Un décryptage des résultats du premier tour de l’élection présidentielle en Tunisie
Le premier tour de l’élection présidentielle tunisienne, le 15 septembre, a placé le candidat indépendant Kaïs Saïed en tête, avec 18,40 % des voix exprimées. Il est suivi de Nabil Karoui (15,58 %), puis en troisième position du candidat du mouvement Ennahda Abdelfattah Mourou (12,88 %)[1]. Ces résultats, et notamment la qualification pour le second tour des deux nouveaux venus en politique que sont Saïed et Karoui, constituent un choc pour les élites politiques jusque-là dominantes et la promesse d’un renouvellement de la scène politique tunisienne. Pourtant, sans préjuger du résultat du second tour, qui se tiendra en octobre à une date qui n’est pas encore fixée, il faut noter que les scores cumulés des deux candidats qualifiés ne font que 34 %, et que le taux de participation n’a été que de 45 %. On ne peut donc pas parler de victoire claire et nette, et il faut surtout y voir le signe d’un émiettement du paysage politique. Aussi, on peut d’ores et déjà s’interroger sur les conséquences que ces résultats pourraient avoir sur les législatives, le 20 octobre.
Désaveu des élites politiques traditionnelles
Lors de ce premier tour de la présidentielle, les électeurs se sont prononcés sur des personnes et non pas sur une ligne de partie. Il n’en sera pas nécessairement de même pour les scrutins suivants, notamment pour les prochaines élections législatives. Toujours est-il que les partis politiques paraissent très affaiblis.
Unité d’analyse politique de l’ACRPS
L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.
En effet, les candidats qui avaient concouru au nom d’un parti n’ont pas atteint les niveaux de leurs partis respectifs lors des scrutins du passé. Abdelfattah Mourou par exemple, candidat du mouvement Ennahda, n’est arrivé qu’en troisième position, avec 12,88 %, c’est-à-dire cinq bons points derrière Saïed. Ennahda était pourtant arrivé en tête des élections de 2011 pour l’assemblée constituante, puis deuxième aux législatives de 2014, puis à nouveau en tête aux municipales de 2018. Il en va de même pour Nidaa Tounes, qui avait gagné le scrutin de 2014, mais qui a été totalement éclipsé de cette présidentielle, en raison du décès de son fondateur Béji Caïd Essebsi, du départ à l’étranger du fils de celui-ci, Hafez Essebsi, et de la dispersion de ses troupes, aussi bien au niveau des dirigeants qu’au niveau de la base. Quant à Youssef Chahed, Premier ministre sortant qui avait fait scission de Nidaa Tounes pour fonder Tahya Tounes, parti au nom duquel il concourait, il n’a fait que 7,4 %. Le ministre de la Défense sortant Abdelkrim Zbidi, qui pour sa part avait réussi à rassembler derrière lui un nombre non négligeable de figures de l’ancien régime qui s’inscrivent dans l’héritage du bourguibisme et qui avait été donné vainqueur par certains sondages, n’a finalement obtenu que 10,73 %.
L’échec a été encore plus cinglant pour les partis de l’opposition de gauche, libéraux et du centre. Le candidat du Parti des travailleurs Hamma Hammami n’arrive qu’en quatorzième position, avec 0,7 %. Il est devancé de justesse par Mongi Rahoui, du Front populaire, qui obtient 0,8 %. Mohammed Abbou du Courant démocrate, qui était arrivé troisième lors des municipales de 2018, est relégué à la dixième place, avec tout juste 3,6 %. À la onzième place, on retrouve l’ancien président Moncef Marzouki, qui obtient 3,1 %, alors que son parti, le Congrès pour la république était arrivé deuxième lors des élections constituantes de 2011, avec 8,71 %, il avait obtenu 29 sièges, loin derrière Ennahda qui avait obtenu 37,04 % et 89 sièges.
Ce désaveu des élites politiques classiques qui ont dominé la scène politique tunisienne, dans certains cas depuis des décennies, a été un choc d’autant plus retentissant qu’il n’avait pas été anticipé par les sondages. C’est plus particulièrement le succès de Kaïs Saïed qui est révélateur du changement profond du paysage politique, puisqu’il s’agit d’un candidat qui n’avait ni structure partisane, ni relais médiatiques, ni ressources financières. Ainsi, les conditions qui avaient prévalu aux résultats électoraux du passé ne sont plus de mise : les appareils classiques pour aiguiller les électeurs se sont effondrés ; la multiplication des candidatures a désagrégé les vieux schémas ; le mouvement Ennahda a perdu de sa vigueur depuis sa participation au pouvoir, mais aussi en raison de la lassitude des électeurs après les tiraillements qu’il y avait eus autour de la candidature de Mourou et des bisbilles et luttes de clans ces dernières années.
Kaïs Saïed et Nabil Karaoui: le changement au risque du populisme
Professeur de droit constitutionnel, Kaïs Saïed est un nouveau venu sur la scène politique tunisienne. Avant la révolution, il était connu comme enseignant à l’université et non pas pour son implication dans les affaires publiques. Cela a changé après la chute de Zine el-Abidine Ben Ali en 2011. Il a alors commencé à apparaître régulièrement dans les médias pour expliquer son point de vue de juriste, notamment à propos de la nouvelle constitution en cours d’élaboration à l’époque de l’Assemblée constituante. C’est à partir de ce moment que sa figure s’est imposée auprès de larges couches de la population, et plus particulièrement la jeunesse, grâce à son calme, son aisance verbale et sa façon particulière de communiquer, dans le strict respect de l’arabe littéral dont il ne se départait jamais et qu’il prononçait de sa voix rocailleuse.
C’est de la même manière qu’il a fait la différence lors du débat télévisé d’avant premier tour. Pendant toute sa campagne, il a donné l’impression d’être spontané, sincère et en rupture avec le stéréotype de l’homme politique traditionnel. Contrairement aux autres candidats, sa campagne était exempte de tout aspect festif ou publicitaire, il a par ailleurs refusé tout soutien financier des grandes entreprises et milieux d’affaires. Il est au contraire apparu comme un homme modeste, s’adressant en particulier aux jeunes, devant lesquels il s’est présenté seul, sans être accompagné, ni entouré de conseillers, pour écouter leurs doléances.
Une de ses promesses consiste à changer substantiellement le système politique. Il veut en effet rompre avec la centralisation du pouvoir, combattre la corruption et mettre fin aux privilèges des responsables de l’État[2]. Ces dernières semaines, il a été critiqué pour son opposition au projet de loi sur l’égalité des sexes devant l’héritage qui avait été introduit par l’ancien président, Béji Caïd Essebsi. Il a en effet déclaré qu’il considérait ce projet de loi contraire aux enseignements de la charia. Il a également fait polémique en attaquant les partis politiques, « en faillite » selon lui, et en appelant à mettre le pouvoir « entre les mains du peuple ». Ces propos sont constitutifs d’un discours que, dans les pays démocratiques, on qualifierait de populiste. Il n’en reste pas moins qu’il a été bien accueilli par les électeurs déçus par la classe politique traditionnelle, avec ses luttes politiciennes et affrontements autour de questions sociétales, alors que les Tunisiens cherchent avant tout une perspective pour être délivrés de leurs difficultés économiques.
Nabil Karoui : de l’argent en politique
Le candidat Nabil Karoui a, quant à lui, fait campagne depuis sa cellule de prison. Il a en effet été arrêté le 23 août sous l’accusation de fraude fiscale et de corruption. Quoi que l’on pense du bien-fondé de ces accusations, Karoui avait fait l’objet de polémiques dans les médias et sur les réseaux sociaux depuis plusieurs mois. Il concourait certes au nom d’un parti, mais il s’agit en réalité de la candidature individuelle d’une personne qui se situe en dehors des partis politiques.
Même s’il s’est beaucoup appuyé sur des figures de l’ancien système, l’hostilité que lui vouent les autres candidats issus de ce même ancien système et son emprisonnement le placent objectivement en dehors de celui-ci.
Candidat venu du monde des médias et de la publicité, sa cote de popularité a commencé à monter il y a deux ans, quand il a fondé l’association Khalil Tounes, en référence à son fils Khalil qui avait trouvé la mort dans un accident de voiture en 2016. Classée comme « association non lucrative »[3], elle a joué un grand rôle dans la promotion du nom de Karoui.
Son activité consiste à collecter des dons et à organiser des campagnes de distribution de produits et d’argent, ainsi que des banquets avec repas gratuits dans des régions et quartiers pauvres. Des vidéos de ces activités sont ensuite diffusées sur la chaîne Nessma-TV, dont Karoui est également propriétaire. Sur ces vidéos, les bénéficiaires lui adressent des remerciements et font son éloge. Ces méthodes ont suscité des débats animés sur l’usage d’une œuvre caritative à des fins politiques, pour acheter les électeurs.
Le débat sur le lien entre la campagne électorale de Karoui et les activités de son association a redoublé d’intensité quand le gouvernement de Youssef Chahed a voulu amender la loi électorale afin d’interdire aux présidents d’associations caritatives et propriétaires de médias de se présenter à l’élection présidentielle. Selon Karoui, le projet de loi avait été taillé sur mesure pour l’écarter de la course à la présidence, alors qu’il était de mieux en mieux placé dans les sondages. Toutefois, le président de l’époque, Béji Caïd Essebsi, n’a pas promulgué la loi, et rien ne s’opposait alors à ce que Karoui dépose sa candidature à la présidentielle. Mieux, il a également investi des candidats dans l’ensemble des circonscriptions pour les élections législatives, au nom du parti politique nouvellement créé, nommé Qalb Tounes (Cœur de la Tunisie).
Au premier tour de la présidentielle, Karoui a fait ses meilleurs scores dans les régions du nord-ouest et du centre-ouest, ainsi que dans quelques quartiers défavorisés des grandes villes marqués par des taux de pauvreté, de chômage et de déscolarisation particulièrement élevés[4]. Ce sont les difficultés socio-économiques de la population, les échecs des élites politiques qui se sont succédé au pouvoir et la coupure entre la population et les responsables qui lui ont permis de remporter ce succès.
Quand des enregistrements sonores ont fuité au cours des deux dernières années, où on l’entend vitupérer contre des personnalités politiques et militants de la société civile, en des termes insultants, violents et grossiers[5], Karoui ne s’en est pas beaucoup inquiété. Il savait en effet que ses réserves de voix se situaient dans les catégories sociales défavorisées, peu présentes sur les réseaux sociaux, et que l’impact de ses adversaires qui lui mènent bataille sur ces mêmes réseaux resterait circonscrit à des milieux élitistes.
Karoui est un phénomène d’autant plus intéressant que son succès ne s’inscrit pas seulement dans les spécificités du paysage politique tunisien, mais dans une évolution plus générale de valeurs politiques classiques qui touche toutes les démocraties à travers le monde. Partout en effet, la figure de l’homme politique pondéré qui se forme en montant graduellement en responsabilité au sein des partis et des institutions cède le pas devant la figure de celui qui fait une carrière fulgurante, porté par l’argent, par des groupes de pression, par des intérêts particuliers et par la complaisance des médias. Le tout en usant d’un discours populiste, dénonçant les échecs de ses adversaires et prodiguant des promesses qui, dans un contexte de matraquage médiatique et de difficultés de la vie quotidienne, ne risquent pas d’être soumises à l’analyse critique.
Conclusion
C’est l’essoufflement des anciennes élites qui a pavé la route pour Saïed et Karoui. Ainsi, le premier tour de l’élection présidentielle révèle les symptômes d’une crise politique précoce de la jeune démocratie tunisienne, avec méfiance envers les partis, vote protestataire et fragmentation du paysage politique sur fond de mauvaises performances économique. Cela a provoqué un net recul de l’élite politique traditionnelle, qu’elle soit au pouvoir ou dans l’opposition, alors même que celle-ci dispose de grandes capacités d’organisation et d’importants relais médiatiques. Quel que soit le vainqueur du second tour, on peut d’ores et déjà être certain que la scène politique tunisienne est entrée dans une phase de profonds bouleversements et s’oriente vers une refondation sur des bases entièrement nouvelles. On peut parier que la démocratie tunisienne, qui a résisté jusqu’à présent à toutes les épreuves, saura là encore relever le défi.
(traduit de l’arabe par Philippe Mischkowsky)
Notes :
[1] Selon les chiffres annoncés officiellement par l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (Isie), http://www.isie.tn/actualites/2019/09/18/les-resultats-preliminaires-de-lelection-presidentielle-2019/ (consulté le 25 septembre 2019).
[2] Le programme électoral de Kaïs Saïed promet de “créer des conseils locaux à raison d’un élu par imada”. (L’imada et la plus petite division territoriale de la république tunisienne, formant [les 28] mutamadiya [elles-mêmes formant les muhafaza gouvernorats)]. Il prévoit également que ce soient ces “conseils locaux qui soient en charge du développement” économique et que “chaque gouvernorat comporte dix mutamadiya, avec dix conseils locaux et dix élus”.
[3] Site officiel de l’association Khalil Tounes, rubrique « Qui sommes-nous ? » https://bit.ly/2YOyrQS (consulté le 16 septembre 2019).
[4] Instance supérieure indépendante pour les élections, Facebook, 16 septembre 2019, https://bit.ly/2kCMBCB (consulté le 16 septembre 2009).
[5] Karoui Leaks, site internet, https://bit.ly/2yHVjTp (consulté le 5 septembre 2019).