Par Azmi Bishara
Durant la période du confinement, Azmi Bishara a consigné ses réflexions sur la progression et conséquences du coronavirus dans le monde. Ces essais ont été rassemblés en un seul texte qui a d’abord été publié en langue arabe le 20 avril 2020, puis traduit en français ci-dessous.
1. La vie telle que nous la connaissons
Confinés à domicile, on a fini par acquérir la certitude qu’il n’y aurait pas de printemps pour nous cette année. On s’est dit alors que cela valait mieux que de perdre ce qu’il nous reste à vivre de saisons. Que ne pas pouvoir humer la brise du printemps était moins grave que d’avoir à quémander de l’air qui se refuse aux poumons, voire d’implorer la mort de venir nous sauver d’une lente asphyxie, seuls sur un lit d’hôpital de campagne anonyme. Puis on s’est demandé : Quand retrouverons-nous une vie normale ? C’est là qu’une pensée nous a traversé l’esprit : Cette vie que nous aspirons à retrouver, était-elle si normale que cela ? Qu’y avait-il au fond de normal dans la vie que nous menions jusqu’ici ?
Retrouverons-nous une vie normale lorsque les guerres civiles reprendront en Syrie, au Yémen ou en Libye, et que, éclipsant le coronavirus, elles reviendront faire la une des médias ? Et avec elles les déclarations des petits rois communautaires et des seigneurs de guerre, quand ce ne sera pas les élections américaines, Donald Trump occupé à étaler son ignorance en raillant ceux qui savent, les alliances de Poutine avec les extrême-droites d’Orient et d’Occident avec Bachar al-Assad et Netanyahou, les derniers actes xénophobes enregistrés de par le monde, ou encore la violence politique nihiliste commise à l’encontre des civils – celle que l’on appelle, ou pas, « terrorisme ».
Ce n’est évidemment pas là ce qu’entendent les gens par « retour à la normale ». Ils veulent simplement parler de ces petits détails de la vie qu’ils connaissent et qu’ils aimeraient retrouver avec plus ou moins d’enthousiasme, selon leur situation : gagner sa vie, enlacer ceux qu’on aime, se plaindre de ce qui nous attend au travail et du trajet qui nous y mène, réaliser ses ambitions, se réjouir de petites victoires professionnelles, retrouver ses amis (histoire de ronchonner ensemble et de se raconter des histoires drôles, parler de politique, de vie sociale, partager une grogne bien réelle contre les politiciens, mais souvent aussi rien que pour passer le temps), pouvoir se faire soigner, se débrouiller pour payer ses médicaments, se débarrasser de l’obsession du danger potentiel représenté par les gens et les choses qui nous entourent, et de la pensée que, sans le savoir, on est peut-être une menace pour notre entourage. Il serait donc plus juste de dire que, plutôt qu’un « retour à la normale » : nous aspirons à retrouver « la vie telle que nous la connaissons ».
Comment envisager un retour à la normale au sens propre, quand l’homme est bien incapable de se remémorer un seul instant de normalité ? Mais rien n’empêche de faire face à l’anormalité de ce que nous vivons en ce moment en concevant une forme de normalité à partir de ce que nous « considérons comme » normal, et de se battre pour elle en tant que telle, même si, comme tout le reste, elle est le fruit d’une construction. Sans doute n’est-il pas inutile d’agir pour ce que nous estimons être mieux pour nous. Fort heureusement, les combats humains ne se limitent pas à des luttes d’intérêts : des conceptions éthiques s’opposent quant aux modalités du vivre-ensemble – dont découlent les diverses conceptions de nos intérêts. C’est ainsi qu’avant même de songer à l’utilité des choses, nous avons l’intuition qu’il nous faut agir.
Ce désir collectif de retrouver une vie normale – c’est-à-dire telle que nous la connaissons – n’est qu’une saine aspiration à dépasser la situation exceptionnelle vécue en ce moment par presque toute l’humanité, à savoir cet état de peur universelle qui fait que les politiciens eux-mêmes n’osent plus « exprimer leur inquiétude » – leur expression favorite – face aux événements, parce que, comme les autres, ils ont réellement peur.
L’épidémie ne fait qu’un avec la mondialisation, elle s’est mondialisée. L’état d’urgence n’est plus localisé, bien que ce soient les États qui le décrètent. Le monde entier est en alerte et chaque individu ressent le même danger. Tous autant qu’ils sont, les gens sont à la fois l’objet et la source de cette peur. Ils ne peuvent pas adopter à son égard l’attitude qu’ils auraient envers des drames comme les guerres, les cyclones, la famine, qui se joueraient dans d’autres régions du monde – s’en préoccuper ou les ignorer comme bon leur semble. Personne n’est à l’abri et les mesures prises pour faire face à l’épidémie ont un impact immédiat sur tous. Chacun a ainsi le sentiment que le virus le menace personnellement. Nous ne sommes pas simplement des récepteurs potentiels : nous contribuons directement à créer un état de peur et de panique, mais aussi une forme d’espoir, tout comme nous participons tous à la confusion générale quant à l’attitude à adopter face à une telle situation. Sans doute est-ce la première fois que, dans le monde entier, les médias comme les réseaux sociaux sont tous focalisés sur un seul et même sujet.
En temps d’épidémie, s’inquiéter du devenir de l’humanité et s’inquiéter pour ceux qu’on aime ou dont on n’a plus de nouvelles ne font qu’un. L’humanité, le monde, le genre humain ne sont plus des notions abstraites. On est bel et bien concrètement concerné par la situation de chaque pays, proche ou lointain. On s’intéresse aux statistiques, au nombre de cas et de décès, aux mesures prises par tel ou tel État, au comportement des différentes sociétés face à l’épidémie. On est plongé dans les chiffres, on suit leur courbe, ils envahissent nos conversations quotidiennes.
L’épidémie n’est pas sélective, elle peut toucher n’importe qui. Et tout nouveau cas de contamination nous concerne tous autant que nous sommes. L’épidémie et les mesures prophylactiques effacent les distinctions entre domaine privé et domaine public. D’autres sujets importants sont brusquement mis de côté, tout comme d’autres formes de décès se voient désormais ignorées face à cette mort qui semble prête à s’abattre sur nous à tout moment comme sur une proie sans défense.
La peur et l’incertitude entravent totalement la liberté d’action, tout comme les impératifs et les urgences. Une épidémie que nous ne savons pas gérer règne sur nous et régente nos comportements. La recherche en biologie, en épidémiologie et en virologie pourrait nous délivrer, nous permettre de trouver un traitement ou un vaccin : la connaissance des impératifs naturels est importante pour la liberté humaine, car il n’y a pas de liberté dans la nature. Mais croire que nous savons la maîtriser de façon extrinsèque peut aussi nous asservir en nous incitant à perpétrer toujours plus d’inepties.
Quoi qu’il en soit, on se soumet au test. Si le résultat est négatif, rien n’empêche que l’on soit contaminé par la suite. S’il est positif, mais que l’on n’a aucun symptôme, on doit rester chez soi en attendant la guérison ou l’apparition des symptômes. On suit alors l’évolution de la maladie à chaque instant, chaque quart de seconde. Si l’on guérit, on n’est pas sûr de ne pas retomber malade. Si l’on ne guérit pas et que l’on est transporté à l’hôpital, on n’est pas sûr qu’on pourra nous soigner. De toute part, on est cerné par l’incertitude, et donc, inconsciemment ou non, par l’angoisse et la fatigue. Pour autant, le dépistage reste une chose importante. Chacun aimerait pouvoir être testé afin de contribuer à maîtriser la propagation du virus, même si les personnes infectées s’abstiennent de circuler parmi les autres comme si elles portaient une ceinture d’explosifs.
Certains penseurs considèrent l’angoisse perpétuelle de nuire à autrui comme une fatigue morale. Mais à vrai dire, une autre forme d’angoisse l’accompagne en permanence : celle d’être soi-même victime d’autrui. C’est la même angoisse : pour soi et pour les autres. Personne ne rend service à personne. Nul doute que c’est épuisant, mais il est inexact de parler de « fatigue morale ». L’expression a été conçue pour d’autres situations, la plaquer sur le contexte qui nous occupe est un exercice psychique assez stérile. Peut-être vaudrait-il mieux parler ici de « fatigue anxieuse » – au sens où elle est provoquée par l’anxiété.
Ce faisant, cette corrélation entre l’universel et l’individuel a ranimé un lien direct entre l’homme et son humanité. Finalement, c’est peut-être la chose la plus naturelle – la plus normale –, qui nous soit arrivée depuis fort longtemps, ce sentiment qu’a l’individu de son humanité en tant que telle et de son impuissance face à la nature. Et cet état d’incertitude, avec toutes les conjectures, les élucubrations, les espérances, les craintes qui l’accompagnent. La peur de l’inconnu, l’inquiétude pour ses proches, la joie lorsque quelqu’un est guéri, l’attente des résultats des efforts fournis par d’autres, le désir de faire quelque chose pour aider. Qu’y a-t-il de plus naturel que tout cela ?
On pense évidemment au concept philosophique d’« état de nature », que certains voient comme un « paradis perdu », et d’autres comme un enfer d’anarchie, une « guerre de tous contre tous ». Chacun bâtit sa vision de ce que devrait être la société sur l’une ou l’autre représentation, alors que l’état de nature n’est rien de plus qu’un fantasme : dès ses origines, l’humanité s’est constituée en société pour garantir sa subsistance, son abri et sa sécurité. Il est plus intéressant de se pencher sur notre nature humaine que sur un « état de nature » purement hypothétique qui nous servirait à réfléchir au sens d’une société organisée et à la fonction de l’État.
La peur de l’inconnu et l’attachement aux espoirs et aux heureux présages sont inhérents à la nature humaine. La raison, la pensée, la parole, le sont aussi, tout comme l’égoïsme et l’instinct de survie, d’une part, et l’altruisme et le désir de reconnaissance, d’autre part. La lutte pour la survie nous incite à tenter de surmonter notre impuissance face à la nature et à l’inconnu, tant par la raison et le savoir que par l’imagination et les croyances surnaturelles. Autant la nature humaine est faite de haine, de jalousie, de doute, de convoitise, autant elle peut être génératrice d’affection, d’entraide, d’attachement aux autres, de désir de reconnaissance et d’amour.
Confinés, nous sommes en tête-à-tête avec notre humanité, nos peurs, notre solidarité. À l’écoute de nous-même, nous découvrons que nous sommes pluriels : nous avons plusieurs moi, plusieurs voix. Dans notre isolement, et peut-être notre désolation, il se pourrait même que nous découvrions tout un monde : une foule de lieux, de gens, d’histoires, de temporalités elliptiques qui affluent et se dispersent comme dans les rêves, de moments d’adéquation où l’on sent que l’on construit ensemble des relations neuves avec le monde, d’autres d’immanence entre soi et la mort. Cependant, à chaque interaction avec l’extérieur, nous voyons aussi le sectarisme, les idées préconçues, la jalousie, l’envie, la prétention, l’égoïsme, l’esprit de vengeance, surgir et défier l’affection, l’empathie, la compréhension de l’autre, autrement dit l’aptitude à s’identifier à lui, à s’imaginer à sa place face à ses problèmes, ses dilemmes, ses options, ses questionnements éthiques.
La peur de la mort n’a pas seulement à voir avec l’amour instinctif de la vie, mais aussi avec notre affection pour les gens qui nous entourent et la peur de les perdre, ou la peur de la perte d’une manière générale. L’amour est le sentiment humain le plus noble ; il demeure le fondement même de la vie qui mérite d’être vécue.
(Traduit de l’arabe par Stéphanie Dujols)