Trois jours après une campagne de désobéissance civile largement suivie par la population, suite au démantèlement sanglant du sit-in devant le quartier général des Forces armées à Khartoum, les leaders de la protestation et les forces de la Déclaration de la liberté et du changement ont accepté le projet de médiation proposé par le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, projet impliquant la fin de la grève générale et la reprise des négociations avec le Conseil militaire. Au même moment, les États-Unis sont entrés en lice en envoyant leur sous-secrétaire d’État aux Affaires africaines à Khartoum pour tenter d’éviter que la situation n’empire, après ce massacre qui a fait plus d’une centaine de morts.
La dispersion du sit-in
À l’aube du 3 juin 2019, des unités des forces de sécurité ont lancé l’assaut contre le rassemblement populaire organisé devant le quartier général de l’armée en tirant sur les manifestants, bien que le Conseil militaire de transition se soit engagé à plusieurs reprises auprès des représentants de la Déclaration de la liberté et du changement à ne pas disperser le sit-in par la force.
D’après le Comité central des médecins soudanais, proche de la contestation, l’assaut aurait fait 118 morts, dont 40 ont été repêchés dans les eaux du Nil. Des images montrent des corps auxquels des poids ont été attachés pour les empêcher de flotter. Le bilan pourrait s’alourdir car il y a encore des disparus. Des informations alarmantes font état d’horribles cas de viols et d’abus sexuels. Quelques heures après l’attaque, le Conseil militaire a décidé de couper le service Internet dans l’ensemble du pays. Peu après, plusieurs quartiers de la capitale ont subi une campagne de terreur incluant des tirs de snipers.
Unité d’analyse politique
de l’ACRPS
L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.
Dans la soirée, le chef du Conseil militaire de transition, le général Abdel Fattah Bourhane, est apparu à la télévision pour prononcer l’annulation de tous les accords conclus avec les forces de la Déclaration de la liberté et du changement, et son intention de former un gouvernement de technocrates et d’organiser des élections dans les neuf mois à venir. Cependant, face à la détermination de la rue soudanaise, à l’incapacité du pouvoir à briser les forces du changement et aux pressions extérieures – notamment celles exercées par les Américains sur les alliés de la junte militaire en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis après la révélation des atrocités commises –, le général s’est rétracté dès le lendemain de sa déclaration en annonçant que le Conseil militaire de transition était prêt à reprendre les négociations avec le mouvement de la Déclaration de la liberté et du changement.
Les négociations
Les premières négociations entre les leaders de la contestation et le commandement du Conseil militaire de transition ont eu lieu à la fin du mois d’avril 2019. Lors de la première réunion entre les deux parties, les représentants de l’opposition ont émis six revendications principales :
- La dissolution des institutions de l’ancien régime
- La formation d’un gouvernement civil de transition d’une durée de quatre ans
- La désignation d’une assemblée législative et d’un conseil présidentiel civil
- La lutte contre la corruption
- La réforme de l’économie
- La restructuration des forces de sécurité
Mais les deux parties n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur la durée de la période de transition ni sur la formation du conseil présidentiel, car les militaires ont insisté pour réduire la période intérimaire à deux ans et rejeté la proposition de l’opposition consistant à remplacer le Conseil militaire par un conseil civil de transition. Ils ont alors entamé des consultations avec les autres forces politiques, en dehors du cadre de la Déclaration de la liberté et du changement, pour tenter de les rallier à leur position. De fait, ils ont obtenu leur soutien à l’idée que le Conseil militaire continue à mener la période de transition, à la suite de quoi la junte militaire a accordé à ces forces politiques le droit de former une assemblée législative et un conseil ministériel de transition. C’est dans ce contexte que le bloc du « Soutien à la charia et à l’État de droit » – qui avait rejeté les négociations bilatérales avec les forces de la Déclaration de la liberté et du changement, les décrivant comme des forces gauchistes cherchant à laïciser l’État soudanais – s’est manifesté pour réclamer le droit à participer à la formation des institutions de la période transitoire.
Par ces manœuvres, le Conseil militaire ne s’est pas seulement efforcé de semer la discorde entre les forces politiques, mais également de gagner du temps et de disperser les choix politiques, ce qui a conduit le mouvement de la Déclaration de la liberté et du changement à lui soumettre un « document constitutionnel » détaillé le 1er mai 2019. Illustrant sa vision de la période transitoire, ce document précisait notamment les trois niveaux de gouvernance (fédéral, régional et local) et déterminait les institutions du gouvernement de transition : un « conseil national de souveraineté » (autrement dit un conseil présidentiel), un conseil ministériel qui constituerait l’autorité exécutive suprême dans le pays, une assemblée législative chargée de promulguer les lois et de contrôler la performance de l’autorité exécutive, une instance judiciaire indépendante, et enfin des forces armées régulières soumises aux décisions des autorités souveraine et exécutive. Les forces de la Déclaration de la liberté et du changement ont demandé au Conseil militaire de transition de répondre par écrit à ce projet constitutionnel dans un délai maximum de 72 heures.
Par ailleurs, les efforts de médiation entre les deux parties ont permis à certaines personnalités du pays de présenter un nouveau mémorandum pouvant servir de base de négociation. Les médiateurs ont suggéré la formation de deux conseils : d’une part un « conseil souverain » (ou présidentiel) composé d’une majorité de sept membres, présidé par une personnalité civile et une représentation militaire de trois membres ; d’autre part un « conseil de sécurité et de défense » composé lui aussi d’une majorité de sept membres et présidé par une personnalité militaire et une représentation civile de trois membres (le Premier ministre, le ministre des Finances et le ministre des Affaires étrangères). Ce mémorandum précisait également les compétences des institutions de la période intérimaire.
En réponse au « document constitutionnel » présenté par le mouvement de la Déclaration de la liberté et du changement, le Conseil militaire a tenu le 7 mai 2019 une conférence de presse au cours de laquelle le porte-parole du conseil, le général Chamseddine Kabachi, a réfuté le contenu du document et accusé ses auteurs d’ignorer « les sources de la législation ». Il a critiqué également la proposition d’une période transitoire de quatre ans et suggéré certaines tâches et responsabilités souveraines devant être au cœur de la mission du conseil souverain. Par ailleurs, Kabachi a rejeté l’idée des deux conseils mentionnés dans le mémorandum de médiation, alléguant que le « conseil de sécurité et de défense » proposé ne devrait pas être présenté comme parallèle au « conseil souverain », mais comme un organe exécutif. Il a menacé d’organiser des élections anticipées si les pourparlers restaient dans l’impasse et annoncé la tenue d’une réunion générale avec les leaders des forces politiques qui ne sont pas rangées sous la bannière de la Déclaration de la liberté et du changement pour discuter de leurs 177 propositions pour la gestion de la période transitoire. Le Conseil militaire a donc continué à brouiller les cartes des négociations, à gagner du temps et à éparpiller les choix politiques.
Malgré les doutes croissants ressentis par les forces civiles quant aux intentions du Conseil militaire et à sa volonté de conserver le pouvoir, une deuxième série de négociations directes a eu lieu le 13 et 14 mai 2019 dans une atmosphère relativement optimiste. Ces pourparlers se sont achevés sur la proposition d’une période transitoire de trois ans, la définition des compétences et des responsabilités du conseil présidentiel et l’établissement d’un conseil consultatif composé de 300 membres (dont 67 % issus des forces de la Déclaration de la liberté et du changement et 33 % issus des autres forces politiques). Seule la question des parts de représentation au sein du conseil présidentiel et du choix de sa présidence est restée en suspens.
Mais l’optimisme qui régnait durant ces deux journées où l’on a cru à l’imminence de la signature d’un accord n’a pas tardé à voler en éclats lorsque huit personnes ont été tuées aux abords du sit-in, au prétexte qu’elles tentaient de bloquer les principales voies menant à la place occupée par les manifestants et qu’elles harcelaient les forces régulières ainsi que les « RSF » (Forces d’intervention rapide). En conséquence, le général Abdelfattah Bourhane a décrété le 15 mai 2019 que les négociations avec le mouvement de la Déclaration de la liberté et du changement seraient suspendues pendant 72 heures, le temps que « toutes les barricades soient levées aux alentours du sit-in, que cessent toute provocation et tout harcèlement des forces armées, des Forces d’intervention rapide et de la police », et que les lignes ferroviaires traversant les zones voisines du sit-in soient rouvertes. Le général Bourhane a ainsi coupé court à la dernière séance de négociations prévue ce jour-là.
Interventions étrangères
Il semblerait que cette brusque interruption des négociations soit le résultat de l’intervention de certaines forces locales et régionales hostiles au contrôle de la période transitoire par le mouvement de la Déclaration de la liberté et du changement et favorables au maintien de l’autorité du Conseil militaire de transition. La décision de disperser le sit-in a de toute évidence reçu l’appui de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de l’Égypte, qui dès le début des événements ont ouvertement annoncé leur soutien au Conseil militaire de transition. Riyad et Abou Dhabi ont notamment exprimé la volonté d’aider celui-ci à surmonter les problèmes économiques actuels du Soudan en s’engageant à fournir trois milliards de dollars[1]. Selon la revue Foreign Policy, les Émirats seraient allés jusqu’à envoyer des véhicules militaires pour renforcer la position du Conseil militaire et en particulier des Forces d’intervention rapide menés par son vice-président, Mohamed Hamdane Dagalo, dit « Hemedti ». En effet, le correspondant du New York Times au Soudan aurait vu des véhicules militaires émiratis patrouiller les rues de Khartoum : des « Humvee » de fabrication américaine comme on ne saurait a priori en trouver au Soudan du fait des sanctions américaines imposées au pays depuis deux décennies. Quant à l’Égypte, elle penche également pour le maintien au pouvoir du Conseil militaire. Or elle préside actuellement l’Union africaine, qui avait donné à la junte soudanaise un premier ultimatum de deux semaines pour transférer le pouvoir à un gouvernement civil, faute de quoi elle devait geler l’adhésion du Soudan à l’organisation. Cet ultimatum n’ayant pas été respecté, l’Égypte s’est arrangée pour que l’Union africaine accorde un nouveau délai de 60 jours au Conseil militaire.
La suspension des pourparlers a causé une frustration générale au Soudan, tout comme elle a avivé les tensions politiques entre les deux camps. Les négociations ont repris tièdement le 19 mai 2019 et se sont étalées sur deux jours. Mais elles n’ont pas permis de parvenir à un accord définitif, car le dilemme de la représentation au conseil présidentiel est resté irrésolu. Parmi les solutions proposées : la représentation paritaire (50 % de civils, 50 % de militaires), avec une présidence tournante d’un an et demi pour chaque partie, ou l’idée que le conseil présidentiel soit composé d’une majorité de civils et que sa présidence soit assurée par un militaire. Le Conseil militaire de transition, qui n’a semblé favorable à aucune de ces options, a demandé un délai de 48 heures pour les étudier et annoncer son avis définitif. Mais entre-temps, les forces de la Déclaration de la liberté et du changement ont lancé un appel à la désobéissance civile et à la grève générale dans l’ensemble du pays, et le Conseil militaire a commencé à agiter le bâton des élections anticipées pour régler le conflit avec le mouvement contestataire, ou du moins pour en briser l’unité. La situation est restée inchangée jusqu’à ce que le Conseil militaire prenne tout le monde de court en décidant d’avoir recours à la force pour démanteler le sit-in organisé devant le quartier général de l’armée, à quoi les forces d’opposition ont répliqué en appelant à une campagne de désobéissance civile généralisée et à une grève politique ouverte jusqu’au renversement du Conseil militaire.
Médiation éthiopienne, entrée en jeu de Washington et fin de la désobéissance civile
Face à la détérioration de la situation sécuritaire après le massacre et à la crainte de voir le pays sombrer dans la violence et le chaos, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed s’est rendu à Khartoum le 7 juin dernier pour tenter une médiation entre les deux parties. Il a proposé la reprise des négociations et une solution à la question de la composition du conseil présidentiel transitoire, qui comprendrait quinze membres, sept militaires et huit civils. L’opposition rejetant toutes négociations directes avec le Conseil militaire de transition avant que soit menée une enquête sur le massacre des manifestants et que ses auteurs soient traduits en justice, le Conseil militaire a commencé à évoquer certaines responsabilités de plusieurs officiers et éléments des forces régulières dans le démantèlement du sit-in de Khartoum et s’est engagé à annoncer les résultats de ses investigations dans les 72 heures. De plus, il a limogé quatre-vingt-dix officiers des services de sécurité, dont un grand nombre de généraux de brigade, sans doute dans l’idée de relâcher la tension et de faciliter le retour à la table des négociations.
Ces mesures pourraient attiser le ressentiment de l’armée, qui elle-même jalouse l’influence des Forces d’intervention rapide, et toutes ces contradictions au sein des forces armées pourraient avoir une incidence sur l’avenir.
Parallèlement aux efforts de médiation de l’Éthiopie, les États-Unis ont décidé d’envoyer à Khartoum leur sous-secrétaire d’État aux Affaires africaines, Tibor Naji. Des rapports font état d’un clivage au sein de l’administration de Donald Trump, ce qui expliquerait pourquoi elle a tardé à s’intéresser à la situation soudanaise. Le président américain, qui n’a affiché aucun soutien à la révolution en cours, endosse pleinement la position de l’axe hostile au changement dans la région, et certains responsables de son administration penchent pour confier le dossier aux trois alliés de la junte militaire soudanaise dans la région (l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis). Cependant, la répression sanglante du sit-in et les condamnations de la communauté internationale ont prouvé l’échec de cette politique et entraîné des pressions de la part des forces civiles américaines autrefois actives contre le régime d’Omar el-Béchir et qui par la suite se sont opposées au soutien de la Chine et de la Russie au Conseil militaire – y compris des groupes de droite et des mouvements ecclésiastiques. Se retrouvant dans une position embarrassante, Washington a donc commencé à s’intéresser directement à la question en envoyant Tibor Naji à Khartoum et en nommant un émissaire spécial pour la crise au Soudan, l’ancien diplomate Donald Booth – qui a déjà occupé cette fonction par le passé –, pour tenter de limiter les dommages causés par les politiques de l’Égypte, des Émirats et de l’Arabie saoudite.
Par ailleurs, les forces du changement ont décidé de mettre fin au mouvement de désobéissance civile parce qu’elles ont pris conscience qu’il n’était pas possible de le poursuivre indéfiniment dans un pays pauvre où les gens sont obligés de mener leur vie quotidienne pour subvenir à leurs besoins.
Conclusion
Le massacre du sit-in de Khartoum a affecté la confiance de la population dans le Conseil militaire de transition et renforcé les soupçons quant à sa volonté de s’accrocher au pouvoir avec le soutien des puissances extérieures. Acculés en position de défense, le Conseil militaire et les composants de l’« État profond » se répandent en accusations mutuelles, chacun rejetant la responsabilité de la violence sur l’autre. Un tel climat pourrait entraîner des fissures entre les élites militaires et sécuritaires au pouvoir, d’autant que les puissances étrangères alliées au régime soudanais marquent leur préférence pour certains éléments plutôt que d’autres. La bataille des forces civiles et démocratiques ne sera pas facile, compte tenu de l’insistance des forces contre-révolutionnaires à saper toute avancée démocratique au Soudan et à reproduire l’ancien régime sous des habits neufs. La position des États-Unis et leur complaisance à l’égard de l’interventionnisme saoudo-émirati ne font que compliquer la situation. En outre, la Chine et la Russie bloquent toute tentative de vote d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies qui condamnerait le Conseil militaire et lui imputerait la responsabilité du massacre du démantèlement du sit-in. Pour toutes ces raisons, la détermination, la mobilisation pacifique et la capacité à rester unis et à s’entourer de nouveaux alliés à l’intérieur du pays, restent les meilleures armes du mouvement révolutionnaire pour aboutir au changement démocratique pacifique auquel il aspire.
(traduction de l’arabe par Stéphanie Dujols)
[1] D’après la revue Foreign Policy, aucune partie de cette somme, pas même le premier solde prévu de 250 millions de dollars, n’a encore été versée au Conseil militaire soudanais.