil de centaines de milliers de déplacés par ces conflits. Le fait que Khartoum soit aujourd’hui le théâtre d’affrontements violents entre les RSF et les forces armées témoigne de la puissance gagnée ces dernières années par les RSF et du fait qu’elles étaient d’ores et déjà parvenues au cœur du jeu politique. Les lieux symboliques du pouvoir sont ainsi les premiers visés par les combats depuis le 15 avril : le quartier général des forces armées, l’aéroport, le palais présidentiel… Ce sont donc les quartiers centraux et aisés qui ont été les premiers touchés par les affrontements. Cela a surpris nombre de chancelleries étrangères qui se sont retrouvées au milieu des combats et ont dû mettre en place des opérations d’évacuations de leurs personnels. Certaines infrastructures stratégiques pour le contrôle de la ville (tels que les ponts), ou pour la survie des troupes (comme les hôpitaux) ont été dès le démarrage de la guerre âprement disputées. Dans le cas des hôpitaux qui sont le lieu d’intenses combats, l’important engagement des médecins soudanais en faveur d’une transition démocratique, via la Doctor Union Association, comme leur capacité à établir le décompte des blessés et des morts est également à prendre en compte dans le fait qu’ils soient particulièrement visés par les deux forces en présence. Il est important de souligner la poursuite d’une répression ciblée sur les activistes – médecins mais également journalistes et avocats – particulièrement inquiétante dans le contexte de guerre actuelle. Désormais les combats se sont étendus à l’ensemble de la conurbation gagnant les quartiers périphériques, notamment ceux qui abritent des casernes militaires et des baraquements RSF avec différentes lignes de fronts dont les avancées sont difficiles à suivre à distance, même si les RSF semblent aujourd’hui tenir de plus en plus de positions dans la capitale. Dans la mesure où les forces armées bombardent quotidiennement Khartoum, peut-on encore parler de « guérilla urbaine » ? Les populations coincées au milieu des combats, sans assistance médicale, sans cash, ont fui en masse. Depuis quelques jours pourtant, certains bus sont empêchés de quitter Khartoum ce qui interroge quant à une possible stratégie des RSF d’utiliser la population pour tenter de limiter les attaques aériennes de l’armée, sans résultat pour le moment.
Le fait que la capitale soit touchée par des affrontements armés d’une violence inédite ne doit pas occulter les combats qui font rage ailleurs dans le pays et notamment au Darfour où les affres du passé resurgissent avec une grande intensité. À El-Geneina, d’importants massacres ont été documentés, à Nyala, les combats se poursuivent pour la deuxième semaine, à El-Fasher le fragile accord conclu entre les différentes communautés et partis en présence pour garantir le maintien de la paix localement n’a pas tenu, à Zalinge, les combats et les pillages se poursuivent.
I.R. : Plusieurs pays craignent aujourd’hui un embrasement généralisé du conflit qui a déjà plusieurs foyers au Darfour. Le Tchad, pays voisin du Soudan, redoute beaucoup ces violences et possibles exactions de la part des Forces de soutien rapide (RSF) qui rappelleraient celles de 2003 au Darfour. Le prisme ethnique opposant les « Arabes » aux « Africains » est-il pertinent pour saisir ce conflit ?
A.F. : La situation au Darfour est particulièrement inquiétante car la population n’est pas « simplement » coincée au milieu des combats entre les RSF et les forces armées, mais largement prise à partie et visée par les violences, selon des lignes de fractures locales et ethniques. Ces violences sont essentiellement perpétrées par des miliciens (RSF) et des groupes affiliés parce qu’ils sont d’une part en position de force au Darfour : l’armée et le gouvernement n’ayant pas, depuis vingt ans, réussi à mettre un terme définitif au conflit du Darfour qui se poursuivait toujours mais sur un mode plus sourd – c’était d’ailleurs une des trois demandes du mouvement révolutionnaire soudanais – , et d’autre part, car en tant que darfouris, les RSF font partie du jeu local et des tensions ethniques et raciales attisées depuis des décennies. Des massacres, et des exécutions de civils sur la base de critères ethniques sont documentés à El-Geneina. Le Tchad regarde la frontière avec inquiétude car les groupes darfouris soudanais, arabes et non arabes, sont pour la plupart des groupes frontaliers que l’on retrouve au Tchad. Or, au Tchad ces groupes évoluent dans d’autres dynamiques et jeux de pouvoir à l’échelle locale et nationale faisant dès lors craindre une régionalisation du conflit.
À un autre niveau, le conflit met une nouvelle fois à jour les inégalités régionales de développement criantes qui existent au Soudan. Le Darfour, qui était avant cette guerre déjà très démuni en matière d’infrastructures de base (santé, éducation…), se retrouve aujourd’hui sans aide humanitaire ou presque, sans système de communication, sans hôpitaux en état de fonctionnement capables de soigner les très nombreux blessés.
I.R. : Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés craint que ce conflit ne donne lieu à une nouvelle vague migratoire. Selon le HCR, 100 000 personnes seraient déjà arrivées au Tchad ces dernières semaines. Comment cette arrivée massive de Soudanais dans les pays limitrophes est-elle vécue ?
A.F. : Le HCR estime que plus de 1,4 million de personnes ont fui les combats depuis le 15 avril parmi lesquelles 330 000 se sont réfugiées dans un autre pays, principalement dans les pays limitrophes : en Égypte, au Soudan du Sud, au Tchad, en Centrafrique mais également en Arabie saoudite, aux Emirats… accessibles par voie de mer ou aérienne depuis Port Soudan. Les départs se poursuivent à mesure que les conditions de vie se durcissent au Soudan et que l’espoir d’une trêve et d’une fin du conflit se réduit. Depuis le 5 mai, le HCR appelle à maintenir les frontières ouvertes aux Soudanais (y compris sans document de voyage) et à suspendre les rejets d’asile les concernant. Pourtant, à la frontière égyptienne, les conditions, déjà restrictives – passeport avec une validité de plus de 6 mois, accès sans visa pour les femmes et les enfants, visa nécessaire pour les hommes entre 15 et 50 ans – sont renforcées et se dégradent. Les conditions de passage en Éthiopie se détériorent également.
Mais la question de l’accueil de réfugiés en provenance du Soudan ne se pose pas que pour les pays limitrophes. Elle concerne également l’Europe pour qui le Soudan représentait, depuis l’effondrement de la Libye, la pierre angulaire de la politique européenne d’externalisation et de contrôle des frontières et des flux de migrants en provenance de la Corne de l’Afrique (Processus de Khartoum). Le gouvernement soudanais mais plus précisément les RSF ont d’ailleurs bénéficié de cette politique. En France, les dossiers des demandeurs d’asile sont actuellement gelés, même si la Cour nationale du droit d’asile modifie ses positions notamment sur certaines régions comme le Darfour, désormais qualifié dans son ensemble de zone de violence aveugle. Le Darfour occidental et la région du Nil bleu ont quant à elles été qualifiées de zones de violence aveugle d’une intensité exceptionnelle. Mais rien n’est encore statué pour Khartoum témoignant de la frilosité de notre politique d’accueil à l’égard des exilés soudanais.
I.R. : Les deux généraux ont des appuis régionaux et internationaux différents. Alors que le chef des FAS, El-Burhan, compte sur le soutien de l’Égypte, Hemetti s’est rallié les appuis de l’Éthiopie, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. Dans quelle mesure ces acteurs interviennent-ils dans le conflit actuel ?
A.F. : Il est important de souligner que le conflit actuel est avant tout le fait de dynamiques locales. Et aucun des soutiens dont vous parlez n’a intérêt à ce que le Soudan devienne une zone de chaos. Par ailleurs seuls l’Égypte et les Émirats ont un positionnement clair pour un des deux camps. L’Égypte qui soutient clairement l’armée soudanaise n’est pas intervenue directement depuis plus de 50 jours que dure le conflit. Donc chacun des deux camps fait jouer ses soutiens mais les affrontements extrêmement violents en cours restent pour l’heure essentiellement issus de dynamiques locales.
I.R. : La présence des mercenaires du groupe Wagner au Soudan reste aussi une préoccupation du point de vue occidental. Qu’en est-il réellement sur le terrain ? Existe-t-il un risque à ce que Wagner renforce les Forces de soutien rapide (RSF) du général Hemetti ?
A.F. : Il s’agit effectivement d’une préoccupation occidentale en lien avec les enjeux du conflit en Ukraine. Les deux forces soudanaises, qu’il s’agisse de celles d’El-Burhan ou de Hemetti sont en contact avec le régime russe. Hemetti discute avec Wagner quand El-Burhan discute avec le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov. Autrement dit, les deux forces en présence ont des soutiens russes liés à des intérêts communs tels que l’or, l’achat d’armes, etc. Mais les intérêts et la présence russes au Soudan demeurent moins prégnants que dans d’autres pays africains.
I.R. : Alors que plusieurs pays ont ordonné l’évacuation de leurs ressortissants et personnels d’ambassades, l’ONU a décidé de maintenir en place son représentant spécial, Volker Perthes, pour continuer d’œuvrer à la résolution du conflit. Croyez-vous qu’une sortie de crise par la négociation soit encore possible à ce stade ?
A.F. : Les forces armées soudanaises réclament le départ de Volker Perthes. Des manifestations ont eu lieu devant le siège de l’UNITAMS (United Nations Integrated Transition Assistance Mission in Sudan), témoignant de l’échec des négociations menées par les Nations unies pour rétablir une transition depuis le coup d’État de 2021. Le début de la guerre le 15 avril représente un réel camouflet aux efforts conduits par l’envoyé spécial des Nations unies pour trouver un accord même fragile. Les multiples tentatives de négociation d’une trêve à Djeddah sous l’égide des États-Unis et de l’Arabie saoudite ont été vaines et n’ont pas été respectées par les deux parties. Aucun représentant des forces civiles n’y a été convié, montrant qu’ils ne sont pas considérés par les diplomaties. De manière générale, les pressions de la communauté internationale qui s’exercent sur les deux forces combattantes sont très insuffisantes et en aucun cas à la hauteur de la catastrophe en cours. Les sanctions annoncées tardivement sont un outil dont on connaît l’inefficacité et auxquelles les dirigeants soudanais sont habitués. Le Soudan a en effet été sous sanction pendant plus de trente ans sans que cela ne nuise particulièrement à sa classe politique. Il s’agit donc plus d’un effet d’annonce que de réelles pressions exercées sur les deux généraux pour parvenir à trouver une issue au conflit. Actuellement, même l’aide humanitaire n’arrive pas au Soudan, les acteurs humanitaires internationaux ayant les plus grandes difficultés à intervenir du fait de l’insécurité et de la mise à l’arrêt du pays : difficulté à payer leurs employés locaux sans système bancaire en situation de marche, difficulté d’approvisionnement du fait de l’absence des fournisseurs habituels, du blocage de Port Soudan et des routes pour acheminer l’aide, qui sans garantie de sécurité par les deux parties se révèle plus que périlleux. La situation dégénère rapidement, notamment au Darfour et à Khartoum, alors que la saison des pluies vient de démarrer et que sans cette production saisonnière les possibilités d’amélioration de la sécurité alimentaire d’une population déjà fragile seront obérées jusqu’à l’année prochaine.
I.R. : Le peuple soudanais est pris au piège dans ce conflit entre généraux. Comment s’organise-t-il ? Que reste-t-il des comités de résistances ?
A.F. : Le réseau de comités de résistance qui maille l’ensemble du territoire soudanais, dont la mise en place date de la révolution soudanaise, est désormais mobilisé sur l’aide d’urgence depuis le déclenchement du conflit, le 15 avril. À Khartoum, ils ont tout d’abord beaucoup œuvré pour aider à sortir les personnes coincées au milieu des combats, pour renseigner via les réseaux sociaux sur la présence d’hommes en armes et localiser des situations dangereuses à éviter, informer la population sur les pharmacies ouvertes, etc. Ils se sont aussi mobilisés pour trouver des médicaments spécifiques, apporter de l’eau et de la nourriture aux familles les plus démunies, aux orphelinats, approvisionner en essence certaines structures de soins… Désormais, ils participent également à enterrer les morts, à l’identification des cadavres lorsque ces derniers ne sont pas reconnus. Ils ont organisé la mise en place des unités d’urgence (Emergency Room) dans certains quartiers de la capitale pour fournir des soins primaires à la population. La solidarité s’organise à Khartoum et les comités de résistance en sont l’un des piliers, mais les possibilités restent extrêmement limitées en raison de l’insécurité et des pénuries qu’il s’agisse des produits pharmaceutiques, alimentaires, du cash et même de la main-d’œuvre qualifiée qui a fui comme les médecins. En région, notamment au nord du Soudan et dans les provinces de la Gézira et de Gedaref, ou encore de Port Soudan, l’accueil des déplacés de Khartoum s’organise avec l’aide des comités de résistance locaux. La délocalisation de certaines institutions médicales et bancaires dans ces régions encore épargnées par les combats s’amorce également. Mais le contexte de guerre et l’arrivée des déplacés en nombre augmentent considérablement les prix des loyers, rendant la mise à l’abri chère. L’augmentation du prix des trajets en bus dépasse désormais celle du prix de l’essence : un billet de bus pour la frontière égyptienne atteint les 500 €.
I.R. : Quel rôle joue la diaspora soudanaise à la fois dans la région et en Europe dans le soutien au peuple soudanais ?
A.F. : La diaspora se remobilise elle aussi sur des modalités qu’elle avait connues au moment de la révolution. Elle tente tout d’abord d’informer la communauté internationale de la situation au Soudan mais l’écho médiatique et politique qu’elle rencontre est bien moindre que lors du soulèvement populaire. Elle se démène aussi dans des campagnes de levée de fonds à destination des comités de résistances locaux, du syndicat des médecins, ou d’autres causes spécifiques (artistes, orphelinats, soins médicaux, etc.). Un groupe de médecins soudanais établis au Qatar propose par exemple des consultations médicales par téléphone. La diaspora soudanaise est extrêmement sollicitée à l’échelle familiale et tous les Soudanais de l’étranger qui le peuvent envoient de l’argent à leur famille restée au Soudan.
I.R. : On dit souvent que la transition démocratique soudanaise lancée après la destitution d’Omar el-Béchir en 2019 a échoué à cause d’une absence de réforme du secteur de la sécurité au Soudan. Partagez-vous cette analyse ?
A.F. : Les raisons de l’échec de cette transition sont comme souvent multifactorielles, et dans la mesure où dès le départ, les forces de sécurité (armée et RSF) ont été associées, voire garantes, du processus de transition démocratique dans un pays où forces armées et pouvoir économique et politique sont plus qu’intimement liées, la transition était dès le départ compromise. Mais d’autres facteurs ont également joué : la faible marge de manœuvre du gouvernement civil d’Hamdok, l’incapacité des civils à se mettre d’accord, les réformes d’austérité imposées par les Organisations financières internationales sans réels mécanismes de rééquilibrage, la crise de la Covid, le jeu de la vieille garde islamiste ont également participé à réduire à néant les espoirs d’un Soudan en paix, plus juste et plus libre qui avaient pu naître en 2019.