Le phénomène migratoire reste encore peu étudié au sein des sociétés arabes. La majorité des recherches existantes se concentre davantage sur l’émigration, plutôt que de considérer ces pays comme des terres d’accueil. Cependant, les schémas migratoires ont considérablement évolué dans le monde arabe, notamment depuis la mise en œuvre de la politique d’externalisation des frontières de l’espace européen. Les pays arabes situés sur la rive sud de la Méditerranée se sont ainsi transformés en une « zone tampon » entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne.
L’arrivée massive de migrants subsahariens dans les pays du Maghreb a eu des répercussions sur les populations locales, entraînant parfois des réactions violentes, comme en témoignent les cas tunisien et libyen. Il est donc devenu particulièrement nécessaire d’étudier ces changements à un moment où de nouvelles politiques migratoires émergent et où les tensions sociales s’intensifient dans la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient (ANMO). Le cycle de sept tables rondes intitulé « Migration et sociétés arabes », organisé par le Centre arabe de recherche et d’études politiques de Paris (CAREP Paris), a analysé ces questions en profondeur.
Ce qui distingue ce cycle, c’est l’approche critique adoptée par plusieurs intervenants, qui ont réfléchi aux méthodes scientifiques employées et aux limites de la littérature académique existante – par ailleurs très euro-centrée – sur le sujet. L’analyse du phénomène migratoire dans les sociétés arabes nous invite à décentrer notre perspective et à déconstruire les théories et compréhensions dominantes des études sur les migrations. La diversité des panels a également mis en évidence la complexité du sujet à travers différents contextes nationaux arabes.
Vous trouverez ci-dessous un compte rendu synthétique des discussions qui ont eu lieu durant les sept tables rondes :
Table ronde 1 : Productions de connaissances critiques sur les migrations
Cette première table ronde vise à dépasser le nationalisme méthodologique et l’approche stato-centrée des migrations en proposant une perspective décentrée sur le sujet. Les interventions ont remis en question la notion de « migrant », en montrant comment celle-ci résulte d’une co-construction, et ont souligné la nécessité d’un décentrement pour saisir la diversité des visions du monde et des cosmologies qui façonnent les normes applicables aux réfugiés. Enfin, une réflexion sur les différentes économies morales en jeu dans les politiques de contrôle des migrations a été menée.
Janine Dahinden propose un cadre théorique novateur pour aborder les études migratoires. Bien qu’elle ne soit pas spécialiste des migrations dans le contexte arabe, son intervention porte sur une réflexion théorique autour de la catégorie du « migrant ». Adoptant une approche critique, Dahinden nous invite à explorer ce qu’elle appelle les technologies de « de-migrantisation », qui visent à décentraliser un système d’appropriation politique et normative des migrants. Elle souligne les problèmes posés par la catégorisation des migrants, qui reproduit les structures hégémoniques de pouvoir au sein des États-nations. L’obstacle réside dans la classification binaire des migrants en étrangers et non-étrangers, bien qu’il existe de nombreuses remises en question de cette catégorisation. Pour comprendre les origines de ce phénomène, il faut remonter à la période coloniale et examiner l’introduction des frontières et des territoires délimités. Avec la création d’un ordre international, un système d’exclusion et d’inclusion s’est formé, dans lequel les États-nations revendiquent le monopole de la mobilité des migrants. Cela s’accompagne d’un nationalisme qui présente une image préoccupante des migrants et remet en cause l’isomorphisme des États-nations. Dahinden distingue également la migrantisation de la racialisation, car bien que ces deux processus soient souvent liés, ils ont des conséquences distinctes. Elle encourage les chercheurs à analyser la migrantisation de manière critique pour déconstruire les idéologies binaires au sein du système international.
Tamirace Fakhoury traite de la notion de décentrement dans son intervention. En détournant le regard des paradigmes occidentaux et euro-centriques, l’approche du décentrement propose d’embrasser diverses marges et géographies dans la politique mondiale. Fakhoury trace une trajectoire pour décentrer l’étude de la gouvernance des réfugiés, un domaine de recherche particulièrement controversé et chargé de présupposés divers. Son travail s’appuie sur des registres de temporalités précurseurs, des géographies politiques alternatives et sur la politique critique comme passerelles permettant de décentrer empiriquement et méthodologiquement l’étude de la gouvernance des réfugiés, ainsi que ses implications pour la vie des réfugiés et des personnes déplacées.
Nora El-Qadim, quant à elle, aborde les négociations internationales autour des visas et de la réadmission, en questionnant les dimensions morales et symboliques des politiques migratoires et des politiques frontalières. L’anthropologie morale, dans le cadre du tournant éthique de cette discipline, a examiné les différentes économies morales à l’œuvre dans les politiques européennes ou nord-américaines de contrôle des migrations, en mettant en lumière l’articulation entre compassion et répression. El-Qadim nous invite à comprendre comment d’autres économies morales, telles que l’hospitalité ou l’honneur, interviennent dans les négociations internationales, notamment lorsqu’il s’agit de pays qualifiés de « pays d’origine » ou « de transit ». Ces pays, cibles des demandes de coopération et des politiques d’externalisation des contrôles, voient leurs citoyen·nes soumis à des régimes de mobilité internationale très restrictifs.
- Pour(re)voir et (ré)écouter l’intervention de Janine Dahinden : CYCLE | “Migration et sociétés arabes” : Janine DAHINDEN, “Technologies de (dé)-migrantisation”
Table ronde 2 : Quelle gouvernance du phénomène migratoire dans le monde arabe ?
La deuxième table ronde aborde la question de la gouvernance du phénomène migratoire dans le monde arabe. Les chercheurs ont présenté les dynamiques de gestion des flux migratoires dans les sociétés arabes à travers trois études de cas : émiratie, libanaise et tunisienne.
Hélène Thiollet examine la gestion des migrations dans la péninsule arabique de manière chronologique. Elle débute son analyse par l’histoire géopolitique de l’exploration pétrolière sous l’influence coloniale britannique et l’impérialisme occidental, puis elle aborde la question de la libre circulation dans la région et des insécurités qui ont conduit, après la première guerre du Golfe, les pays du Golfe à adopter des politiques plus nationalistes face à leur dépendance à l’immigration pour la main-d’œuvre. Cette évolution a entraîné une intensification de la diplomatie migratoire, avec la conclusion d’accords formels entre les pays d’origine et les pays de destination pour réguler les flux de main-d’œuvre et gérer l’interdépendance des relations politico-économiques. Malgré les politiques d’expulsion des étrangers mises en œuvre durant les crises de 1991 et 2011, Thiollet constate qu’aujourd’hui les taux d’étrangers et de travailleurs n’ont pas diminué, en raison de facteurs tels que les flux migratoires continus et les taux de natalité.
Karim El Mufti met en évidence l’impact économique et sécuritaire majeur de l’afflux massif de réfugiés au Liban. Il critique l’inefficacité et l’inaction du gouvernement libanais, qui ont conduit à des conditions de vie précaires et à une gestion chaotique de la situation. L’ingérence politique se manifeste dans la stratégie du gouvernement, qui a choisi de laisser les municipalités locales gérer les réfugiés plutôt que de déléguer cette responsabilité aux organisations humanitaires, comme l’ont fait la Jordanie et la Turquie. Cette approche, qualifiée de “policy of no policy”, a favorisé la corruption et une gestion désorganisée du phénomène migratoire. Le traitement discriminatoire et répressif des réfugiés syriens, exacerbé par des manœuvres politiques, aggrave la crise humanitaire. Cela intensifie également les tensions sociales au Liban, où les Syriens deviennent les boucs émissaires des problèmes économiques et politiques du pays.
Vincent Geisser souligne l’importance de dépasser la vision simpliste des États arabes comme de simples exécutants des politiques migratoires européennes, en mettant en lumière leur capacité à adapter et localiser ces politiques. Il explore aussi comment, sous le régime de Ben Ali, la Tunisie a utilisé la politique migratoire comme un levier pour gagner en légitimité internationale, tout en réprimant l’immigration illégale, détournant ainsi l’attention des échecs économiques internes et renforçant le contrôle étatique. Cependant, après la révolution de 2011, la Tunisie a cherché à réformer sa politique migratoire pour la rendre plus équitable, ce qui a entraîné une libéralisation des frontières et une augmentation des départs clandestins vers l’Europe, notamment à la suite d’accords de partenariat avec l’Union européenne. Aujourd’hui, la Tunisie se trouve à la croisée des chemins : elle poursuit des réformes pour répondre aux standards internationaux et améliorer la gestion des flux migratoires, tout en jonglant entre les ambitions post-révolutionnaires et les défis internes persistants.
- Pour(re)voir et (ré)écouter les interventions de cette deuxième table ronde : CYCLE | “Migration et sociétés arabes” #2
Table ronde 3 : Migration et crispations socio-politiques dans le monde arabe
Cette troisième table ronde aborde les dynamiques d’inclusion et d’exclusion des migrants dans les sociétés arabes. La recrudescence d’un sentiment xénophobe à l’égard des migrants, observable dans plusieurs pays de la région, nous invite à réfléchir, à partir des cas palestinien, tunisien et émirati, sur les crispations sociopolitiques liées au phénomène migratoire.
Fanny Christou explore la situation des immigrants palestiniens et de la diaspora apatride. Elle commence par rappeler le contexte de la Nakba (1948), de la Naksa (1967) et la répartition géographique des Palestiniens exilés en Cisjordanie, à Gaza, au Liban, en Syrie et en Jordanie. Elle examine ensuite la situation spécifique de ces réfugiés dans chaque zone, en soulignant les thèmes communs qui les relient : la pauvreté et, à des degrés divers, la ségrégation. Selon Christou, les réfugiés palestiniens sont marginalisés en Syrie, au Liban et en Jordanie. Toutefois, leurs droits de citoyenneté en Jordanie leur permettent un accès plus égalitaire au marché du travail, aux services sociaux et à la liberté de mouvement qu’en Syrie ou au Liban. Christou estime que la situation des Palestiniens est la pire au Liban, où ils sont non seulement persécutés dans la sphère sociale, mais où il leur est également interdit de travailler et d’accéder aux services publics. Entre la fragmentation territoriale, le droit au retour non respecté, les statuts juridiques incertains et l’absence de protection des droits civils, économiques et sociaux, les réfugiés palestiniens se retrouvent piégés dans ce que la chercheuse appelle le « temporaire permanent ».
Hassan Boubakri évoque l’évolution des schémas migratoires en Tunisie et analyse la manière dont l’État tunisien et la société civile réagissent à ces changements. Selon Boubakri, la Tunisie a toujours été un pays de « transit » vers l’Union européenne, mais cette situation est en train de changer avec la politique d’externalisation des frontières de l’UE, qui transforme la Tunisie en un pays de destination. Les dynamiques migratoires entre les pays africains, y compris la Tunisie, ont été modifiées par les politiques migratoires de l’UE. Dans la deuxième partie de sa présentation, Boubakri se concentre sur les politiques migratoires nationales, qu’il qualifie de « défectueuses ». Il affirme que le gouvernement tunisien ne dispose pas d’un système d’accueil adéquat, et que le rôle de zone tampon entre l’Afrique du Nord et l’Europe impose à la Tunisie des obligations qui dépassent ses capacités institutionnelles. Les impacts sociaux de cette politique se font sentir à la fois par les migrants et par la population locale, car la société civile peine à s’adapter à l’afflux migratoire.
Omar Fassatoui développe ensuite les conséquences sociales de la migration en Tunisie, en mettant l’accent sur le racisme et la discrimination auxquels les migrants sont confrontés à leur arrivée. Il affirme que la principale raison de ce racisme envers les migrants subsahariens est un « fort rejet » de l’africanité de la Tunisie. Il explique comment ce racisme et cette xénophobie se manifestent, que ce soit au niveau de l’État (par exemple, le discours ouvertement raciste du président Kaïs Saïd) ou au niveau de la société, soulignant l’urgence d’une politique migratoire claire et humaine.
Claire Beaugrand décrit les effets du système de la Kafala et des lois d’exclusion en matière de citoyenneté sur les Wafadeen, c’est-à-dire les migrants arrivant dans les pays du Golfe. Elle souligne que les sociétés du Golfe, en particulier au Koweït et aux Émirats arabes unis, dépendent des travailleurs migrants, mais les considèrent comme temporaires et remplaçables. Ces sociétés sont très hiérarchisées, non seulement en termes de race, mais aussi de classe sociale et de nationalité. Même les tentatives de promotion de la tolérance, à travers des sanctions strictes contre les comportements discriminatoires, n’aboutissent pas à une véritable égalité des citoyens, mais plutôt à un sentiment forcé d’intégration dans la société, limitant la tolérance au niveau social plutôt qu’institutionnel.
- Pour(re)voir et (ré)écouter les interventions de cette deuxième table ronde : CYCLE | “Migration et sociétés arabes” #3
Table ronde 4 : L’économie politique de la migration dans le monde arabe
Cette quatrième table ronde aborde l’interaction entre migration et économie politique dans le monde arabe, à l’échelle étatique (comment les États de la région tirent des bénéfices économiques des flux migratoires, qu’ils soient légaux ou illégaux) et institutionnelle (le rôle des organisations internationales et humanitaires dans cette économie migratoire à l’échelle régionale). Les interventions explorent particulièrement le cas des Refugee Rentier States, ces États qui tirent une rente de la présence de réfugiés sur leur territoire, et la manière dont les flux migratoires sont exploités à des fins politiques.
Leila Simona Talani présente en détail le phénomène de l’économie politique de la migration irrégulière. Selon elle, l’irrégularité de cette migration découle des limites juridico-bureaucratiques imposées par le Parlement européen. Talani examine la migration en tant qu’élément d’une économie politique mondiale tout en abordant le débat théorique sur la capacité des États à contrôler la migration internationale, et ce que l’on appelle le « fossé politique » ou « l’hypothèse du fossé » entre les politiques migratoires et leurs résultats escomptés.
Gerasimos Tsourapas analyse la transformation des groupes de migrants et de réfugiés en ressources économiques pour certains pays arabes. Selon lui, les flux migratoires forcés créent ce qu’il appelle des Refugee rentier states, des États qui accueillent des populations déplacées de force, mais qui dépendent financièrement d’une rente externe pour la gestion de ces groupes. En prenant l’exemple du camp de réfugiés Zaatari en Jordanie, qui accueille des réfugiés syriens, Tsourapas montre comment ce système fonctionne. Les fonds alloués aux réfugiés dépendent du traitement que leur réserve l’État hôte, ce qui crée une dépendance des États arabes envers les donateurs internationaux. L’exemple jordanien est révélateur : la Jordanie a reçu des fonds substantiels de bailleurs de fonds internationaux après avoir promis de créer 200 000 emplois pour les réfugiés syriens. En réalité, seulement 60 000 permis de travail ont été délivrés en 2017, ce qui a entraîné des tensions avec les donateurs et a conduit la Jordanie à accorder plusieurs permis de travail à chaque Syrien, au détriment des migrants égyptiens, dont un grand nombre a été expulsé. Cette situation, qui lie l’aide économique à l’accueil des réfugiés, crée une hiérarchisation entre les réfugiés — les plus « rentables » (car capables de drainer des fonds) et les moins rentables — favorisant ainsi des flux migratoires plutôt que de les contenir.
Clothilde Facon analyse, quant à elle, l’économie politique du secteur de l’aide au Liban, liée à la présence de réfugiés syriens et palestiniens. Ce secteur, dont l’expansion a été qualifiée d’ONGisation, a donné lieu à une économie parallèle qui s’est considérablement développée depuis la crise syrienne. Cette économie profite aux acteurs étatiques ainsi qu’aux institutions internationales dotées d’un certain pouvoir symbolique, économique et financier. Clothilde Facon aborde également la politique migratoire des États du Golfe, qui investissent dans ce secteur au Liban afin de prévenir l’arrivée des migrants dans leurs propres pays. Principaux donateurs d’aide humanitaire et de développement aux réfugiés syriens au Liban, la contribution des pays du Golfe est rarement analysée à la lumière de leurs politiques migratoires internes, qui s’avèrent de plus en plus restrictives.
Julien Brachet présente le cas des migrants subsahariens en Libye et a soulevé de manière critique la question de l’esclavage. Partant d’une vidéo de la CNN qui a fait le tour du monde en 2017, montrant la vente de migrants subsahariens en Libye, Brachet nous invite à ne pas tomber dans le « piège conceptuel ». En effet, selon lui, l’emploi du terme « esclavage » pose problème car il masque la réalité locale tout en dépolitisant le problème de fond. Pour Brachet, le recours au label “esclavage” remplace l’analyse politique et sociologique par des impératifs moraux incontestables ; ce faisant, il rend incompréhensibles les trajectoires et motivations individuelles des migrants, extrait les réalités locales du contexte mondial, et cache les connivences internationales et le partage des structures d’oppression. Brachet montre habilement dans son analyse que ces subsahariens sont en réalité des « serviteurs pour dette » (debt bondage), car leur vente aux enchères vise à rembourser leur dette (envers le passeur ou d’autres acteurs de l’économie informelle autour de la migration). Il est donc crucial de faire attention aux catégories d’analyse utilisées et de comprendre les différentes formes de captivité à la fois comme le résultat de régimes improductifs dans la région, mais aussi comme le résultat des politiques économiques internationales.
- Pour(re)voir et (ré)écouter les interventions de cette deuxième table-ronde : CYCLE | “Migration et sociétés arabes” #4
Table ronde 5 : La contribution des migrants aux économies arabes
Cette cinquième table ronde a pour objectif d’aborder la question de la contribution des migrants et réfugiés aux économies de leur pays d’accueil. Loin d’être uniquement des “receveurs d’aide”, les migrants sont également des contributeurs actifs à la vie économique des pays où ils s’installent. En mettant en avant les parcours des migrants-entrepreneurs d’une part, et en prenant en considération le potentiel de réseautage socio-politique que ces migrants offrent d’autre part, les présentations de cette table ronde explorent les multiples façons dont les migrants participent à la vie économique et politique des pays d’accueil.
Donia Smaali explore dans sa présentation la question des migrants et des réfugiés comme catalyseurs de la diversification économique dans les pays d’accueil. Elle commence son analyse par un constat : les tendances migratoires évoluent considérablement, notamment en ce qui concerne les niveaux de compétence et les régions de destination. Cela reflète, selon elle, l’évolution des besoins économiques et l’importance croissante des connaissances spécialisées et de l’expertise dans une économie mondialisée. La discussion se porte ensuite sur les dynamiques économiques des migrants, en mettant l’accent sur leur participation au secteur informel. Smaali évoque également la manière dont les migrants et réfugiés façonnent les marchés locaux, influençant les modèles de demande et ayant un impact sur l’économie du pays d’accueil au sens large.
Oroub al-Abed souligne le rôle des réfugiés dans l’économie jordanienne. Selon elle, la Jordanie tire stratégiquement parti de l’afflux de réfugiés en s’appuyant sur leur capital humain et financier. L’intégration des réfugiés palestiniens, guidée par les recommandations des missions d’étude économique, joue un rôle essentiel dans la promotion du développement économique alors que la nation n’en est qu’à ses premiers pas vers l’indépendance. Au cours des années 1990, malgré les difficultés économiques, les réfugiés irakiens trouvent des occasions d’investir leurs ressources dans des projets importants en Jordanie. Quant aux réfugiés syriens, ils contribuent non seulement à l’économie, mais insufflent également une solide éthique de travail, notamment dans des gouvernorats tels qu’Irbid et Mafraq. Malgré ces points positifs, al-Abed souligne aussi les nombreux défis qui entravent la pleine intégration des réfugiés dans le tissu socio-économique jordanien.
Maya Chehade analyse l’influence de la migration syrienne sur l’économie des pays d’accueil, en centrant son propos sur le cas égyptien et la reconfiguration des espaces urbains. Chehade étudie l’appropriation des zones de la ville du Caire par la communauté syrienne installée en Égypte, notamment après 2011. L’installation de cette communauté favorise une expansion progressive de l’entrepreneuriat dans les zones métropolitaines où ils sont autorisés à s’installer, telles que les villes de Six-Octobre et Khan Khalili. La chercheuse se demande si l’entrepreneuriat peut être considéré comme un moyen d’intégration sociale et économique en Égypte. Elle y répond en montrant que l’entrepreneuriat s’inscrit dans une ré-imagination d’une identité en exil. L’appropriation de l’espace et la reproduction des pratiques sociales et économiques à travers des activités entrepreneuriales font ainsi partie de la « survie de la Syrie hors de Syrie ».
Paul Tabar propose une analyse des transferts de fonds sociaux et politiques (social and political remittances) des migrants et réfugiés arabes, en s’appuyant sur le cas de la diaspora libanaise en Australie. Selon Tabar, ces transferts sont soumis à différents régimes de reconnaissance en fonction du destinataire, qu’il s’agisse d’individus, de groupes ou d’institutions. En effet, la plupart des migrants libanais résidant en Australie entretiennent des relations économiques et sociales avec leur pays d’origine. Parmi eux, un pourcentage important influe sur la dynamique politique libanaise, que ce soit par des dons financiers aux partis ou candidats favoris, ou en influençant les décisions politiques prises par le gouvernement australien en faveur de ces derniers. Tabar considère que la formation et la réception des transferts sociaux et politiques doivent être comprises et analysées comme un processus conflictuel. Une exploration plus poussée du rôle de la migration dans la politique du pays d’origine révèle de nombreuses autres formes de « contributions diasporiques ».
- Pour(re)voir et (ré)écouter les interventions de cette deuxième table-ronde : CYCLE | “Migration et sociétés arabes” #5
Table ronde 6 : Migration et espaces urbains dans le monde arabe
La sixième table ronde porte sur la relation entre la migration et les espaces urbains dans les sociétés arabes, en s’appuyant sur des exemples de Beyrouth (Liban), Abu Dhabi (Émirats arabes unis), Irbid (Jordanie) et Tyr (Liban). Les interventions abordent la manière dont les migrations façonnent les villes, mais également comment les villes influencent l’intégration des migrants, ou leur marginalisation.
Mona Fawaz présente son étude réalisée pour le Urban Lab intitulée Refugees as City-Makers (Les Réfugiés, acteurs de la ville), qui examine la manière dont les réfugiés syriens s’approprient la ville de Beyrouth. Elle commence par contextualiser la situation des réfugiés syriens au Liban, rappelant l’existence d’un discours xénophobe de plus en plus violent, promu par certains politiciens et médias. Prenant ses distances avec cette atmosphère, Fawaz montre comment les immigrés syriens, loin d’être des récepteurs d’aide passifs, sont en réalité des acteurs actifs de la société et de l’économie libanaises. Ils ne sont pas aussi facilement marginalisés qu’on pourrait le penser. Son étude de cas porte sur les chauffeurs-livreurs syriens qui naviguent dans les quartiers de Beyrouth grâce à des liens communautaires, des réseaux sociaux et de fréquents déplacements à pied ou en voiture. Ses recherches démontrent l’interactivité de ces travailleurs avec la société libanaise, puisqu’ils savent où ils sont « les bienvenus » et où ils ne le sont pas. Ils développent également des liens de groupe pour se protéger du harcèlement policier et des opposants politiques à leur présence. En conclusion, ces immigrés, bien que sous-estimés, occupent un rôle important et interactif dans la société urbaine.
Laure Assaf explore la manière dont le processus d’intégration se déroule à Abu Dhabi, dans une société urbaine extrêmement diversifiée où les citoyens émiratis représentent une minorité. Le point de départ de sa réflexion est de repenser le lien entre migration, urbanité et citoyenneté. Elle commence par rappeler que l’on assiste de plus en plus à une déterritorialisation de la citoyenneté. Il est donc plus pertinent, selon elle, de réfléchir en termes d’appartenance et de voir comment les migrants développent un sentiment d’appartenance à la société urbaine du pays d’accueil, en l’occurrence Abu Dhabi. Bien que la ville soit cosmopolite, il s’agit d’un « cosmopolitisme ségrégé » (Mermier, 2015). À Abu Dhabi, les populations se croisent, mais ne se mélangent pas nécessairement. Dans les espaces publics, un contrôle social strict est exercé, mais cette coexistence de différents régimes de normes permet également une certaine permissivité en naviguant entre ces registres variés. À la question de savoir si la ville cosmopolite favorise ou non l’intégration des migrants, Laure Assaf répond que cette appartenance à la société urbaine permet de dépasser l’échelle nationale, souvent associée à l’exclusion. Cette appartenance à la ville globale permet aussi de se retrouver entre Libanais dans un café du mall tout en se sentant partie prenante de cette ville. Comme Assaf le rappelle, de nombreux jeunes sont nés à Abu Dhabi, bien qu’ils n’aient pas la citoyenneté du pays.
Héloïse Peaucelle traite de la migration syrienne à Irbid et de la manière dont les migrants transforment l’espace dans le nord de la Jordanie. Irbid est la deuxième ville de Jordanie par son aire métropolitaine, et elle accueille depuis 2011 plus de 135 000 réfugiés syriens. Il n’existe pas de statut de réfugié en Jordanie ; les immigrés syriens comptent sur des permis de résidence des pays du Golfe ou sur des cartes de résidence jordaniennes obtenues grâce à leur travail, leurs investissements ou leur propriété. En prenant le paysage urbain comme porte d’entrée dans la ville, Héloïse Peaucelle aborde la fragmentation et l’expansion de la ville au gré des migrations forcées. Elle explique ensuite le processus de « mise en marge » d’un quartier central de la ville, où la population est principalement composée de réfugiés syriens depuis 2013. Enfin, elle montre comment les Syriens, par leurs pratiques et leurs représentations, s’approprient le paysage et exercent ainsi leur droit à la ville.
Kamel Doraï revient sur la place des camps de réfugiés aux marges des villes. Depuis l’installation des réfugiés arméniens en 1939 aux alentours de la ville de Tyr, les camps de réfugiés constituent l’un des moteurs de l’expansion de cette agglomération. Construits à l’origine sur des terrains agricoles, les camps arméniens, principalement habités par des réfugiés palestiniens à partir de 1948, intègrent progressivement l’espace urbain. À mesure que les camps se densifient, des groupements informels se développent à leurs marges. Ces espaces accueillent, depuis la guerre de 2003 en Irak, divers groupes de réfugiés, dont les Palestiniens d’Irak, de Syrie et les réfugiés syriens, ainsi que, depuis octobre 2023, un petit nombre de déplacés internes libanais contraints de fuir les bombardements israéliens. Les camps de réfugiés et les groupements informels palestiniens, du fait de leur statut légal singulier, jouent un rôle d’espace d’accueil et de porte d’entrée pour différents groupes de réfugiés en quête d’asile. Ils sont donc des lieux d’observation privilégiés des trajectoires d’asile et peuvent être analysés comme des espaces d’accueil, mais aussi comme des espaces de relégation pour les « indésirables » au sens de Michel Agier.
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Table ronde 7 : Art et Migration
Cette septième table ronde sur la thématique « Art et migration » a été organisée en partenariat avec l‘Institut Charles Cros et du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (UVSQ-Université de Paris Saclay). Les interventions portaient sur la représentation des migrants dans les arts du monde arabe, allant de la BD et du roman au cinéma. La dernière intervention du panel nous a permis de faire un pas de côté pour analyser également comment l’art (ici : la danse africaine) peut devenir un moyen d’intégration et d’adaptation dans les sociétés d’accueil.
Farouk Mardam-Bey met en lumière l’importance de la figure du migrant dans le roman arabe contemporain à travers l’analyse de trois textes emblématiques. Il débute par L’Autre Pays de l’égyptien Ibrahim Abdel Meguid, un des premiers romanciers à aborder le sujet. Ce roman traite du phénomène de migration vers les pays pétroliers et expose les défis qui se posent aux travailleurs étrangers originaires des pays arabes. Avec une approche radicalement nouvelle de la littérature de l’émigration, Ibrahim Abdel-Méguid retrace, à travers l’histoire d’Ismaïl (un travailleur égyptien en Arabie Saoudite), les conditions de vie difficiles, ainsi que de la hiérarchisation des travailleurs étrangers en fonction de leur origine et religion. Autre roman qui nous permet de saisir la place du migrant, c’est L’Ombre du Soleil de Taleb Alrefai, publié en 1998, qui présente le parcours de Helmi, un diplômé égyptien confronté aux réalités décevantes de la migration dans les pays du Golfe. Le récit de Helmi met en lumière les difficultés liées à l’obtention de visas, les conditions de travail précaires et les abus auxquels les migrants sont confrontés. Enfin, la littérature maghrébine en France connaît elle aussi un manque de représentation des travailleurs migrants arabes malgré leur présence significative. Le roman La Nuit de l’Étranger de Habib Selmi, qui dépeint diverses figures de migrants tunisiens en France, est l’un des rares à se saisir du sujet. Ce roman, avec son approche empathique et réaliste, met en lumière les thèmes de la discrimination, du racisme et du sentiment d’exclusion auxquels les migrants font face.
Tarek Ben Chaabane a exploré l’évolution de la migration dans le cinéma arabe contemporain, en mettant en lumière les différentes perspectives depuis les années soixante-dix, marquées par des crises géopolitiques et économiques. Influencé par ces contextes, le cinéma arabe dépeint l’immigration comme une quête de vie meilleure ou un exil douloureux, souvent écrasé par des environnements oppressifs. Il a distingué plusieurs sous-genres : l’exode palestinien, souvent militant et centré sur la souffrance ; l’immigration politique, où les protagonistes fuient des régimes répressifs ; et l’immigration prolétarienne, qui illustre les défis d’intégration des travailleurs immigrés. Certains films examinent aussi l’assimilation dans des sociétés hostiles tout en préservant l’identité culturelle, tandis que d’autres abordent le retour au pays d’origine avec un sentiment d’échec. Les films analysés révèlent des raisons diverses pour le départ, allant des motifs socio-économiques à des influences médiatiques et des contraintes sociales. Les conséquences de l’immigration sont souvent critiquées, soulignant les difficultés d’intégration et les défis rencontrés dans les pays d’accueil. Ces films, marqués par une esthétique militante, offrent une vision nuancée des espoirs et des réalités des migrants arabes.
Ammar Kandeel se penche sur l’évolution de la représentation du réfugié palestinien dans les bandes dessinées arabes. À partir du début des années 2000, les BD ressortent comme des médias importants pour critiquer la société. Ce rôle est devenu encore plus prononcé avec le printemps arabe de 2011 en fournissant des réponses aux crises et aux bouleversements politiques. Dans la deuxième partie, il s’intéresse à l’auto-représentation des Palestiniens à travers les BD entre le collectif et l’album individuel, et il estime que ces bédéistes restent fidèles au récit historique commun et dépersonnalisé, à la mémoire collective et au thème de la Nakba continue.
Khaled Mouna et Victoire Jaquet proposent un discours alternatif sur les immigrés subsahariens au Maroc en abordant l’art comme outil d’intégration. En raison de l’externalisation des frontières en Europe, ces immigrés se retrouvent coincés au Maroc et développent donc des stratégies d’adaptation et de renouvellement des identités en utilisant des pratiques artistiques. Ils expliquent comment ils commencent à occuper des espaces sur la scène artistique et à raconter leurs propres histoires, montrant ainsi la diversité de l’expérience des migrants.
- Pour(re)voir et (ré)écouter les interventions de cette deuxième table ronde : CYCLE | “Migration et sociétés arabes” #7
Conclusion
En résumé, cette série de tables rondes propose une analyse approfondie et nuancée de la migration dans le monde arabe, mettant en lumière la manière dont elle façonne et est façonnée par les dynamiques politiques, économiques, sociales et culturelles. Le débat s’ouvre sur une remise en question des catégories de « migrant » et de « minorité ethnique », souvent critiquées pour leur rôle dans la perpétuation des hiérarchies héritées du colonialisme. Janine Dahinden plaide pour une « démigrantisation » de la recherche, afin de mieux comprendre les mécanismes d’exclusion nationale, tandis que Tamirace Fakhoury et Nora El-Qadim nous incitent, chacune à sa manière, à un décentrement dans les études migratoires. Hélène Thiollet et Karim el Mufti illustrent les défis de la gouvernance migratoire, de la péninsule arabique au Liban, où l’absence de politiques cohérentes a exacerbé la précarité et les tensions sociales.
Les échanges révèlent également comment les migrations sont instrumentalisées par certains États arabes. Vincent Geisser explique comment la Tunisie a manipulé la question migratoire à des fins politiques, tandis que Gerasimos Tsourapas introduit le concept de « Refugee Rentier States », en évoquant des pays comme la Jordanie qui tirent parti de l’aide internationale en accueillant des réfugiés. Leila Simona Talani analyse l’exploitation des migrants irréguliers dans un contexte de restrictions bureaucratiques, tandis que Clothilde Facon aborde l’économie de l’ONGisation au Liban, une dynamique renforcée par la crise syrienne. Sur le plan social et urbain, la discussion met en lumière les transformations complexes induites par les flux migratoires. Des villes comme Beyrouth et Irbid voient leurs dynamiques résidentielles évoluer sous l’influence de l’arrivée massive de réfugiés. Les interventions de Mona Fawaz et Laure Assaf montrent comment, malgré des conditions difficiles, les migrants s’intègrent dans l’économie locale et développent un sentiment d’appartenance urbaine. Par ailleurs, les contributions de Kamel Doraï sur les camps de réfugiés palestiniens au Liban révèlent l’émergence de véritables « villes dans la ville », des espaces économiques et sociaux distincts qui s’adaptent malgré l’exclusion.
Enfin, l’analyse artistique propose un regard alternatif sur les réalités migratoires. Farouk Mardam-Bey explore comment la littérature arabe aborde la condition des migrants, tandis que Tarek Ben Chaabane met en lumière les représentations de l’exil et de la marginalisation dans le cinéma arabe. L’art devient alors un outil de résistance pour des communautés souvent invisibilisées. Ammar Kandeel souligne le rôle des bandes dessinées dans la préservation de la mémoire collective palestinienne, tandis que Khalid Mouna et Victoire Jaquet montrent comment les migrants subsahariens au Maroc utilisent l’art pour s’adapter et revendiquer leur place dans la société.
À l’issue de ce parcours, il apparaît clairement que les migrants dans les sociétés arabes ne se limitent pas à des chiffres ou à des catégories administratives. Ils transforment les espaces urbains, enrichissent les économies locales et s’expriment de manière créative pour affirmer leur existence et surmonter les défis auxquels ils font face. Cette réflexion collective souligne la nécessité de repenser les paradigmes traditionnels de la migration, afin d’en saisir toute la complexité et l’importance dans un contexte globalisé où les frontières et les identités sont constamment redéfinies.