Les manifestations qui secouent le Soudan depuis le 19 décembre 2018 ont atteint un point d’équilibre entre le régime en place et les forces d’opposition. Le régime n’a pas réussi à étouffer la contestation comme il l’avait fait lors du soulèvement de septembre 2013 ; quant aux manifestants, qu’il s’agisse des jeunes ou des forces de l’opposition, ils sont encore bien loin de l’objectif qu’ils se sont fixé : renverser le régime au pouvoir depuis trois décennies. La mobilisation se poursuit, mais elle reste limitée aux jeunes et aux étudiants. Bien qu’elle se soit étendue géographiquement et qu’elle ait diversifié ses modes de protestation, elle n’a toujours pas réussi à attirer de plus grandes tranches de la société. Mais malgré ses limites, ce mouvement représente le plus grand défi auquel le régime du président Omar el-Béchir ait jamais été confronté.
Caractéristiques du « soulèvement de décembre »
Même s’il n’est pas parvenu à mobiliser les masses pour briser le statu quo avec le régime, ce soulèvement se distingue de ceux qui l’ont précédé en ce sens qu’il s’agit d’un mouvement cohérent et déterminé de jeunes, d’étudiants et d’intellectuels ayant une conscience critique de toute l’histoire du pouvoir soudanais depuis l’indépendance, sous sa forme militaire comme sous sa forme démocratique. On note par ailleurs qu’il s’étend à toutes les régions du Soudan et que la participation des femmes y est importante, participation qui aura un impact sur son évolution. De plus, ce soulèvement a déjà duré bien plus longtemps que la révolution d’octobre 1964, qui chassa du pouvoir le général Ibrahim Abboud, et celle d’avril 1985, qui renversa le président Gaafar Nimeiry.
L’une des particularités les plus marquantes de ce mouvement est qu’il tient à préserver son caractère pacifique et à rejeter toute forme de violence. En deux mois de mobilisation, on n’a enregistré aucun acte de vandalisme à Khartoum, la capitale, et aucune accusation ou tentative de diffamation n’a entaché le mouvement. Autre singularité, certaines confréries soufies largement répandues dans le pays se sont rangées aux côtés des protestataires, ce qui ne manquera pas d’avoir une incidence, étant donné qu’au Soudan, les tendances religieuses sont majoritairement soufies.
Unité d’analyse politique
de l’ACRPS
L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.
Depuis l’étouffement du soulèvement de septembre 2013, où plus de 200 personnes ont été tuées, la jeunesse et l’opposition étudiante ont réussi, grâce au bénévolat et aux réseaux sociaux, à s’organiser et à se coordonner efficacement. Ce cyberactivisme a trouvé l’occasion de se transformer en un remarquable mouvement de rue avec l’aggravation des conditions de vie au Soudan. Dès le début du soulèvement, le gouvernement s’est empressé de bloquer l’accès à Facebook et à WhatsApp, mais l’usage répandu des smartphones et le recours aux réseaux privés virtuels (les VPNs) ont permis aux internautes de tous âges de contourner cette interdiction. Preuve du succès de ce réseautage virtuel, un groupe Facebook sympathisant du soulèvement compte à présent 1,5 millions de membres.
Raisons de la poursuite du soulèvement
Un ensemble de facteurs ont permis à ce soulèvement de devenir le plus long de l’histoire moderne du Soudan, en particulier :
1. L’hégémonie du régime et la fermeture de l’espace public
Depuis qu’il s’est emparé du pouvoir en juin 1989, le président Béchir a pris des mesures radicales pour le garder. Il a mis en place ce qu’il nomme une politique d’« habilitation » consistant à exclure de la fonction publique, notamment de l’armée et de la police, quiconque dont l’allégeance est jugée douteuse pour nommer à sa place un partisan du régime. Il s’est appliqué également à faire la chasse aux syndicalistes et aux activistes politiques en emprisonnant leurs dirigeants et en poussant les autres à s’exiler. Le régime s’en est pris particulièrement aux deux grandes formations politiques du pays, le parti Oumma et le Parti démocratique unioniste, qu’il a tout fait pour désagréger en exerçant en parallèle la pression et les incitations financières. C’est ainsi qu’un ensemble de petits partis est né de ces deux formations, petits partis que le régime, à certaines périodes, a pu pousser à participer au pouvoir de façon purement factice.
En outre, le régime de El-Béchir a resserré l’étau sur les commerçants, renforcé sa mainmise sur les médias et entrepris de censurer les journaux avant leur publication – ce qu’il appelle la « censure préalable ». Puis il s’est mis à saisir certains journaux après impression dans le but de les épuiser financièrement. Certains journalistes se sont vu interdire de publier ou ont été accablés par des procès et des convocations des services de sécurité. Enfin, le régime s’est employé à contrôler le bénévolat et à fermer les associations et les ONGs pour les remplacer par des organisations affiliées au pouvoir.
Toutes ces mesures ont conduit la société soudanaise à l’état de verrouillage qui a provoqué le récent soulèvement. Cette fois, le mouvement n’est pas venu des forces politiques opposées au régime, ni des mouvements armés qui ont mené contre lui de longues guerres périphériques, mais de la jeunesse et des étudiants pacifiques.
2. Économie et conditions de vie
Depuis qu’il dirige le pays, le régime d’Omar el-Béchir n’a pas accompli de réalisations concrètes hormis celle de se maintenir au pouvoir. Il a échoué à préserver l’unité nationale et, bien qu’il ne faille pas oublier l’embargo dont il a fait l’objet pendant vingt ans, force est de constater qu’il n’a pas su gérer ce pays agricole fertile et riche en ressources. Il n’a pas réussi à fournir des biens et des services, ni à enrayer la flambée des prix. À cause du long embargo imposé au pays et de la mauvaise gestion de l’économie, la valeur de la livre soudanaise s’est effondrée : lorsque Béchir a pris le pouvoir en 1989, le dollar américain s’échangeait à 3 livres, contre à peu près 47 aujourd’hui. En outre, le régime a échoué à attirer des investissements utiles au pays, même après la levée des sanctions, à cause de la corruption généralisée, du détournement des fonds publics et du trafic d’or, sachant que le Soudan possède parmi les plus grandes mines d’or du monde.
3. Faiblesse de l’opposition
La frustration de la population a été exacerbée lorsque les deux grands partis d’opposition les plus populaires, le parti Oumma, dirigé par Sadeq el-Mahdi, et le Parti démocratique unioniste, dirigé par Mohamed Othman el-Mirghani, ont été entièrement écartés du pouvoir. En tout état de cause, lorsque le dialogue était encore possible, ils concevaient la participation politique comme une affaire de quotas dans le système fédéral et régional, plus que comme une lutte pour un réel changement et une transition démocratique effective devant servir de tremplin au développement et à la renaissance économique du pays. Ils ne représentaient pas les aspirations du peuple soudanais, notamment de sa jeunesse. De plus, leur direction a toujours été le monopole des familles El-Mahdi et El-Mirghani ; Sadeq el-Mahdi et Mohamed Othman el-Mirghani ont dirigé leurs partis respectifs pendant plus de cinquante ans.
4. Politique étrangère
Outre l’incapacité du régime à gérer l’économie, à assurer la paix et la stabilité du pays et à ouvrir sérieusement la voie aux forces politiques soudanaises, l’inconstance et l’incohérence de sa politique étrangère ont achevé d’entamer sa crédibilité. Ainsi, après des années de bonne entente avec l’Iran, auquel il offrait des facilités dans les ports soudanais de la mer Rouge, le régime a brusquement coupé toute relation avec lui et a même envoyé des troupes au Yémen aux côtés de l’Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis. Or cette participation à la guerre du Yémen a fait des soldats soudanais des mercenaires, ce qui a attisé le ressentiment de la population envers le régime, qui ne cesse de changer de position en fonction de l’assistance financière la plus copieuse qu’il peut obtenir.
Dernier revirement en date, le président Béchir a tenté de se rapprocher de Moscou en visitant la Syrie, façon de briser l’isolement du régime de Bachar al-Assad, ceci dans le but de faire pression sur Washington pour qu’elle achève de lever les sanctions imposées au régime soudanais et qu’elle retire le Soudan de la liste des États soutenant le terrorisme. Il est clair que, depuis que la Cour pénale internationale a émis un mandat d’arrêt contre Omar el-Béchir, il se focalise sur son maintien au pouvoir, de sorte que toutes les questions d’ordre international, et même celle du Soudan du Sud, sont subordonnées à cette préoccupation.
5. À la recherche de portes de sortie
Après toutes les scissions qui ont secoué la coalition ayant porté Omar el-Béchir au pouvoir en 1989, et la mise à l’écart de ses adversaires du mouvement islamiste et au sein de l’armée, El-Béchir a constitué une force parallèle baptisée « Forces de soutien rapide », destinée à le protéger. À l’origine, cette milice tribale fut créée pour assister l’armée dans les guerres du Darfour. Mais il s’agissait aussi de la neutraliser, sachant que son haut commandement était composé d’officiers islamistes. Après être intervenue dans des zones reculées, cette force a été rappelée pour être postée à l’intérieur et à proximité de Khartoum.
Tout en se montrant prêt à utiliser la force contre les protestataires, le président El-Béchir n’a cessé de les mettre en garde contre le sort des révolutions syrienne, libyenne et yéménite, qui se sont transformées en guerres civiles. Cela n’a pas empêché le soulèvement d’éclater et de perdurer. Mais l’impasse dans laquelle se trouvent le mouvement de contestation comme le régime – aucun des deux n’ayant réussi à trancher le conflit – laisse à penser qu’il ne pourra se produire de changement au Soudan sans un soutien actif de l’armée soit au soulèvement populaire, soit au régime en place. Dès lors, divers scénarios sont envisageables pour sortir de cette crise :
- Le président El-Béchir cède aux revendications des manifestants ainsi qu’aux pressions régionales et internationales, et les scissions internes de son régime l’amènent à assouplir son approche. Il trouve une échappatoire aux poursuites de la Cour pénale internationale en transférant le pouvoir aux forces politiques signataires de la Charte de l’Association des professionnels soudanais durant une période de transition consacrée à aux réformes constitutionnelles, judiciaires et politiques et à la préparation d’élections générales transparentes. Mais ce scénario est peu probable étant donné la personnalité du président et le fait que les cercles liés au régime craignent l’isolement politique et les tentations revanchardes.
- Un coup d’État militaire renverse Omar el-Béchir, des officiers de l’armée prennent le pouvoir et restaurent l’ancien régime (comme cela s’est produit en Égypte). Puis des mesures de façade sont prises pour absorber la colère populaire et une ouverture partielle est amorcée en direction des forces d’opposition. Mais au lieu de régler le problème, un tel scénario pourrait en entraîner un autre encore plus grave.
- Les forces politiques et le large spectre des révolutionnaires parviennent à un consensus sur un programme démocratique qui fait pencher la balance en faveur du refus du maintien de El-Béchir au pouvoir et pousse l’armée à changer de posture à l’égard du régime et à enclencher la transition vers la démocratie, comme ce fut le cas lors des révolutions de 1964 et 1985.
- Omar el-Béchir convainc l’armée de réprimer le soulèvement populaire par la force.
- Le statu quo se poursuit jusqu’à ce que de nouvelles variables entraînent une modification de l’équilibre des forces, soit en faveur du pouvoir, soit en faveur des révolutionnaires.
Conclusion
En conclusion, la solution d’un consensus entre les forces politiques sur une période de transition démocratique est l’option la plus sûre, car aucun des acteurs en présence n’a les moyens de trancher à lui seul le conflit. Plusieurs initiatives ont vu le jour, dont celle des professeurs de l’université de Khartoum, qui a reçu un accueil largement favorable. Toutes les parties doivent engager plus de dialogue pour rapprocher leurs points de vue, et avancer avec prudence et sagesse pour éviter que le pays ne sombre dans la violence et le chaos. Il est important qu’elles insistent pour que le mouvement reste pacifique afin que la transition démocratique se fasse à moindre coût.
(traduction du texte paru de l’arabe par Stéphanie Dujols)