Par Claire Talon, Directrice de recherche au CAREP Paris
« La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites. » écrivait Frantz Fanon.
On est frappé, au regard de l’agression de la vice-présidente de l’UNEF par des élus LR et LREM qui ont demandé son exclusion d’une session de travail de l’Assemblée au motif qu’elle portait un voile, de ne pas voir un tel acte qualifié pour ce qu’il est : un pur geste de « violence coloniale ».
La même que celle qui a motivé l’agression un an plus tôt, par des élus RN, d’une mère de famille voilée qui accompagnait une sortie scolaire au conseil régional de Bourgogne Franche-Comté. Comment des élus se permettraient-ils une telle violence symbolique si ces femmes n’étaient pas, pour eux, d’emblée exclues de la communauté politique et sociale ? S’ils n’estimaient pas que l’on est en droit de parler à leur place ?
Ces tristes sires ont-ils conscience de rejouer ad nauseam la même sinistre comédie du dévoilement, rituel sordide organisé en public en Algérie en 1958, dont Frantz Fanon a montré pour l’histoire qu’elle n’est que la ritualisation d’un viol, d’une prise de pouvoir sur les corps et les identités ? À l’époque, l’émancipation des musulmanes était devenue le cheval de bataille du 5e bureau de l’État-major de l’armée coloniale qui organisait ces « cérémonies » à grand renfort d’autodafés.
Nul ne peut aujourd’hui en France feindre d’ignorer les tenants et les aboutissants d’agressions sans fondement juridique qui sont devenues monnaie courante : il s’agit d’étendre au forceps l’interdiction du foulard, qui prévaut en milieu scolaire et dans l’administration, à l’ensemble de la sphère publique. C’est déjà le sens du vote par le Sénat en octobre 2019, sous l’impulsion des députés LR qui militent aussi activement pour l’interdiction du voile à l’université, d’un projet de loi prohibant les signes religieux lors des sorties scolaires.
Dans cette entreprise de domestication des corps tout droit sortie de la colonisation, à laquelle elle emprunte une même rhétorique libératoire (égalité homme-femme pensée comme un don républicain), et un même lexique de la confusion, les médias ont un rôle accablant. À la faveur du grand défoulement islamophobe dont se gargarise le PAF, le voile est devenu une poubelle sémantique, le réceptacle de tous les fantasmes qu’y projette une foule justicière en mal d’interprétation : preuve d’un « refus d’intégration », d’un « désir de sécession », indice imparable d’ « aliénation féminine », de « soumission », de « prosélytisme », signal de « radicalisation », « étendard islamiste », « provocation », « signal de ralliement », signe « religieux », étendard « identitaire ». Il y en a pour tous les goûts ! Une entreprise herméneutique de haut vol de laquelle sont bien entendu exclues les femmes concernées : « Une semaine sur les chaînes d’info : 85 débats sur le voile, 286 invitations et 0 femme voilée » titrait Libération au moment où le Sénat délibérait.
Le pouvoir politique ne ménage pas ses efforts pour entraver l’élaboration d’une pensée juridique sur le voile qui prenne en compte l’avis des personnes concernées. Il n’y a pour s’en convaincre qu’à rappeler le lobbying qui a eu cours au sein de la commission Stasi pour obtenir le vote du projet de loi pour l’interdiction des signes religieux à l’école : sur cette entreprise menée par un groupe d’« experts » choisis par Jacques Chirac où les femmes comptaient 6 membres sur 20 et qui n’auditionna, sur 140 personnes, que deux jeunes filles voilées à la dernière séance : « Je suis sûr, a révélé l’historien Jean Baubérot qui fut le seul à s’abstenir, et il faudrait vérifier, que si on faisait un comptage numérique, il y avait parmi les auditionnés plus de gens qui étaient hostiles à la loi que favorables. Les gens de la commission Stasi ont dit que la commission Stasi était convaincante : je n’en suis pas du tout persuadé. »
Qu’importe que des chercheurs de Stanford démontrent aujourd’hui les conséquences délétères de la loi de 2004, il s’agit en France, au-delà de la question de la visibilité du voile, d’empêcher à tout prix l’émergence d’une parole juste et singulière : celle d’un sujet politique citoyen et musulman.
La parole musulmane n’est acceptable que quand elle est conforme, simple et binaire, ou, encore mieux, analphabète (Chalghoumi), quand elle dévoile des êtres sans nuances et soumis. Toute parole non conforme est assimilée à une conduite religieuse, fanatique. Les cris d’orfraie provoqués par l’écrivaine Fatima Daas, lesbienne et musulmane, qui a osé déclarer qu’elle vivait l’homosexualité comme un péché, illustrent à merveille la fin de non-recevoir rencontrée aujourd’hui en France par celles qui ont le courage de revendiquer haut et fort le droit d’être musulmanes et libres de leurs choix politiques et individuels.
C’est au prix de cette hallucinante confiscation de la parole que notre pays se distingue aux yeux du monde par des débats de haut vol sur la question de savoir si l’islamophobie pourrait ne pas être un racisme (sic).
Il suffit de lire le Rapport 2020 du Comité de lutte contre l’islamophobie en France (CCCIF) pour réaliser ce que cela veut dire concrètement au quotidien pour des milliers de femmes en France : du chirurgien qui intime d’ôter son voile à la mère d’un petit patient, au calvaire vécu par les femmes licenciées par leur entreprise pour répondre au désir des clients.
Si ce n’est pas d’un tel cauchemar que nous voulons, il est urgent de rouvrir les portes de l’interprétation et de reposer la seule question qui vaille et qui a été outrageusement oblitérée par la Commission Stasi : Qu’est-ce qu’un « signe religieux » ? Est-il légitime de prétendre trouver une définition juridique à une telle notion ? De quoi le voile est-il le « signe » et comment établir cela ? Est-il légitime de considérer un bandana comme un « signe religieux » ? N’est-il pas souhaitable de se fonder pour une interdiction sur le seul trouble à l’ordre public, comme le fait la loi sur la burqa ?
Aujourd’hui en France, c’est la perception subjective de ce qu’est un voile par des tiers qui y sont hostiles qui prime dans le débat public, dans les institutions et au sein des instances législatives. La dérive islamophobe dont est victime notre pays ne permet plus de se satisfaire d’un tel état de fait, car c’est sur cette aporie que prospèrent l’injustice et l’oppression. Seul un vrai débat public digne de ce nom qui prenne en compte la parole des concernées peut espérer nous faire sortir du Moyen Âge dans lequel cherchent à nous faire plonger des actes odieux comme ceux de Julien Odoul et de ses acolytes.