Par Salam Kawakibi, politologue, directeur du CAREP Paris
Introduction
Au printemps 2019, alors que les combats se poursuivaient dans diverses régions de la Syrie, l’issue du conflit semblait favorable, grâce au soutien militaire russe, au régime de Bachar al-Assad. Bien qu’une partie du territoire échappait encore à son contrôle, le régime syrien concentrait ses efforts désormais sur la reconstruction du pays et sur la réaffirmation de sa souveraineté nationale. Les puissances étrangères opposées à Assad ont explicitement ou implicitement reconnu que le régime avait survécu, façon de suggérer que la guerre était finie, du moins pour l’instant. Malgré la victoire militaire, politique et diplomatique du régime, le conflit syrien a cependant révélé combien la légitimité de l’État a été contestée. Ce dernier fait doit être le point de départ de toute analyse sur la révolution syrienne et ses conséquences. Cette guerre civile est en fait la remise en cause la plus significative de l’État syrien depuis sa création en 1920, remise en cause allant bien au-delà de la simple contestation du régime en place. Comme le montre malheureusement l’avènement de Daesh, les révoltes arabes n’ont pas seulement déstabilisé les régimes en fragilisant leurs structures, mais ont aussi donné naissance à des « expériences politiques alternatives ». La Syrie n’est pas, à cet égard, un cas isolé.
Ce papier est la traduction française du texte paru en anglais dans l’ouvrage collectif :
The Unfinished Arab Spring: Micro-Dynamics of Revolts Between Change and Continuity, Fatima El-Issawi, Francesco Cavatorta (eds.), Gingko Library, 2020, 304 p. Consultable sur : https://www.gingko.org.uk/title/the-unfinished-arab-spring/
Malgré son histoire politique tourmentée depuis la chute de l’Empire ottoman, la Syrie a connu des périodes durant lesquelles la construction nationale aurait pu constituer un projet politique réel, porté aussi bien par les élites que par les citoyens. Les années qui ont suivi le début de la révolte ont, dans une large mesure, vu la désagrégation d’une identité nationale collective, et de la nécessité de son incarnation par un État syrien légitime. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, dominait l’idée des précurseurs de la renaissance (nahda) syrienne selon laquelle il existait une nation unie, syrienne d’abord et arabe ensuite. Cette vision a été sapée par l’émergence de deux nationalismes fondamentalement opposés, aux idéologies inconciliables. Cette lutte, ainsi que la manipulation identitaire qu’elle a occasionnée durant le conflit, est vraisemblablement amenée à durer et à rendre l’avenir politique de la Syrie problématique malgré – ou à cause – de la survie du régime. Si l’appartenance confessionnelle joue un rôle primordial dans la phase actuelle du conflit, la dimension religieuse ne fut pas aussi importante aux premiers temps du nationalisme syrien, et sa résurgence fragilise aujourd’hui à la fois le régime et la Syrie elle-même. Certains chercheurs continuent d’affirmer qu’au début, l’appartenance religieuse n’a pas supplanté, au sein du conflit, les autres « identités[1] ». Or, avec l’intensification de la guerre, il est devenu difficile de marginaliser la dimension confessionnelle. L’absence – historique – d’une bonne gestion de la diversité religieuse syrienne n’a fait qu’aggraver la situation.
La présente étude cherche à montrer l’impact des choix politiques et institutionnels du passé sur le conflit en cours. Après avoir montré comment l’histoire de la Syrie a mené à la révolution de 2011, nous nous concentrerons sur l’une de ses conséquences majeures, la renaissance de l’activisme au sein de la société civile. La majeure partie de la littérature se focalise sur le conflit en tant que tel, sur les groupes armés qui y prennent part et leurs idéologies[2], et sur l’État islamique en particulier. L’objectif de ce travail est de proposer un autre regard sur le conflit syrien de ces dernières années, en montrant l’impact qu’a eu la révolution sur les citoyens eux-mêmes, sur la façon dont les événements de 2011 ont suscité, au sein de la population, la volonté de construire de nouveaux modes de gouvernements[3]. Bien que ces « expériences » aient échoué et qu’elles ne purent survivre à la répression du régime et à la violence des groupes armés, elles restent une démonstration cruciale de l’énergie de la société syrienne, et sont peut-être la première pierre de l’avenir du pays.
Comment la Syrie en est-elle arrivée là ?
Il faut remonter presque un siècle en arrière pour comprendre la situation actuelle en Syrie. Durant le mandat français (1920-1946), il existait des partis politiques constitués sur le modèle occidental, émanant ou directement issus de cercles littéraires ou d’associations civiles (al-jama‘iyyat al-ahliyya), preuve que le pluralisme politique dans le pays était une réalité. La vie politique et intellectuelle, bien que sous la surveillance constante des autorités coloniales, était tout de même florissante. Le débat politique de l’époque s’organisait autour de deux forces politiques principales : le Bloc national (al-kutla al-wataniyya) et le Parti du peuple (hizb al-cha‘b). Elles représentaient principalement la bourgeoisie, sans distinction religieuse, d’Alep et de Damas, composée de propriétaires terriens, d’industriels, de financiers, et d’intellectuels issus des diverses confessions que compte le pays. Ces deux forces étaient très proches d’un point de vue idéologique, à la fois nationalistes et libérales. En parallèle, cette période a vu l’émergence des forces politiques à l’ancrage plus régional, voire international, comme le Parti communiste syro-libanais très attaché à l’Union soviétique, le Parti social-nationaliste syrien (inspiré par le nationalisme européen de la même période), le Ba‘th arabe (qui, à l’époque, n’était pas encore « socialiste »), et les Frères musulmans ayant des liens étroits avec ses fondateurs égyptiens.
Après l’indépendance du 15 avril 1946, ces partis investirent les institutions de l’État nouvellement créées. Contrairement à l’autoritarisme naissant qui caractérisait la période postindépendance dans le reste du monde arabe, les partis politiques syriens travaillaient côte à côte au sein du Parlement nouvellement élu (1946-1949), toutes tendances confondues, dans ce qui fut la première expression démocratique d’un pluralisme politique en Syrie. Survint alors le coup d’État de mars 1949 conduit par le colonel Husni al-Zaim, qui accusa le gouvernement d’avoir manqué à ses obligations en 1948 durant la première guerre israélo-arabe. La « cause palestinienne » sera d’ailleurs, à la suite de cet événement, le paravent de toutes les tentations dictatoriales des futurs dirigeants qui, une fois au pouvoir, ne feront rien (ou peu) pour entraver la politique régionale israélienne ou pour « libérer la Palestine ». Dans les faits, mis à part une rhétorique vaguement pro-palestinienne et la manipulation récurrente des diverses factions palestiniennes, Damas n’a mis en place aucune mesure politique, diplomatique ou militaire concrète afin de faire évoluer le sort des Palestiniens à Jérusalem-Est, en Cisjordanie et à Gaza, ou qui aurait facilité la création d’un État palestinien.
De 1949 à 1954 se succédèrent plusieurs dictatures militaires, bien qu’il faille souligner que les civils continuèrent à jouer un rôle important au sein de ces régimes, dans la mesure où le poste de Premier ministre était occupé par un non-militaire – pratique reprise sous le régime actuel[4]. Par ailleurs, beaucoup de ces dirigeants ont dû quitter le pouvoir face au mécontentement populaire. Ce fut par exemple le cas d’Adib Chichakli, le dernier des dirigeants militaires de cette période, qui quitta la Syrie en 1954 afin d’éviter « l’effusion du sang » selon ses propres mots. D’une certaine manière, le recul historique montre combien la société syrienne ne demeura jamais passive face aux différents régimes qui la gouvernèrent depuis l’indépendance, et qu’une opposition politique se constitua à plusieurs reprises afin de les contester. La passivité apparente du peuple syrien face aux dictatures naît davantage de la crainte d’une répression brutale plutôt que de l’acceptation. Les quatre années qui suivirent (1954-1958) furent celles d’une extraordinaire effervescence de la vie politique, traversée par des préoccupations sociétales qui animèrent tous les pans de la société.
Alors que le nationalisme arabe atteignait son paroxysme à la fin des années 1950, le Président Choukri al-Kouatli signa l’acte d’unification de la Syrie avec l’Égypte, conduisant ainsi à la création de la République arabe unie. Dès lors, les services de renseignement civils (mukhabarat) firent leur apparition en Syrie, qui ne connaissait jusque-là que leur pendant militaire, le bureau créé durant le mandat français. S’instaura alors un véritable régime policier et, avec l’importation des méthodes égyptiennes, débutèrent les dissolutions dans l’acide de dirigeants communistes, la torture systématique, les rafles de Frères musulmans et l’exclusion des ba‘thistes de l’armée.
En septembre 1961, un coup d’État rétablit la République syrienne et, avec elle, la diversité de la vie politique. À peine deux ans plus tard, le coup d’État militaire conduit par les ba‘thistes mit de nouveau fin au pluralisme politique, jusqu’au soulèvement de 2011. Si l’on fait ordinairement remonter la fin du pluralisme politique à 1958, date de la création de la République arabe unie, l’interlude démocratique entre 1961 et 1963 aurait pu conduire à la mise en place d’une vie politique normalisée. Si cela ne fut pas le cas, cette période a cependant montré à quel point le pluralisme politique en Syrie continuait d’être une aspiration véritable pour une grande partie de la société syrienne. De 1963 à 1970, le pays fut marqué par « le règne naïf de l’utopie dictatoriale » du Ba‘th syrien qui se voulut de toutes les causes : affrontement avec le bloc occidental, réforme agraire précipitée et anarchique et nationalisations à tout-va provoquèrent une émigration massive des élites économiques syriennes. Cependant, la corruption du régime n’était pas encore systématique, et la torture n’avait pas encore pris le caractère bureaucratique et routinier qu’elle eut plus tard, et cela bien que l’usage de la violence soit déjà la norme et que les partis, comme la presse, soient interdits à cette période.
L’année 1970 marqua l’arrivée au pouvoir d’Hafez al-Assad et, avec lui, la volonté d’une reconfiguration du système politique. S’inspirant de l’expérience de la République démocratique allemande (RDA), Hafez al-Assad introduisit, avec la création du Front national progressiste (al-jabha al-wataniyya al-taqaddumiyya) en 1972, une forme de pluralisme politique. Le Front était dans un premier temps constitué de sept partis – mais sa composition évoluera constamment. Au lieu de représenter réellement les tendances politiques de la société, les partis inclus dans le Front étaient composés de représentants qui, en échange de leur ralliement au régime autoritaire qui se constituait alors autour d’Hafez, se voyaient attribuer des postes ministériels et des avantages matériels, ne disposant ni d’autonomie politique réelle, ni de leur propre organe de presse. Il reviendra plus tard sur cette dernière décision en les autorisant à distribuer leurs propres publications, mais celles-ci émanaient d’instances officielles et non de véritables militants, ce qui leur retirait toute portée. Hafez al-Assad réussit même à coopter des membres du Parti communiste, mais la majorité de ses membres lui resta opposée. Fut alors créé, en réaction, le Parti communiste syrien (Bureau Politique), aussitôt réprimé, et dont le chef emblématique, Riad al-Turk (surnommé « le Mandela syrien »), passera dix-huit années en prison.
Ceux qui rejoignaient le Front – afin de conférer au régime sa légitimité apparente – étaient moins de véritables militants que des agents des services de sécurité auxquels le régime confiait des tâches de gestion. Le parti Ba‘th et l’armée constituaient les principales menaces pour le pouvoir. La première, le parti Ba‘th, fut affaiblie et Hafez le ramena à sa volonté. Quant à l’armée, il chercha à la diviser afin de mieux la contrôler, en favorisant les unités spéciales et les services de renseignement au détriment des autres unités et du corps des officiers. Cette double stratégie fut ainsi à l’origine en Syrie du régime dit de « sécuritocratie ». En plus de la création du Front, Assad transforma le Ba’ath qui, de parti politique, devint l’un des rouages de l’appareil répressif du régime, et dont les militants n’eurent aucune activité politique, hormis celle d’être les yeux et les oreilles de la dictature. En l’échange de quelque avantage – un poste, une bourse, une autorisation – ils étaient encouragés à dénoncer d’éventuels dissidents parmi leur famille ou leurs collègues, faisant de la « sécuritocratie » une réalité bien plus étendue que n’auraient pu le faire les soixante-mille membres des services de renseignement. L’expérience est-allemande fut une nouvelle fois appliquée à la Syrie, et l’État syrien devint un État policier par excellence, comptant quelque 350 000 fonctionnaires « détachés » par leur administration d’origine (ministères ou entreprises publiques) et n’apparaissant pas sur les registres en tant que fonctionnaires de sécurité[5].
L’Allemagne de l’Est n’était pas l’unique modèle de Hafez dans la reconfiguration du pouvoir politique en Syrie. Une visite en Corée du Nord en 1973 lui inspira la conception de l’encadrement de la société à tous les âges. Il créa ainsi en 1974 les Avant-gardes du Ba‘th (tala’i‘ al-ba‘th) pour les élèves de primaire. L’endoctrinement des enfants dès leur plus jeune âge, permettant au régime de s’immiscer au sein de tout ménage syrien, provoqua la peur des parents. À l’école secondaire, ils devaient ensuite rejoindre l’Union des jeunes de la révolution (ittihad shabibat al-thawra). Si leurs services étaient appréciés, leurs notes étaient majorées, leur permettant ainsi de suivre les formations universitaires les plus demandées. Comme mentionné plus haut, l’encadrement de la société ne se limitait pas à la jeunesse : le régime contrôlait aussi la vie syndicale et les organisations féminines. À l’instar des « démocraties populaires » d’Europe de l’Est, le pouvoir qualifiait l’ensemble de ces associations d’« organisations populaires démocratiques ». Bien mal nommées, celles-ci n’autorisaient dans les faits aucune vie publique d’importance qui fût véritablement autonome. En plus de ces mesures répressives, afin d’étouffer toute tentative de dissidence et de soumettre le parti et l’armée, le régime continua de jouer la carte confessionnelle afin de diviser encore davantage l’opposition et de légitimer son pouvoir. Ainsi que le remarquent Belhadj et Ruiz Elvira Carrascal[6], « depuis 1963 le régime Baathist a supervisé et géré la société d’une manière autoritaire à travers le confessionnalisme. Par exemple, la cooptation de certaines minorités au sein du Baath, du gouvernement et de la presse contrôlée par l’État [et] la nomination d’alaouites au sein de postes clés dans les services secrets, des forces armées et du Bureau national de sécurité du Baath ». En bref, le régime s’est posé comme gardien de l’unité nationale face à ce qu’il qualifiait de déviances et d’appels à la dissidence.
Par la culture de la peur, le régime put ainsi créer une vie politique atomisée, très individualiste. Durant les années 1970, la gauche et les islamistes – ces derniers cherchant à tirer parti du réseau qu’ils possédaient dans les écoles coraniques et les mosquées – ont tenté de contrer la rhétorique et les actions du régime mais n’eurent jamais d’importance sur le long terme. Durant cette période, le concept même d’opposition évolua, dans la mesure où il n’y eut rien s’apparentant à un mouvement d’opposition véritable, et ce quelle que soit la façon dont il était organisé, mais, simplement, un ensemble de voix isolées et disparates, n’ayant ni les moyens de se rencontrer ni de s’organiser. À partir de 1976 cependant, les manifestations d’opposition au régime se multiplièrent quelque peu. Afin de les réprimer, celui-ci fit valoir son caractère laïque et accusa les islamistes d’être responsables de l’instabilité sociale et politique du pays, annonçant ainsi la façon dont Bachar cherchera lui-même à composer avec les soulèvements de 2011. Cette vaste répression conduisit à l’assaut militaire à Hama en 1982 et fit disparaître tout semblant de vie intellectuelle et politique[7]. Les intellectuels syriens n’avaient plus d’autres choix que la collaboration, la corruption ou l’exil.
L’expérience de l’exil fut déterminante, puisque les Syriens résidents à l’étranger seront parmi les plus importants acteurs de la période qui précéda le soulèvement de 2011, bien que celui-ci ne permît pas la création et le maintien d’une opposition structurée. En effet, le développement d’une vie politique au sein de la communauté des exilés ayant une portée véritable – allant au-delà de la participation et de la mobilisation individuelles – était difficile. Les rares tentatives de création de structures permanentes et effectives furent brèves, à l’exemple du Front de salut national (jabhat al-khalas al-watani), fondé en 2005 et 2006 par l’ancien vice-président Abdel Halim Khaddam et les Frères musulmans. Outre leurs oppositions idéologiques, les exilés étaient aussi tributaires des agendas politiques de leurs pays d’accueil, souvent sujets à de nombreux revirements, et tout particulièrement dans les pays arabes, comme l’Irak ou l’Arabie Saoudite.
Avec l’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad (2000), la vie politique parut connaître un nouvel élan[8]. Peu après son investiture, ce que l’on appela « le printemps de Damas », permit aux opposants politiques de retrouver une liberté de parole relative, bien que de courte durée. Très vite en effet, les intellectuels et les figures opposés au régime (Riad Seif, Michel Kilo, Aref Dalila, Yassin Haj Saleh, etc.) s’étant prononcés publiquement en faveur de réformes furent une nouvelle fois victimes de la répression. Il parut désormais évident que même sous le pouvoir du « chiot de Damas », les conditions qui auraient pu véritablement permettre la constitution d’une opposition autonome n’existaient pas ; commença alors pour la Syrie ce que Wieland décrit comme une « décennie d’opportunités gâchées » pour le régime, qui refusa de se réformer[9].
La crise syrienne actuelle prend donc ses racines dans les années 1970, lorsque la « sécuritocratie » instaurée par Assad père étouffa les aspirations de la société syrienne et ses identités plurielles et qui, surtout, fit du parti Ba’th et de l’armée des instruments de contrôle, soumis au dictat des services de sécurité.
Contestations politiques et soulèvement populaire
Malgré l’omniprésence des services de sécurité, la Syrie connut des mouvements de contestation, en particulier dans les années 1970. Ces derniers, d’abord timides au début de la décennie, grandirent rapidement : les revendications des syndicats et des ordres professionnels s’étendirent bientôt à d’autres sphères sociales et économiques. Bien que les analystes occidentaux se soient majoritairement concentrés sur la dimension religieuse des protestations, ce ne fut pas là leur seule explication – erreur d’interprétation qui se reproduira au sujet de la nature du soulèvement de 2011. La répression qui s’ensuivit, en même temps qu’elle mit fin au mouvement entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, renforça la culture de la peur née en 1958, date de l’union avec l’Égypte de Nasser et de la création des premiers services de renseignement autonomes, sans liens avec l’armée.
Le pays ne connut plus de mouvement de protestation jusqu’au Printemps arabe de 2011 qui poussa les citoyens syriens ordinaires dans la rue. Le conflit actuel commença en mars 2011, lorsque débuta un mouvement populaire pacifique réclamant des réformes politiques et socio-économiques. Il faut rappeler, comme il est souvent oublié, que celui-ci n’eut pas, au départ, de direction claire et qu’il ne contestait pas la légitimité de l’État et de ses institutions. Les manifestants n’appelaient pas, au début du mouvement, à la chute du régime. S’inscrivant dans la même logique que celle du « Printemps de Damas » de 2000, ils demandaient l’ouverture du système politique et le respect des libertés individuelles, sans que soit remis en question le pouvoir de Bachar al-Assad. L’attitude générale changeait cependant à mesure que se multipliaient les mesures répressives, reproduisant la politique conduite par Bachar al-Assad à la suite du « printemps de Damas ».
Après ce « printemps de Damas » mort-né, Assad décida en effet du renforcement de l’appareil de sécurité à travers tous les pans de la société, « encourageant » les Syriens à se considérer, comme autrefois, davantage sujets du régime que citoyens. Se poursuivit en outre la stratégie consistant à « diviser pour mieux régner » comme l’avait fait le pouvoir colonial, faisant délibérément revivre les allégeances tribales, ethniques, régionales et religieuses au détriment de l’unité nationale. L’instrumentalisation de la question religieuse, sous une apparente politique laïque, était devenue monnaie courante, le régime se présentant comme le protecteur des « minorités religieuses » face à l’extrémisme. Bien qu’un tel discours ne fût pas véritablement fondé au regard de la situation réelle, l’appartenance religieuse prit une place de plus en plus importante au sein de la société. Un éclatement résulta aussi, partiellement, des politiques économiques entreprises par le régime qui, cherchant à renforcer l’économie de marché, en abandonna la gestion, créant ainsi de profondes inégalités sociales, principalement au sein du monde rural qui souffrait d’importantes sécheresses. C’est dans ce contexte que les associations de charité recouvrèrent leur importance, réintégrant ainsi la religion dans la sphère publique[10].
Plusieurs politiques ainsi menées par le régime durant les années 2000 ont favorisé la montée du radicalisme religieux, devenu un instrument de peur. De la même façon, le musellement méthodique des milieux intellectuels, religieux comme laïques, a contribué à son renforcement au sein d’une société déjà fortement conservatrice. Au nom de la lutte contre l’extrémisme, Assad ne faisait en fait que le renforcer afin de mieux justifier son propre pouvoir, tolérant la diffusion de pratiques religieuses radicales. Ainsi que le remarque Khatib[11], la présence en Syrie d’idéologies et de groupes extrémistes précède le conflit syrien lui-même et est le résultat de politiques spécifiques conduites par le pouvoir. L’agitation de « l’épouvantail islamiste » n’est pas nouvelle : la famille Assad, qui l’utilisait déjà afin de servir leur politique étrangère et ainsi nuire aux régimes voisins – au Liban, en Palestine et en Irak –, espérait en tirer la même efficacité sur la scène intérieure.
Les dynamiques d’opposition
Comme souligné précédemment, Hafez al-Assad parvint à se maintenir au pouvoir grâce à la force de son appareil répressif et à une manipulation habile de l’identité religieuse. Cependant, la raison de son maintien tient principalement en ce qu’il fut capable d’apaiser la classe moyenne sunnite par la distribution d’emplois publics, ce dont se priva Bachar en libéralisant l’économie syrienne. Devenu obsolète, le vieux modèle économique dut en effet être réformé et le président, avec l’aide de jeunes conseillers financiers, voulut intégrer la Syrie à l’économie de marché afin d’attirer les investisseurs étrangers et de simplifier la liberté d’entreprendre, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Néanmoins, comme ce fut le cas dans bien d’autres pays de la région[12], la nature autoritaire du pouvoir, qui ne pouvait être conçu en dehors de la sphère économique, favorisa inévitablement les membres du régime et leurs proches. Ainsi, alors que la mauvaise gestion des réformes s’accompagnait de la répression systématique de l’opposition, il ne fut guère surprenant de voir une grande partie de l’opinion rejeter le pouvoir politique. Comme ailleurs au Proche-Orient, les derniers vestiges du « contrat social » formulé après l’indépendance avaient désormais disparu. Dans un tel contexte, on comprend pourquoi l’opposition au régime n’eut aucunement besoin d’être coordonnée politiquement, se constituant spontanément dans les villes et les villages avec, à sa tête, des citoyens ordinaires devenus activistes du jour au lendemain. D’ailleurs, les opposants historiques ne s’impliquaient que peu dans le mouvement, longtemps convaincus que le régime allait mater les premières manifestations de 2011.
En l’absence d’une « société civile » forte et dans la mesure où tous les syndicats et les organisations possédant une force de mobilisation étaient surveillés, il était difficile de prévoir de quelle façon les manifestations s’organiseraient et si elles perdureraient. Il ne fut donc pas surprenant de constater que ce furent les jeunes, sans véritable affiliation politique, qui jouèrent un rôle de premier ordre dans la révolution en s’imposant à la tête du mouvement au sein de leurs quartiers, de leurs clubs de sport et de leurs campus universitaires à l’occasion des funérailles des premières victimes de la répression. Le début de la révolution syrienne ressemble beaucoup, à cet égard, à « la révolution du jasmin » en Tunisie, menée par une jeunesse que l’on pensait atone, apolitique, qu’intéressent uniquement Internet et l’émigration. Il convient ainsi de ne pas oublier que le soulèvement syrien, devenu aujourd’hui un conflit armé opposant le régime aux groupes armés rebelles, fut dans les premiers temps envisagé, dans sa réalité quotidienne, comme une expérience et un désir de changement.
Contrairement aux Tunisiens, les Syriens ne purent trouver l’arrière-plan politique nécessaire au soutien et à l’encadrement de leurs aspirations. S’ils avaient pour eux leur volonté et le courage de sortir dans la rue, ils n’avaient pas à proprement parler de projet politique défini. Tandis les partis politiques, les syndicats, les associations professionnelles et les membres de l’oppositions tunisiens surent s’unir et constituer une alternative crédible au régime en place, rien de tel n’émergea au sein de l’élite syrienne. Ceux qui s’étaient spontanément mis à la tête des manifestations se heurtèrent aux figures historiques de l’opposition, attisant la méfiance de ces derniers. Suspicions et critiques mutuelles ont donc empêché le rapprochement des deux parties, rendant difficile l’établissement d’une stratégie claire face au régime. Parallèlement se mettait en place le premier Conseil national syrien, calqué sur le modèle libyen et constitué de Syriens de l’étranger afin d’encadrer la révolution. Cette expérience s’est toutefois soldée par un échec, dans la mesure où beaucoup de ses membres n’étaient pas retournés en Syrie depuis plusieurs décennies – voire, pour certains Syriens de la deuxième génération, n’y étaient jamais allés – ce qui, inévitablement, créa un décalage avec la situation réelle et les préoccupations des opposants locaux. D’un point de vue politique, la volonté idéaliste du Conseil d’élargir sa visibilité en créant la Coalition nationale fut une erreur tactique. Celle-ci, en effet, fut bientôt la proie d’intérêts régionaux et internationaux. L’existence d’une telle organisation, si distante des événements réels, menaçait en fait la communication entre ceux qui, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, façonnaient la révolution en cours.
Le régime profita de ce manque de coordination et, très vite, les jeunes membres de l’opposition devinrent la cible d’une répression méthodique. Beaucoup parmi ceux qui ne purent s’exiler furent arrêtés, torturés et assassinés. Ceux qui parvinrent à s’exiler se trouvaient désormais loin des réalités du terrain. Les groupes locaux, pièces maîtresses de la révolution créées pendant le soulèvement et chargées de sa coordination, se trouvèrent donc privés de leurs dirigeants. D’eux émanaient les directives majeures : les actions à organiser, les slogans, la création des comités, les programmes politiques, etc. Ce maillage essentiel subissait sans relâche les attaques du régime et ne put trouver de relais suffisants, ni parmi les opposants historiques, ni au sein des organisations créées à l’étranger.
Sur le terrain, les comités locaux élus à l’origine par la population n’existèrent bientôt plus que virtuellement et furent les premières victimes de la guerre civile ; du régime d’abord, de la militarisation du conflit ensuite. Le vide politique et social que laissèrent les comités engendra la renaissance de la vie associative syrienne, qui malgré des décennies de répression n’avait rien perdu de sa vitalité, assurant au quotidien le maintien des services essentiels. Dans les zones qu’il contrôlait encore et afin de tenter de renforcer sa légitimité, le régime créa l’Opposition patriotique (al-mu’arada al-wataniyya), regroupement de divers partis placés sous son autorité.
Le passage d’un soulèvement pacifique au conflit armé constitua un tournant, à la fois pour les comités locaux et pour le régime qui, dans une nouvelle tentative pour maintenir son autorité, chercha à se présenter, à échelle nationale et internationale, comme le garant de l’ordre dans la « guerre contre le terrorisme » qu’il était en train de mener. Bien que certains considèrent que la militarisation du conflit était inévitable compte tenu de la répression sévère dont ont été victimes les manifestants pacifiques, il semble que celle-ci aurait pu prendre une forme différente. Au début de la révolution, l’Armée syrienne libre (ASL), première formation militaire rebelle issue du soulèvement et formée de déserteurs de l’armée loyaliste, a sollicité le Conseil national afin que celui-ci leur fournisse un cadre qui eût permis de coordonner stratégies politique et militaire. Ces soldats de carrière connaissaient les limites inhérentes à l’action militaire pure et, craignant d’être isolés, espéraient l’appui d’une force politique unifiée. Le Conseil national refusa, ne voulant pas à cette période d’une révolution par les armes. Ce refus marqua le début d’un morcellement des forces armées qui aboutit à l’apparition de différents groupes aux allégeances multiples, à la fois locales, nationales et – étant donné l’intérêt croissant des puissances régionales pour le conflit – étrangères. Les groupes armés les plus importants comprirent l’utilité de se doter de formations politiques et chargèrent des civils de les représenter dans des éventuelles négociations. La prolifération de celles-ci et les tensions qui en résultèrent ne permirent pas de créer un front commun, politique et militaire, afin de faire face au régime.
L’opposition syrienne est désormais en ruine, à l’image du pays. Les différences idéologiques inconciliables entre les différentes factions (communistes, islamistes, nationalistes arabes, etc.) l’ont empêchée de coordonner efficacement ses actions.
Enfin, les rivalités personnelles au sein même du mouvement lui furent fatales. Plutôt que de chercher à établir collectivement ce qui aurait pu devenir, après une éventuelle défaite du régime, la base d’une démocratie nouvelle, les divers chefs de l’opposition ont préféré chercher à l’étranger l’aide financière politique et militaire dont ils avaient besoin afin d’asseoir leur pouvoir. Ces soutiens extérieurs favorisaient certains groupes plutôt que d’autres, les manipulant en fonction d’intérêts qui ne se confondaient que rarement avec ceux de la population syrienne ordinaire. Victimes d’influences étrangères, de leur faiblesse structurelle due à leur développement en marge d’un régime qui les persécute depuis longtemps, les différentes formations issues des révoltes ont failli à leur mission à cause de l’absence de projet consensuel, de dirigeants rassembleurs, mais aussi du soutien d’alliés véritablement désintéressés, au Moyen-Orient comme en Occident.
Ce serait cependant une erreur que de tenir l’opposition syrienne pour unique responsable de sa propre désagrégation. Le régime syrien lui-même sut manipuler une partie de ses principaux opposants. Reprenant sa stratégie fructueuse au Liban et en Palestine, le régime parvint à instiller le doute chez un certain nombre de ses détracteurs quant au bien-fondé de leurs motivations, affaiblissant ainsi considérablement les groupes auxquels ils appartenaient. Ainsi, en mêlant violence militaire, soutiens extérieurs et manipulation identitaire, Al-Assad parvint à assurer la survie de son régime.
De nouvelles pratiques politiques
Morcelées par le conflit, les différentes régions de la Syrie ont vécu durant des années sous des systèmes politiques différents, ce qui aura, selon toute vraisemblance, un impact profond lors de la reconstruction physique et politique du pays. Dans les zones que le régime parvint à conserver, l’ensemble des organisations politiques ont été systématiquement placées sous le joug de celui-ci, comme cela fut le cas avant le conflit – et sans doute après. En raison de la faiblesse des autres factions, les parties de la Syrie ayant échappé au contrôle de l’État se trouvèrent, très largement, sous domination islamiste. Le terme « islamiste » ne fait pas ici référence aux Frères musulmans qui furent, eux, marginalisés et dépassés par d’autres formations islamistes plus radicales, aux capacités d’organisation très développées. La vie politique et les droits individuels disparurent dans l’ensemble des régions placées sous leur juridiction. Seuls les territoires kurdes connurent un pluralisme politique relatif. Plusieurs partis politiques y coexistent en effet, bien que le PYD (partiya yekitiya demokrat, Parti de l’union démocratique, la version syrienne du PKK turc) n’hésite pas à user de son importante force militaire afin de réduire l’opposition au silence.
Si la révolution syrienne n’a pas permis la création d’une véritable structure multipartite, elle a en revanche conduit à l’émergence d’un activisme civique considérable. Si celui-ci, à l’image du peuple syrien, est loin d’être homogène, il a cependant permis à la population, en lui conférant une conscience politique collective, de mieux anticiper le « jour d’après ». Cet héritage devra cependant composer avec une opposition institutionnelle lointaine et des clivages tribaux et confessionnels réactivés pendant la guerre civile qui, ainsi mêlés, risquent de durablement marquer la société syrienne.
La ruée vers la reconstruction
Le pays est aujourd’hui en ruine. L’État sécuritaire et ses soutiens extérieurs dominent la scène politique, l’économie est moribonde, au moins sept millions de réfugiés syriens se trouvent à l’étranger sans projet de retour, la corruption est endémique et la terreur règne dans l’ensemble du pays : le constat laissé par le conflit est pour le moins amer. L’administration du territoire – si l’on peut véritablement parler d’administration – est quant à elle abandonnée à des instances non-étatiques, que ce soit aux forces de défense nationales en faveur du régime ou à des groupes armés liés à d’influents notables locaux, rendant ainsi la gestion des affaires civiles entièrement arbitraire.
Malgré ce contexte dramatique, la reconstruction semble être à l’ordre du jour. Il n’est évidemment pas question ici de reconstruction « politique », dans la mesure où le régime s’est de nouveau imposé presque partout. Après le succès de la répression durant les années 1980 par le régime de Hafez al-Assad, le concept de « revanche » fit partie intégrante de la reconstruction, prétexte pour punir les dissidents et restreindre encore davantage la vie politique. Cette époque fut également marquée par la création d’un réseau d’écoles coraniques sur lesquelles figurait le nom d’Assad, symbole de la mainmise des autorités sur les affaires religieuses. Au lendemain de la guerre civile, une stratégie similaire fut adoptée. Bénéficiant de « l’expertise » russe en la matière, le régime d’Al-Assad traque avec acharnement ses opposants, ciblant principalement les régions où leur présence était importante. Cette politique de vengeance est désormais tangible dans les zones récupérées par le régime. Des lois telles que la Loi 10/2018 ont été utilisées afin d’exproprier les opposants politiques et leurs familles. La législation oblige en particulier les réfugiés ayant quitté le pays à venir réclamer leurs biens en personne avant une certaine échéance, au risque de les voir confisqués par l’État. Autre facteur contribuant au « changement démographique » en faveur du régime dans ces zones, les anciens territoires rebelles ont été, et sont toujours considérés, comme des « pop-up neighbourhoods », autrement dit comme des quartiers où tous les contrats de location et de vente signés sont considérés comme nuls. Puisqu’il est ainsi pratiquement impossible de retracer les acquisitions réalisées pendant cette période, le régime peut désormais attribuer ces biens comme bon lui semble. Il est donc difficile d’imaginer les réfugiés syriens – même ceux n’ayant commis aucun acte hostile au régime – revenir réclamer leurs propriétés ; le régime s’assure ainsi que des régions entières, entièrement bouleversées sur les plans ethnique et religieux par rapport à 2011, lui seront désormais favorables. Dans la région d’Alep et de Der Ezzor, on rapporte qu’investisseurs iraniens et hommes d’affaires pro-régime cherchent à obtenir la conversion au chiisme de familles dans le besoin avant de leur assigner un logement social.
Contrairement à ce qui est constaté ordinairement en cas de victoire militaire, la dictature syrienne ne montra pas davantage de tolérance envers ses opposants, même de façon partielle ainsi que l’ont fait la plupart des régimes, y compris les plus despotiques – ne serait-ce que pour exhiber leur force. Al-Assad et ses soutiens continuent de menacer leurs anciens ennemis, de façon réelle ou symbolique. Au cours d’un débat à la télévision, le Grand Mufti de la République, Ahmad Hassoun, a invité les réfugiés syriens à retourner dans leur pays, tout en insinuant qu’ils devront payer pour leurs actions, ajoutant que ceux qui ont quitté le pays afin d’éviter le service militaire devront « s’engager » pour le régime une fois rentrés[13].
En ce qui concerne la reconstruction matérielle et économique du pays, plusieurs directions semblent être prises. La Russie se montre à ce sujet, assez mécontente, en particulier de la façon dont les forces et les milices pro-régimes gèrent les transactions et les affaires économiques sur le terrain. Désormais prête à recevoir son dû pour avoir sauvé le régime de l’effondrement, la Russie réclame, entre autres, d’acquérir le port de Tartous[14], le contrôle de l’aéroport de Damas, et de pouvoir exploiter les mines de phosphate[15]. Plus récemment, la Russie a aussi demandé au régime syrien des sommes considérables en contrepartie de son intervention. Afin d’honorer sa dette, Assad cherche à réunir l’argent auprès de son propre clan, n’hésitant pas à user de méthodes agressives – assignations à domicile, entre autres[16]. Outre l’Iran et la Russie, l’aubaine potentielle que représente la reconstruction attise la convoitise d’autres pays, et les rivalités passées pourraient bien être mises de côté. Il est peu probable que l’Union Européenne joue le rôle politique qu’exigerait son attachement à la démocratie et aux droits de l’homme ; il se pourrait qu’elle applique plutôt la règle du « pay and dont play » (payez, mais n’ayez aucun rôle) ainsi qu’elle le fit déjà dans le cadre du conflit israélo-palestinien, lorsqu’elle subventionna une part des reconstructions d’infrastructures palestiniennes détruites par l’armée israélienne, sans s’impliquer plus avant au sein du « processus de paix ». Aujourd’hui, plusieurs délégués occidentaux ont d’ores et déjà commencé à renouer des relations avec le régime syrien – à l’exemple de l’Italie qui envisagerait déjà de rouvrir son ambassade – afin d’obtenir des contrats pour reconstruire le pays, ce qui, implicitement, contribue à renforcer le pouvoir d’Assad. Trois membres de l’Union Européenne, la Roumanie, la Bulgarie et la République tchèque, n’ont jamais fermé leurs ambassades à Damas – violant ainsi le consensus européen sur la question –, ce qui leur a permis d’offrir plus facilement leurs services dans le cadre de la reconstruction. La Suisse a également ouvert un « bureau humanitaire », façade servant en réalité à examiner les opportunités qu’offre, pour les entreprises suisses, la fin du conflit. D’autres acteurs internationaux comme la Chine, le Brésil ou encore l’Inde cherchent également à rentrer dans cette course aux chantiers[17].
Dans un climat international instable, la dérive autoritaire de certains régimes étrangers semble être devenue, pour nombre de pays occidentaux ayant cédé aux tentations du populisme, un moindre mal. Le discours du pouvoir en place, fondé sur la nécessité d’une stabilité nouvelle pour le pays, trouve auprès de ces derniers un écho certain. D’autres intérêts concrets guident la politique occidentale. Si, en effet, des dictateurs comme Haftar en Libye, Al-Sisi en Égypte et Assad en Syrie parviennent à contenir le flux des réfugiés et à combattre le « terrorisme », il importe peu que cela se fasse au détriment de la démocratie. Raison de plus pour les soutenir, de telles dictatures sont de potentiels clients pour l’industrie de l’armement.
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les organisations internationales se soient aussi mises à promouvoir la normalisation des relations avec les régimes despotiques, sous prétexte de sécurité et de stabilité. L’incapacité des pays occidentaux, et des organisations internationales qu’ils contrôlent, à faire preuve de « sens moral » face à de telles dictatures est le reflet de leur positionnement véritable, en réalité très pragmatique – qui pourrait être acceptable s’il n’était pas accompagné d’une rhétorique pseudo- démocratique visant à excuser le réalisme de leur politique étrangère. Dans le cas de la Syrie, le discours libéral de l’Occident se concentre principalement sur la protection des minorités religieuses, au détriment d’une majorité exclue de la vie politique. Le discours occidental sert la politique de Damas, qui se présente comme le défenseur des confessions religieuses minoritaires, et donc comme le seul interlocuteur viable face aux décideurs occidentaux. Ainsi, la Syrie risque de ne pas voir l’avènement d’une justice transitionnelle qui aurait pu prendre en charge une part des exactions commises durant le conflit, et cela avec la complicité silencieuse de l’Occident et de la Russie, qui tous deux sont à la recherche d’une « solution » apolitique, au risque que justice ne soit pas rendue aux victimes du régime. Au nom de la stabilité régionale, la communauté internationale est prête à tourner la page et à négliger les valeurs qu’elle a auparavant prétendu défendre.
Alors que le pays semble pouvoir être pacifié, il est désormais raisonnable de s’interroger sur la nature et la durée de cette stabilité. La pacification sans justice transitionnelle sera sans nul doute précaire ; de même, le respect des droits des minorités dont se pare le régime et qui semble pour l’instant satisfaire les gouvernements occidentaux ne saurait être séparé du reste des droits qui devraient être garantis à l’ensemble des citoyens. Après des années de souffrances et de destruction, et l’exil de millions de réfugiés syriens à travers le monde, il semble que le « dossier syrien » se résume désormais à : « Circulez, il n’y a rien à voir ».
Conclusion
L’espoir que suscitèrent les réformes annoncées au début des années 2000 au cours du printemps de Damas fut rapidement déçu. Assad, qui ne fut jamais « réformiste », est le fils d’un système imposé par la volonté de son père. La « sécuritocratie » qui règne en Syrie depuis 1970 ne pouvait tolérer aucune démonstration d’opposition à ce que le système avait érigé comme mode de vie, et ne pouvait se maintenir que par la violence. À partir de 1982, lorsque Hafez réprima dans le sang les manifestations islamistes de Hama, tuant des dizaines de milliers de civils sans aucune véritable réaction de la communauté internationale, la terreur devint pour le régime l’instrument principal de son maintien au pouvoir. Aucune réforme réelle ne pouvait être faite par Bachar al-Assad, car une telle décision aurait signifié la fin de son régime.
Les Syriens ont cru connaître, en 2011, une période de transition et, avec elle, durent composer à l’espoir désordonné qu’elle suscita. Ils durent ensuite, durant les années qui ont suivi, composer avec la guerre. Aujourd’hui, après l’intervention militaire russe en septembre 2015, l’indifférence occidentale à leur souffrance, la paralysie de l’ONU, l’impunité totale dont semble jouir le régime, l’instrumentalisation de la révolution par des groupuscules extrémistes et, finalement, l’avènement de Daech, le peuple syrien doit à présent composer avec la défaite de sa propre cause. Insidieusement, la Syrie est devenue le cimetière des espoirs de ses habitants, en même temps que le lieu, sur le plan international, de la realpolitik la plus cynique. Il est à craindre que seul un désir de vengeance puisse naître d’une telle dévastation.
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Notes :
[1] Christopher Philips, “Sectarianism and Conflict in Syria”, Third World Quarterly 36.2, 2015, pp. 357-76.
[2] Thomas Pierret, “Sala Jihadism and the Syrian Civil War: National and International Repercussions”, Salafism after the Awakening, ed. Francesco Cavatorta and Fabio Merone, Oxford University Press, 2017, pp. 137-54.
[3] Gilles Dorronsoro, Adam Baczko et Arthur Quesnay, Syrie : Anatomie d’une guerre civile, Paris, CNRS Éditions, 2016.
[4] Joshua Stacher, Adaptable Autocrats: Regime Power in Egypt and Syria, Stanford University Press, 2012.
[5] Radwan Ziadeh, Power and Policy in Syria: Intelligence Services, Foreign Relations and Democracy in the Middle East, Londres, I.B. Tauris, 2012.
[6] Souhaïl Belhadj et Laura Ruiz de Elvira Carrascal, “Sectarianism and Civil Conflict in Syria: Recon gurations of a Reluctant Issue”, Islamists and the Politics of the Arab Uprisings, Édimbourg, ed. Hendrik Kraetzschmar and Paola Rivetti, Oxford University Press, 2018, pp. 322-40.
[7] Raphaël Lefèvre, The Ashes of Hama: The Muslim Brotherhood in Syria, Oxford University Press, 2013.
[8] Najib Ghadbian, “The New Asad: Dynamics of Continuity and Change in Syria”, The Middle East Journal 55.4, 2001, pp. 624-41.
[9] Cartsen Wieland, “Syria, a Decade of Lost Chances”, openDemocracy 29 August 2012, <https://www.opendemocracy.net/en/syria-decade-of-lost-chances/>
[10] Kjetil Selvik et Thomas Pierret, “Limits if Authoritarian Upgrading in Syria: Private Welfare, Islamic Charities and the Rise of the Zayd Movement”, International Journal of Middle East Studies 41.4, Cambridge University Press, 2009, pp. 595-614.
[11] Line Khatib, Islamic Revivalism in Syria: The Rise and Fall of Bathʾist Secularism, London, Routledge, 2011.
[12] Bradford Dillmann, “Facing the Market in North Africa”, The Middle East Journal 55.2, 2001, pp. 198-215.
[13] Entretien vidéo du 10 /08/2019, <https://www.youtube.com/watch?v=n126Y0lwm1U> (en arabe ; consulté le 7 janvier 2020).
[14] The Syrian Observer, 30 April 2019, <https://syrianobserver.com/EN/news/50098/ transport-minister-russian-investment-in-tartous-port-comes-with-high-economic-bene ts. html>
[15] The Syrian Observer, 3 August 2018, <https://syrianobserver.com/EN/features/19755/ russian_ambitions_syrian_phosphates.html>
[16] The Syrian Observer, 30 August 2019, <https://syrianobserver.com/EN/features/52645/ whats-the-truth-of-the-rami-makhlouf-arrest-rumors.html>
[17] Salam Said et Jihad Yazigi, The Reconstruction of Syria: Socially Just Re-integration and Peace Building or Regime Re-consolidation? Friedrich Ebert Stiftung, International Policy Analysis, December 2018, <http://library.fes.de/pdf-files/iez/14939.pdf>