Le colloque « Des armes à la paix : transformer l’action politique armée en action politique pacifique », organisé les 3 et 4 novembre 2018 par l’Arab Center for Research and Policy Studies (ACRPS) dans ses locaux à Doha, a débuté par une intervention de Azmi Bishara intitulée : « Quatre observations sur le passage de l’action politique armée à l’action politique pacifique ». En voici le texte intégral.
Le thème du colloque organisé par le Centre, « Des armes à la paix : transformer l’action politique armée en action politique pacifique » fait partie de ces sujets dont il n’est pas nécessaire d’introduire l’importance. Dans certains pays, il constitue un enjeu crucial pour les acteurs politiques et sociaux, les personnalités qui influencent l’opinion publique et la fabrique des contenus politiques et médiatiques, ainsi, naturellement, que pour les chercheurs. Par sa nature, il requiert une approche méthodologique pluridisciplinaire, à la croisée des sciences politiques, de la sociologie et de l’histoire contemporaine.
Ce sujet dispose en outre d’une importante réserve d’expériences avérées que l’on peut mesurer et inventorier à travers le monde, du sud de l’Afrique aux expériences de nombreux pays d’Amérique latine. De cette problématique, relèvent également les expériences arabes qui feront l’objet de plusieurs travaux de ce colloque. Elle représente en effet un enjeu capital pour le monde arabe au regard de la phase historique qu’il traverse aujourd’hui. La recherche qui lui est consacrée est appelée à bénéficier d’une attention accrue au sein des programmes et projets de recherche de l’ACRPS, qui place l’étude de la transition démocratique au cœur de son travail. L’ACRPS tente de penser les solutions à partir de l’expérience historique concrète et ses possibles, par un travail d’élaboration théorique qui en permette l’interprétation et la rationalisation, et non à partir de poncifs prêts à l’emploi.
Je ne m’étendrai pas ici sur l’importance de ce thème, que traiteront les différentes interventions du colloque. Je m’attacherai donc plutôt à préciser quatre points concernant la méthode d’appréhension et le prisme de recherche y afférents.
Première observation : la pire chose qui soit arrivée à cet objet d’étude et de recherche, c’est qu’il est appréhendé, depuis le début de ce siècle, sous l’angle de ce qui a été labellisé « la guerre contre le terrorisme » et des idées et politiques concrètes qui en découlent. Cela a relégué au second plan son étude de manière scientifique et l’a assujetti aux agendas politiques des grandes puissances, mais aussi des régimes régionaux qui se sont prêtés au jeu de l’échange de bons procédés au travers de partenariats et d’accords scellés au nom de ladite « guerre contre le terrorisme ». Les régimes autoritaires – qui sont nombreux parmi les régimes politiques arabes – ont exploité le fait que les grandes puissances investissaient la question du terrorisme comme s’il s’agissait d’une menace existentielle, afin de justifier leur tyrannie et leur domination. Ils ont ainsi pu continuer à piétiner les libertés publiques en qualifiant tout opposant ou toute opinion divergente de « terroriste », ou de suppôt du terrorisme.
Le problème, c’est que les régimes politiques définissent le terrorisme à partir de l’identité de son auteur et non de sa victime. Du point de vue de l’État, l’important n’est pas que le terrorisme – défini comme radicalement distinct des autres formes de la violence – frappe des civils innocents à des fins politiques, mais que l’auteur de l’action violente soit une entité non officielle (non gouvernementale), quelle que soit l’identité des victimes, civiles ou militaires.
Cette approche s’accompagne d’une tendance à condamner l’ensemble des organisations armées agissant en dehors du cadre légal (même si ce dernier procède d’une législation coloniale, c’est-à-dire d’un non-droit, ou est établi par des États dictatoriaux iniques qui ne permettent par définition aucun type d’action politique) et à légitimer la violence d’État sous toutes ses formes, y compris des actes génocidaires au sens propre du terme. Car cette dernière est jaugée à l’aune des équilibres internationaux du moment et du poids géostratégique et économique du pays en question – et ce, même si elle répond à la définition du terrorisme, dès lors qu’on s’intéresse à l’identité de la victime.
En ce sens, l’expression « action politique armée » ne concerne que les organisations qui se l’approprient, à l’exception de l’État. Dans cette perspective, l’État n’est pas une « organisation armée », bien qu’il soit l’entité armée par excellence, l’unique détenteur de ce que la sociologie occidentale a appelé le monopole de la violence légitime. Aussi, au regard de la définition du terrorisme susmentionnée, ces organisations armées sont toutes considérées comme terroristes. Dans cette logique, la définition ne s’applique pas aux États qui font usage des armes pour régler des questions politiques, même lorsque les forces armées étatiques et leurs appareils sécuritaires se transforment en de véritables milices qui ne répondent, dans leur confrontation avec le peuple, à aucune autre loi que celle du maintien à tout prix du régime en place. Nous avons connu par le passé, en Irak et au Soudan entre autres, des États qui ont recouru à des milices dont certaines ont par la suite été intégrées à l’armée. De même que nous avons vu des armées se transformer en milices, comme cela est arrivé dernièrement avec le régime syrien et celui de Mouammar Kadhafi. La différence réside dans le fait que leur statut officiel leur confère une reconnaissance internationale, en vertu du concept de souveraineté « à la Poutine » selon lequel la souveraineté s’incarne dans le régime politique en place et non dans l’État, ou plutôt s’y résume. Ainsi, un régime qui tue, dans les murs d’un consulat de l’État qu’il gouverne, un ressortissant journaliste pour des motifs politiques, n’est pas considéré comme terroriste. Je n’ai en effet entendu aucune personnalité politique utiliser cet adjectif pour qualifier cet acte ou le décrire comme la manifestation d’un terrorisme d’État. C’est en soi scandaleux.
La violence armée délibérée, comme le veut la formule, n’inclut pas la violence d’État. Cela, nous le savons tous. Aussi abordons-nous le sujet qui nous intéresse ici, à savoir le passage de l’action armée à l’action politique pacifique, comme s’il ne concernait que les organisations armées et non les États (qui sont par définition des entités armées), quand bien même ces derniers seraient engagés dans un violent conflit avec de larges pans de leur population.
Cette première observation était indispensable avant d’entrer dans le vif du sujet avec vos interventions respectives, car il est impossible de le saisir sans prendre en compte la question de l’État ainsi que la nature et les choix du régime socio-politique qui l’administre. Lorsqu’on examine l’évolution des choix et des idéologies des organisations armées, les changements de cap de leurs chefs emprisonnés, ou encore l’interruption des soutiens extérieurs (comme ce fut le cas après l’effondrement de l’Union soviétique), on ne peut ignorer l’importance de la structure de l’État et de la nature du régime qui le gouverne, parmi d’autres facteurs évoqués dans le document de présentation du colloque.
Deuxième observation : aborder ce sujet sous l’angle du « passage de l’action politique armée à l’action politique pacifique » ne doit pas nous conduire à occulter les disparités entre les différents types d’action armée et les différents types d’action politique pacifique. Par soucis de se départir de tout jugement de valeur, les sciences politiques ont tendance à ne faire aucune distinction entre une arme et une autre. Or certaines prises d’armes n’auraient pas dû avoir lieu car elles n’étaient pas émancipatrices, elles ne défendaient pas une cause juste – au sens contemporain du mot justice qui recoupe (dans des agencements différents selon les idéologies) les éléments de liberté et d’égalité entre les hommes. J’entends par là une égalité en termes de valeur humaine et devant la loi, et non une égalité synonyme d’uniformité. Je désigne ici tout particulièrement les mouvements armés qui prétendent dicter par la force un certain mode de vie aux gens, ou leur imposer une certaine idéologie – laïque ou religieuse – et l’architecture sociale qu’elle sous-tend. Mais certaines armes ont, elles, été brandies dans le cadre d’une lutte de libération nationale contre la colonisation, ou parce que l’oppression empêchait toute possibilité d’action politique pacifique. Ce dernier cas de figure n’exclut cependant pas de possibles dérives conduisant à l’adoption d’idéologies totalitaires et de procédés susceptibles de dévoyer la lutte et de corrompre la justesse de sa cause. Nous ne devons pas confondre les défenseurs d’une juste cause et « les gentils » (the good guys). De même, il ne faut pas partir du principe que les représentants de l’autorité persécutrice, qu’il s’agisse d’un État colonial ou d’un régime despotique, sont « les méchants » (the bad guys).
Un conflit armé n’est pas une guerre entre les gentils et les méchants d’un film hollywoodien. De cet amalgame procèdent un relativisme moral et une dualité normative qui nous mènent à tolérer les crimes commis par les uns, là où l’on condamne ceux commis par les autres. Cela dit, il existe assurément en ce monde des causes justes. Et ces dernières sont portées par des individus susceptibles, comme tout un chacun, d’embrasser des idées qui corrompent la justesse de leur cause et de commettre des actes odieux qui entachent cette dernière. L’idée qu’une cause juste est nécessairement portée par des êtres justes est un idéal-type vers lequel sont censés tendre les hommes, mais qui ne se vérifie que rarement dans la réalité.
Troisième observation : la recherche sur la transition vers la paix est téléologique en ce qu’elle a pour finalité l’avènement de la paix – comme c’est le cas de toutes les branches des sciences politiques comparées qui y concourent. Ceux qui s’intéressent à ce thème ont beau se défendre de toute partialité, ils sont la plupart du temps favorables à la finalité de la transition qu’ils théorisent à l’aide des outils de la sociologie. Par exemple, ceux dont les recherches portent sur la transition démocratique publient dans des revues scientifiques des travaux qui, par essence, sont acquis à la démocratie et s’articulent au discours démocratique. De la même manière, celui qui travaille sur la transition vers l’action politique pacifique, qui examine les moyens de la consolider avec les outils des sciences politiques comparées et des études sécuritaires, souhaite activement cette transition. Ce noble objectif ne diminue en rien l’objectivité scientifique de ces travaux, qui ne rime pas nécessairement avec neutralité. La sociologie n’exige pas la neutralité, mais bien l’objectivité autant que faire se peut. Les chercheurs étudient les différents facteurs qui déclenchent un processus de transition : une défaite militaire, l’épuisement d’un terreau social que la guerre a rendu exsangue ou une situation de paralysie qui finit par rendre possible l’acceptation de la réalité politique par des ajustements de forme et de fond. Il peut aussi advenir par simple amnistie des actes jugés répréhensibles commis par l’organisation armée, par suite d’une victoire militaire portant l’organisation armée au pouvoir, ou encore d’une réforme politique qui permet d’intégrer les mouvements armés au régime devenu davantage pluraliste – ce qui suppose une certaine flexibilité politique de la part de ce dernier, mais aussi une flexibilité idéologique de la part de l’organisation armée.
Les chercheurs examinent généralement les éléments de contexte sociaux, politiques et idéologiques qui, à l’ombre d’un équilibre des forces militaires donné, rendent possible ce genre de trajectoire. Mais pour chaque trajectoire, la nature de la paix naissante et son degré de stabilité ne sont pas moins importants. On est ainsi en droit de s’interroger : si la paix ne repose pas sur la justice, ne serait-ce que partiellement, si les grandes fractures sociales et leur expression institutionnelle ne sont pas résorbées, si les blessures de la mémoire inflammable ne sont pas soignées, la paix peut-elle être durable ? Ne peut-on pas craindre une résurgence de la violence ?
Du fait des différentes expériences historiques largement étudiées, nous savons ce que signifie la victoire d’un mouvement de libération nationale, sa transformation en État et l’instauration d’une armée. Nous disposons en effet de nombreuses études sur le passage à la paix de factions armées et de milices engagées dans des guerres civiles ethniques ou religieuses, après la signature d’un compromis portant par exemple sur une nouvelle répartition du pouvoir au sein d’un État unitaire ou sur la division en différentes entités politiques. Mais essayons de comprendre en quoi consiste le passage de l’action politique armée à l’action politique pacifique dans le cadre d’un régime autoritaire. Il peut résulter de la défaite de la lutte armée ou du constat de son improbable victoire, aussi juste soit sa cause. Dans le contexte d’une dictature, il peut aussi résulter de l’ouverture d’horizons d’action politique par la réforme, qui prélude souvent à un processus de démocratisation. Le défi majeur qui se pose alors au régime politique en place est celui de son adaptation aux institutions et aux procédures démocratiques, ainsi qu’au multipartisme. Il existe d’autres cas de figure, comme lorsqu’un régime autoritaire se transforme en régime autoritaire compétitif – en l’occurrence compétitif dans la forme – ou bien lorsqu’il intègre en son sein les grandes figures de l’action armée. S’inscrivant dans cette dernière configuration, les monarchies arabes se sont avérées plus flexibles et aptes à inclure leurs adversaires, jusqu’à les nommer ministres, que les républiques de la région.
Quatrième observation : elle invite à considérer notre sujet de manière inversée, à savoir le passage de l’action pacifique à l’action armée, pour constater qu’il s’agit in fine d’une seule et même problématique.
Nous ne considérons pas comme organisations armées la lutte armée palestinienne, le Front de libération nationale (FLN) algérien ainsi que de tous les mouvements de libération. De manière générale, je considère que les mouvements de libération nationale ne relèvent pas de ce que l’on qualifie d’action politique armée et qui désigne une action menée au sein d’États souverains. Les mouvements de libération nationale peuvent prendre les armes aussi légitimement que les États, au nom de leur droit souverain de résister à l’occupation. Ce n’est pas un privilège, mais une responsabilité, de laquelle découlent des obligations juridiques et politiques relatives à la configuration de la lutte armée.
Cette précision faite, revenons à l’expérience arabe. Ces dernières années ont révélé que lorsqu’une dictature qui ne laisse aucune place à la réforme politique et au changement pacifique se double d’une politique de marginalisation sociale et d’humiliation physique et psychologique de larges pans de la population, elle crée un environnement propice à l’action armée. Un tel environnement n’engendre pas nécessairement une action politique armée, car il faut pour cela des acteurs disposés et déterminés à la mener, et il revient aux chercheurs d’étudier les volontés et les ancrages idéologiques, sociaux et culturels de ces derniers. Reste qu’un environnement est plus ou moins favorable à l’action. Et il semblerait que la situation du monde arabe nous impose d’inverser la question : dans quelles conditions le passage de l’action pacifique à l’action armée s’opère-t-il ?
Il ne fait aucun doute pour moi que les peuples en général, à l’Est comme à l’Ouest, se préoccupent de la bonne marche de leurs affaires courantes, ce qui indique une inclination naturelle à la stabilité et à la crainte du chaos. C’est pourquoi ils préfèrent des transitions politiques par la réforme et le changement pacifique, autant que faire se peut. En Orient comme en Occident, les peuples ont d’ailleurs été séduits par l’expérience des révolutions arabes pacifiques de 2011. Mais le rejet de toute réforme par les régimes en place, leur refus du changement et la violence de leur riposte au mouvement pacifique ont engendré la désillusion d’une partie de la jeunesse et des forces politiques d’opposition qui avaient fondé leurs espoirs sur la révolution pacifique et le mouvement civil. Si tous ceux qui ont vu leurs espoirs brisés et leurs rêves virer au cauchemar n’ont pas pour autant recouru unanimement aux armes, c’est bien cette réaction qui en a conduit certains à le faire.
À l’heure de la contre-révolution, l’action armée attise la férocité de l’oppression et la soif de stabilité des populations, au point qu’elles finissent par accepter le régime en place. Et ce dernier les conduit, via ses médias et ses mandarins, non seulement à associer action armée, révolution et changement, mais également à blâmer la victime, c’est-à-dire à faire porter aux victimes la responsabilité des crimes perpétrés par le régime, pour avoir contesté l’ordre des choses et le régime en place, devenu entre-temps synonyme de stabilité. Dès lors, le délit n’est pas la répression sauvage des aspirants au changement par le régime, mais bien l’aspiration au changement elle-même. C’est elle qui est condamnable. Autrement dit, si les victimes avaient accepté l’ordre des choses originel, le peuple n’aurait pas été forcé de s’y soumettre à nouveau, après tous ces sacrifices dont le régime s’évertue à prouver la vanité. C’est ce que nous avons vu en Égypte, où le régime est parvenu à transformer une révolution, un combat pour la démocratie, en une question de maintien de la sécurité et de la stabilité, et de lutte antiterroriste. Ce qui a eu pour autre effet de déplacer le combat pour la démocratie et la justice sociale, vers un combat pour la défense des droits de l’homme.
Dans les pays arabes en révolution, lorsque l’armée a maintenu son allégeance au régime en place et qu’elle a exécuté les ordres en tirant sans répit sur les manifestants, certaines forces sociales et politiques se sont tournées vers l’action armée. Mais dans le cas des soulèvements civils spontanés réprimés dans le sang, celle-ci n’a cessé de se fragmenter parce qu’elle n’a pas été organisée en amont et que les combattants improvisés n’avaient aucune expérience de lutte armée organisée contre le régime. Il manquait donc un commandement centralisé sous les ordres duquel placer ceux que la révolution a propulsés vers la lutte armée.
C’est ainsi qu’on a vu surgir des forces armées éparses : certaines étaient l’expression de groupes armés locaux ; certaines représentaient des courants salafistes djihadistes rivaux, dont les slogans étaient sans rapport avec les objectifs de la révolution ; d’autres étaient affiliées à des États soutenant la révolution et l’action armée pour servir leurs propres desseins ; d’autres encore dépendaient de seigneurs de guerre exploitant les ressources des régions qu’ils contrôlent et qu’ils nomment « zones libérées ». La Libye et la Syrie sont à l’évidence les deux modèles emblématiques de cette situation.
Ce qui caractérise ce cas de figure, c’est l’absence de commandement centralisé de l’action armée et de direction politique à laquelle il pourrait répondre. Or ce genre d’action armée n’a aucune chance d’aboutir, car il ne repose sur aucune stratégie unifiée et ne dispose à la base d’aucun programme politique, si ce n’est une revendication incontestablement juste : la chute du régime. En l’absence de stratégie combative unifiée, ou ne serait-ce que d’objectifs tactiques ponctuels, une victoire militaire est improbable et aucune solution politique ne peut être négociée. Pire encore, certaines factions sont utilisées dans les négociations afin d’être neutralisées, pendant que d’autres se font anéantir. Enfin, les soutiens internationaux à ces organisations armées n’ont fait qu’aggraver leur fragmentation et leur éclatement.
Les forces pro-révolutionnaires ne savent plus quel rôle jouer dans ce jeu à somme nulle. Or leur échec entraîne la victoire totale de l’oppression qui revient plus forte encore qu’auparavant, car la tyrannie passée se double désormais d’un élan vengeur et d’une plus grande disposition au crime. Par ailleurs, dans l’hypothèse où une victoire de ces forces serait concevable, il est impossible de dresser un tableau politique de ce qu’en seraient les résultats. L’expérience libyenne suite à la révolution qui, en dépit de la fragmentation provoquée par l’ingérence étrangère, a renversé le régime de Kadhafi, ne constitue en rien un modèle encourageant.
Dans le cas où le régime s’effondre – comme ce fut le cas en Libye sous le coup d’une intervention étrangère qui pesa davantage dans l’équation militaire que la loyauté des armées privées de Kadhafi, avec d’un côté la disposition de ces dernières à commettre les plus atroces exactions, et la multiplication des forces armées de l’autre – les milices s’avèrent littéralement incapables d’établir des institutions étatiques. Or l’existence d’un État unifié autour d’institutions efficientes est la condition première – si ce n’est unique – du changement démocratique. Et cet édifice doit être soutenu par des élites politiques avisées et prêtes à accepter les mesures démocratiques comme solution médiane et raisonnable pour réguler leurs relations. Sans cela, la tenue d’élections indique non pas une transition vers la démocratie, mais une fragmentation accrue.
Ainsi, si les puissances étrangères qui ont contribué à renverser le régime ne sont pas en mesure d’ériger une nouvelle armée qui soutienne les institutions étatiques et rassemble, de gré ou de force, les factions armées, ces dernières non seulement ne disparaîtront pas d’elles-mêmes, mais se constitueront en véritables milices. Celles-ci seront ensuite rejointes par des personnes qui, pour beaucoup, n’auront pas participé à l’action armée durant la révolution mais qui, en l’absence d’État, seront en quête de protection ou de gagne-pain, les milices remplissant également la fonction d’employeurs. Il n’est donc pas possible de désarmer les factions révolutionnaires en l’absence d’institutions étatiques, pas plus qu’il n’est possible de construire ces institutions en présence des factions armées. Briser ce cercle vicieux est donc un préalable indispensable à toute recherche de solution.
L’expérience a prouvé qu’un mouvement armé est impuissant face à une occupation étrangère ou un État despotique s’il est dépourvu d’un commandement unifié auquel obéir et d’une stratégie à laquelle se tenir. De même, elle a révélé que la multiplicité des factions armées – due à leur constitution spontanée, à la diversité de leurs environnements sociaux, à leurs différends idéologiques, ou encore à tous ces facteurs combinés – ne tarde pas à provoquer des conflits entre elles, qui viennent se substituer au combat d’origine pour lequel elles disent s’être constituées. La plupart du temps, ces mouvements ne parviennent pas à s’unifier de leur propre chef, en raison de la défiance et de la peur qu’ils s’inspirent mutuellement, mais également des rivalités d’ego et de l’illusion de puissance que confère la prise d’arme sans entraînement militaire ni discipline partisane. Aussi, soit une organisation parvient à unifier ces factions par le haut et par la force, soit cela advient par le biais d’une intervention étrangère, soit elles s’enfoncent dans un long conflit qui se solde par leur éradication et la victoire du régime en place.
Ainsi en est-il de la phase de lutte armée. Concernant la phase de construction de l’État, il n’est pas possible de procéder à l’élaboration d’institutions étatiques sans intégrer les différentes factions dans une seule et même armée, ou les dissoudre de gré ou de force. Il est bien sûr préférable que ce soit de gré ou par des voies pacifiques, mais il faut pour cela que des solutions médianes et des compromis soient négociés, ce qui s’opère plus facilement dans le cadre d’un État démocratique que dans celui d’un État dictatorial, où le conflit refoulé se transforme rapidement en purges au sein des institutions, comme nous avons pu le voir dans de nombreux pays du tiers-monde.
La transition vers le régime démocratique ne peut précisément se faire sans mettre un terme à l’action armée qui, par définition, nie les institutions de l’État et son monopole de la violence légitime, et n’envisage pas l’alternance pacifique du pouvoir. L’asymétrie entre ceux qui portent les armes (sans pour autant les utiliser) et ceux qui ne les portent pas empêche l’instauration d’un système pluraliste démocratique. Ce que l’on peut espérer obtenir de mieux entre des hommes en armes, ce sont des trêves et des accords temporaires. Mais la démocratie exige de se défaire des armes, quel qu’en soit le prix pour leurs détenteurs censés les avoir prises contre la dictature. S’ils persistent à vouloir se faire entendre par le feu dans l’action politique, c’est en soi une oppression susceptible de semer un chaos que la population redoute plus encore qu’elle ne redoute la dictature.
En cela, le régime autoritaire oppressif est présenté comme la réponse au chaos. Mais il n’est plus, à notre époque, qu’une réponse temporaire car dans l’ensemble des pays arabes, la phase historique actuelle est celle d’une transition instable. Une phase où tout est voué à changer, à être remplacé, à s’effondrer et à se recomposer de nouveau, à des vitesses variables qui impliquent régressions et revers. Rien n’est stable et ce, pour des raisons qui seraient longues à expliquer. Il est possible que la dictature parvienne à convaincre une génération – celle qui a connu la révolution puis la contre-révolution – qu’elle est l’antidote au chaos. Mais même au sein de cette génération, ceux qui ont subi la déshumanisation physique et psychologique ne peuvent admettre que leurs souffrances soient considérées comme un sacrifice nécessaire à la stabilité du pays. L’argument peut toujours être brandi dans des revues académiques lues par quelques centaines de personnes, cela n’y change rien.
(traduction de l’arabe par Marianne Babut)