Dans son livre Penseurs arabes contemporains : une lecture de l’expérience de la construction de l’État et des droits de l’homme (publié récemment par l’Arab Center for Research and Policy Studies, 527 pages, moyen format), Shamseddine al-Kilani pose les questions suivantes : l’islam, en tant que religion et culture, constitue-t-il un obstacle à l’ancrage de la démocratie et au respect des droits de l’homme ? Serait-il fondamentalement et par nature incompatible avec la démocratie et les droits de l’homme ? « Si oui, répond-il, il faut admettre que, dans l’expérience politique islamique, le pouvoir religieux dominait le pouvoir politique, ou admettre du moins l’existence d’une intégration des institutions religieuse et politique au sein d’une même entité politique, à savoir le sultanat ou le califat. Or la réalité de l’expérience politique islamique témoigne du contraire. »
Il insiste sur le fait que la perception collective de l’islam n’est pas rigide ou immuable, mais influencée par des facteurs historiques de changement social. Il avance également que la pensée des musulmans ne peut être comprise que dans le contexte historique de leur vie sociale, au prisme de leur adhésion aux diverses théories de la sociologie politique.
Dans la première partie de son livre, intitulée « Repenser l’État et les droits de l’homme à la lumière des défis posés par la modernité occidentale à la pensée arabe », Al-Kilani propose une introduction générale en deux chapitres. Dans le premier chapitre, « La question de l’État », l’auteur attribue le problème qu’avaient les anciens Arabes avec la notion d’État au fait qu’ils s’intéressaient plus à « ce que le dirigeant aurait dû ou devait faire, ou encore à ce que la gouvernance des États aurait dû être, qu’aux agissements effectifs, concrets, des gouvernements, échouant de ce fait à disséquer, comprendre et consigner le fonctionnement réel des régimes ». Al-Kilani explore dans le détail les théories sur l’État et le gouvernement développées par Cheikh Al-Tahtawi, Khairuddine Al-Tunisi, Mohamed Abdo, Hassan al-Banna, Sayed Qutb, Omar Abdul Rahman, et Saleh Surya, pour conclure que le récent revers subi par les Frères musulmans en Égypte risque d’engendrer de profondes divisions parmi les islamistes.
Dans le deuxième chapitre, « De la question des droits de l’homme », Al-Kilani explique que les musulmans de la Nahda (ou renaissance arabe, courant intellectuel et politique marquant la fin du xixe siècle et le début du XXe) avaient abordé la question des droits de l’homme sous la pression de la culture européenne et avaient conclu que « le progrès des Arabes et des musulmans en la matière est conditionné par l’adoption des moyens que les Européens avaient eux-mêmes adoptés pour assurer le leur, en se basant sur la conviction que l’islam n’est pas contraire aux fondements de la modernité puisque cette dernière ne contredit pas la raison qui, à son tour, est conforme à l’islam ». Les modernistes quant à eux voyaient dans l’islam un obstacle à l’ancrage des droits de l’homme dans les pays musulmans et posaient la laïcité en alternative, quand l’idée d’« application de la charia » retardait l’ouverture de la pensée islamiste au concept de droits de l’homme.
Shamseddine Al-Kilani, Penseurs arabes contemporains : une lecture de l’expérience de la construction de l’État et des droits de l’homme, éd. ACRPS, 2016.
Shamseddine Al-Kilani
Auteur et chercheur syrien, Shamseddine Al-Kilani a écrit plusieurs livres en arabe, non traduits en français, dont : L’Europe vue par les Arabes au Moyen Âge, éditions du ministère de la Culture syrienne, 2014 ; Image des peuples noirs dans la culture arabe, éditions du Comité général du livre en Syrie, 2009 ; Le Destin de la communauté arabe, éditions Dar Ashtarout, 1997 ; Les Intellectuels arabes et la transformation démocratique, éditions Dar Al Saoussan, 2013 et L’Évolution des positions des élites syriennes sur le Liban (1920-2011), éditions Carep Beyrouth, 2012.
La deuxième partie, « Le point de vue des penseurs arabes contemporains sur l’expérience de construction de l’État et des droits de l’homme », aborde le thème central du livre. Al-Kilani y discute, en neuf chapitres, des points de vue de penseurs arabes contemporains sur les expériences de construction de l’État et du respect des droits de l’homme dans la sphère islamique.
Dans le troisième chapitre, « Abdallah Laroui : L’État sultanique, l’utopie du califat et les concepts de droits de l’homme », Laroui trace une ligne de démarcation entre la tradition qui assigne à l’État un objectif qui lui est étranger, et l’approche des modernes qui appréhendent l’État dans sa dimension présente et concrète, et qui inscrivent leur action politique en son sein. Ces derniers « s’efforcent de traiter avec ses mécanismes pour provoquer le changement, sans porter sur lui un regard extérieur ou inspiré par un modèle exogène, quand la position utopique et traditionnelle est fondée sur l’assomption d’un modèle existant hors de ses structures. Assomption qui conduit à négliger l’État réel et qui tient lieu de position adoptée par l’ensemble des idéologues arabes, islamistes en premier lieu ». Dans cette section, l’auteur expose également les opinions de Laroui sur le paradigme de l’État moderne, le califat et la royauté, ainsi que sur l’État islamique.
Dans le quatrième chapitre, « Wajih Kawtharani : À propos de l’expérience politique islamique (relation entre l’institution politique et l’institution religieuse) », l’auteur soutient l’assertion de Kawtharani concernant l’existence, dans l’expérience islamo-arabe de construction de l’État, d’une séparation effective entre la sphère politique et la sphère religieuse, remarquant qu’il est possible de trouver dans le corpus musulman, la confirmation que l’islam ne contrevient pas à la laïcité, à l’instar de ce qui s’est produit pour le christianisme. Ou du moins la confirmation que l’islam ne s’y oppose pas, de même qu’il n’est pas incompatible avec le capitalisme ou le socialisme. Al-Kilani ajoute qu’on ne peut juger en dernier lieu des relations entre l’islam et l’État ou le gouvernement qu’en examinant la pratique historique des musulmans et de leur expérience politique, « sans se limiter à l’étude de textes essentiellement ambivalents, ou en s’y référant sans étudier la pratique historique des musulmans ou de leur expérience politique. Une telle démarche ne pourrait conduire, à son avis, à des résultats sérieux ou crédibles, et devrait nous inciter à examiner simultanément les textes et l’expérience historique et ses significations, avec tout ce qu’elle comporte de sublime, de banal ou de dégénéré, la conclusion étant que seuls comptent la logique historique, son parcours et ses perspectives ».
Dans le cinquième chapitre, « Radwan al-Sayed : Réflexions sur les transformations du pouvoir et des droits de l’homme en islam », Kilani commence par citer Al-Sayed qui écrit : « Il était généralement admis que le califat était une autorité religieuse, mais en vérité elle ne l’était pas, même à ses débuts… et les musulmans à travers les âges n’ont jamais attribué au poste de calife un caractère sacré ou des pouvoirs de nature religieuse, et il semble que le rôle de “gardiens de la religion et meneurs du monde” donné par les juristes à l’imamat ou au califat soit infondé. Car en fait, c’est bien la religion qui était gardienne du califat et non le contraire, dans la mesure où elle jugeait ses propres intérêts menacés lorsque le califat l’était ». Au fait des transformations du pouvoir islamique, Al-Sayed affirme que la séparation entre charia et pouvoir était déjà établie au début de l’ère omeyyade. L’histoire montre que la Oumma a été affaiblie, aussi bien sous les Omeyyades que sous les Abbassides, par les tentatives des califes pour transformer le califat, ou le pouvoir, en un État qui leur appartient, sans que cela n’affecte directement la relation du pouvoir avec l’islam. Quant aux droits de l’homme, Sayed y voit une problématique contemporaine apparue avec les progrès de la société moderne et l’élargissement du champ des libertés et des droits individuels et collectifs, concomitamment au renforcement du régime démocratique représentatif.
Dans le sixième chapitre, « Mohammed Abed Al-Jabiri : État et droits de l’homme dans l’islam », Al-Kilani explique que selon Al-Jabiri, la problématique de la pensée politique islamique a évolué après Al-Ghazali[i] : on est passé d’une réflexion sur la meilleure manière de gouverner dans l’islam à la recherche sur les modes de gouvernance passés : « L’objet de la politique, qui consistait à définir un modèle idéal de gouvernement et de société, s’est limité à la recherche des modalités historiques concrètes de gouvernance, ce qui explique la connexion étroite entre histoire et politique » (citation d’Al-Jabiri). Il ajoute que la recherche linguistique et jurisprudentielle sur l’imamat, qui visait à encadrer par la charia le système de gouvernance en islam, a fait de la gouvernance une spécialité de la pensée religieuse. Ainsi « en dehors du cadre de la jurisprudence religieuse, la recherche en matière de gouvernance s’est vue reléguée à un aspect marginal qui traite uniquement de l’éthique de la politique et des intérêts ». Al-Kilani entreprend une lecture de la pensée d’Al-Jabiri sur la question de l’État, depuis l’ère du prophète jusqu’aux dictatures politiques en passant par le califat. Il rappelle que, pour ce philosophe, la tribu, le butin et la doctrine sont les trois déterminants de « la raison politique arabe », et conclut qu’il est urgent dans nos sociétés de transformer l’appartenance à la tribu en appartenance à l’État, le butin en impôt, et la doctrine en opinion.
Dans le septième chapitre, « Burhan Ghalioun : De la critique de la modernité dans l’État arabe à la critique de la notion d’État chez les islamistes contemporains », l’auteur explique que selon Ghalioun, le seul moyen de sortir de la crise conjointe de la laïcité et de l’islamisme est d’entamer un processus de démocratisation. En d’autres termes « en rendant la politique à ses propriétaires, les modernistes l’aborderont par la démocratie et non en se positionnant contre elle. Sa critique de la modernité arabe nous invite à mieux valoriser la démocratie au quotidien, et à sortir de « l’État-nain provincial” pour mieux s’ouvrir au vaste champ du monde arabe, habilitant ainsi la communauté arabe à entreprendre l’authentique et difficile dialogue avec la civilisation moderne en tant que partenaire de sa construction ». Al-Kilani ajoute : « Partant de la critique de ce qu’il appelle la modernité déformée qui a divisé les sociétés arabes et islamiques en deux camps, l’un acceptant cette modernité et la laïcité qui l’accompagne, l’autre appartenant à la tradition islamique et portant la devise de l’État islamique, ou du moins la revendication de l’application de la charia, Ghalioun poursuit son examen du phénomène de l’islam politique et son évocation croissante de l’État islamique (“l’islam est à la fois religion et État, Coran et épée”) jusqu’à affirmer que “le vrai problème culturel dans les sociétés arabes est cette dichotomie croissante entre deux cultures, chacune avec son propre système de valeurs et de normes, ses propres moyens de propagation et ses réseaux de transfert spécifiques, isolant ainsi l’une de l’autre et conduisant à la formation de deux communautés distinctes, l’une ne tolérant plus l’existence de l’autre ». Cette réflexion pose in fine la question suivante : État de droit ou État de charia ?
Dans le huitième chapitre, « Azmi Bishara : L’État dans sa relation à l’islam », Al-Kilani explique que Bishara se refuse à tracer une ligne de démarcation entre culture occidentale et culture islamique car cette distinction fait de l’appartenance au lieu une spécificité de la première, et de l’attachement à la filiation ou à la parentèle une spécificité de la seconde. « Que cette hypothèse, attribuant l’origine du retard arabe à un immuable complexe tribal, soit émise par certains orientalistes ou par certains Arabes n’empêche pas Bishara d’affirmer que la tribu n’est pas une essence immuable de l’âme arabe, et qu’elle a évolué en se convertissant à la sédentarité, changeant de fonction et de caractéristiques partout où elle se trouvait, influencée par des structures sociales et politiques non tribales ». L’auteur souligne la critique formulée par Bishara à l’égard de l’orientalisme classique pour qui l’islam est un obstacle à la démocratie et le despotisme oriental le régime traditionnel au Moyen-Orient. Azmi ne manque pas de critiquer également l’affirmation orientaliste selon laquelle la culture islamique a empêché le développement de la société civile, condition préalable à la démocratie. Il ne voit pas pourquoi l’islam devrait être tenu pour responsable du retard pris par les Arabes en matière de démocratie. « En fait, présupposer de l’existence de la démocratie dans une religion revient à exiger de l’islam d’être plus qu’une religion ! Il existe dans la réalité sociale et politique un ensemble de modèles spécifiques de religiosité islamique qui doivent être jugés dans leur contexte historique et en fonction de leur rôle et de leur fonction, sans se baser sur certaines définitions essentialistes ».
Dans le huitième chapitre, « Hassan Hanafi : du patrimoine et de l’innovation vers une gauche musulmane et “son État” », Al–Kilani présente le projet lancé par Hanafi qui cherche à initier le renouveau politique auquel il aspire dans et à travers le patrimoine. Pour provoquer la renaissance et le changement dans les sociétés en développement, il estime qu’il faut partir du patrimoine même, le restaurer et le transformer en un lien où se rencontrent toutes les forces et courants de la Oumma, qu’ils soient séculiers ou salafistes. En valorisant de la sorte le patrimoine, Hanafi souhaite développer et renouveler les appartenances afin d’entreprendre des changements individuels et collectifs et de construire l’unité nationale. Ainsi, la critique du patrimoine dans le but de le renouveler représente la première étape de ce projet, la lutte contre l’occidentalisation et le transfert de l’hégémonie culturelle la deuxième, et le passage vers la politique la troisième. Pour Hanafi, le Tawhid (croyance monothéiste islamique) revêt une dimension politique qui a trait à la révolution et à la place de Dieu dans le monde : « L’imamat est le sujet qui relie Tawhid et Fiqh (jurisprudence), foi et charia, imaginaire et ordre ». Il s’intéresse à certains concepts laïques, tels que la raison, la science, l’homme, la liberté, la société et le progrès, et remarque que l’on trouve leurs équivalents dans le patrimoine islamique ancien. Il s’interroge de ce fait sur la différence entre salafisme et laïcité, avant de conclure que la controverse se résume à une question de méthodologie et de terminologie.
Dans sa conclusion, l’auteur revient à ses premiers questionnements : le monde arabo-musulman est-il définitivement fermé aux vents du changement démocratique ? Le monde arabe s’est-il immunisé contre la démocratie du fait de la domination de la culture islamique sur la conscience sociale arabe ? Il y répond ainsi : « Pour vérifier si, oui ou non, l’islam est un obstacle à la démocratisation des pays arabes et islamiques, il ne reste plus au chercheur qu’à revenir aux musulmans eux-mêmes, dans une perspective historique, à leur rapport à la démocratie et aux droits de l’homme et à leurs différentes interprétations de la relation entre ces concepts et l’islam. ». Cette conclusion nous incite à penser que l’islam ne saurait constituer en soi un obstacle au développement démocratique. Si obstacles il y a, ils sont principalement d’ordre politique, et à certains égards, l’islam pourrait même être considéré comme un moteur de cette transition.
(traduit de l’arabe par Abdallah Haddad)
[i] Abû Ḥamid Moḥammed ibn Moḥammed al-Ghazālī (1058-1111), connu en Occident sous le nom d’Algazel, est un soufi d’origine persane. Grand théologien de l’islam, mais aussi conseiller du calife de Bagdad puis théoricien du droit, al-Ghazālī apparaît surtout, par son énigmatique abandon de l’enseignement et à travers l’orientation critique de ses écrits, comme le défenseur d’une doctrine mystique, qui serait le chemin de la certitude. Profondément musulman de pensée, il a puisé dans l’héritage grec, d’une part, et dans les valeurs chrétiennes, d’autre part, des éléments qu’il a su intégrer sans altérer la pureté de sa foi.