Depuis son accession au trône en décembre 2023, l’Émir Micha’al al-Ahmed al-Jaber Al-Sabah a amorcé une recomposition politique majeure au Koweït. La dissolution du Parlement, la suspension partielle de la Constitution et la redéfinition de la citoyenneté traduisent un resserrement du pouvoir exécutif. Ce virage autoritaire met fin à l’exception parlementaire qui avait longtemps singularisé l’émirat dans le paysage politique du Golfe.
Introduction
Depuis l’arrivée au pouvoir du Cheikh Micha’al al-Ahmed al-Jaber Al-Sabah en décembre 2023, le Koweït, qui faisait figure de pays politiquement ouvert au sein du Conseil de Coopération des États arabes du Golfe (CCEAG)[1], a pris un tournant radicalement autoritaire. Issu des rangs de l’appareil de sécurité, le nouvel Émir a suspendu le Parlement quelques mois seulement après son intronisation : de fait, le bras de fer permanent entre les pouvoirs législatif et exécutif qui caractérisait la vie politique depuis deux décennies, au rythme des cycles d’interpellations de ministres, démissions du gouvernement, dissolutions du Parlement (Majlis al-Umma) et élections anticipées (avec parfois des annulations rétroactives de résultats électoraux), avait longtemps été perçu comme la cause de la paralysie politique, et par conséquent, du retard économique relatif de l’émirat.
Dans le contexte du Golfe, où des dirigeants politiques, tels que Mohamed bin Zayed aux Émirats arabes unis ou Mohamed bin Salman en Arabie Saoudite, imposent leur volonté pour façonner l’image de leurs pays et les conduire, à marche forcée, vers l’ère de l’après-pétrole et de la diversification économique, l’Émir Micha’al a estimé pouvoir se passer du pluralisme politique pour mettre en œuvre sa vision du devenir de la nation koweïtienne. Son programme de remise en ordre du pays passe par une redéfinition de la citoyenneté comprise en termes d’hérédité et de loyauté, et une fermeté exemplaire contre la corruption.
La crise du système semi-démocratique, toile de fond de la vision politique de l’Émir
Une carrière dans les milieux de la sécurité intérieure
Contrairement à ses prédécesseurs, et en particulier à l’Émir Sabah al-Ahmed al-Jaber Al-Sabah (r. 2006-2020), l’Émir Micha’al n’a jamais occupé de poste ministériel qui l’aurait amené à se confronter aux turbulences de la vie parlementaire koweïtienne, ou à chercher le compromis entre ses diverses tendances politiques. C’est seulement en 2020, quand il est désigné prince héritier à la mort de Sabah al-Ahmed, et, plus encore, en novembre 2021, lorsque l’Émir Nawaf al-Ahmed al-Jaber Al-Sabah (r. 2020-2023) lui transfère une partie de ses fonctions constitutionnelles suite à la dégradation de son état de santé, qu’il est amené à descendre dans l’arène politique.
Claire Beaugrand
Claire Beaugrand est chercheure au CNRS, à l’Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales (IRISSO), Université Paris-Dauphine–PSL. Elle enseigne la sociologie du Golfe et de la péninsule Arabique à l’Université d’Exeter.
Ses recherches portent sur les dynamiques politiques et sociales en lien avec les migrations dans les pays du Golfe.
Appartenant à la même génération que ses deux demi-frères qui ont régné avant lui[2], Micha’al a fait carrière dans les milieux de la sécurité intérieure. Après sa formation au Hendon Police College au Royaume-Uni, il rejoint le ministère de l’Intérieur où il devient chef des renseignements généraux et de la sécurité d’État en 1980. En janvier 2004, l’Émir d’alors, son autre demi-frère Jaber al-Ahmed al-Jaber Al-Sabah (r. 1977-2006), le nomme adjoint du commandant-en-chef de la Garde nationale koweïtienne, avec rang de ministre – position qu’il ne quitte qu’en octobre 2020 lorsqu’il devient prince héritier. Cette nomination le hisse à un poste clé dans la sécurité intérieure du pays, puisqu’il devient immédiatement le véritable maître de la Garde national : en effet, son commandant-en-chef, Salem al-Ali al-Salem Al-Sabah (1926 -2024), qui occupe ce poste depuis sa création en 1967, ne joue plus qu’un rôle honorifique, en raison de son âge, qui en fait le doyen de la famille régnante. Durant ces années, Micha’al jouit ainsi d’une position de premier plan, mais à l’abri des combats politiciens qui affectent d’autres membres influents de la famille Al-Sabah, au cœur de l’exercice du pouvoir.
Observateur à distance de la crise politique koweïtienne
De fait, pendant ces années, le conflit qui caractérise la vie politique au Koweït depuis le tournant du XXIe siècle se durcit : il oppose, d’une part, un gouvernement qui, bien que de moins en moins l’apanage de la famille royale, ne provient pas d’une majorité parlementaire, et, d’autre part, le Parlement[3], qui, aux termes de la Constitution de 1962, dispose du pouvoir de débattre des projets de loi et d’auditionner et de censurer les ministres – fait inédit au sein des pétromonarchies du Golfe. Jusqu’en juillet 2003, le premier ministre, qui cumulait la fonction de prince héritier, était relativement protégé des questions parlementaires du fait de l’immunité conférée par son double statut. Mais après cette date, il est désormais obligé, comme les autres ministres, de répondre aux interpellations parlementaires quitte à démissionner pour éviter de s’y soumettre. Cheikh Sabah al-Ahmed[4] est le premier dirigeant à se trouver dans une telle situation. Fin politicien doté d’une expérience de quatre décennies à la tête de la diplomatie du pays et candidat incontournable à la succession, Sabah al-Ahmed sait nouer des alliances et s’assurer le soutien des députés pour faire voter son programme de gouvernement.
Entre absence de gouvernement issu de la majorité parlementaire…
Cependant, lorsqu’il devient Émir en février 2006, ses successeurs à la tête du gouvernement ne jouissent pas de la même autorité que lui. Privés de l’assurance d’être les prochains à régner, ils sont exposés à une critique plus libre et plus frontale des parlementaires.
Dès février 2006, le Premier ministre Nasser al-Mohamed al-Ahmed al-Jaber Al-Sabah (2006-2011) est sommé de répondre aux questions des députés. Il refuse d’abord, mais finit par accepter la demande d’interpellation, en décembre 2009, lors d’une session à huis clos qui aboutit au dépôt de la première motion de censure contre lui[5]. Diplomate de carrière, Nasser al-Mohamed avait été choisi pour son caractère conciliant et peu controversé. Il est néanmoins emporté par la tourmente politique : entre février 2006 et novembre 2011, les demandes d’interpellation se multiplient contre lui ou contre ses ministres, souvent en lien avec des allégations de malversations financières ou de faits de corruption. Ces relations exécrables entre le gouvernement et le Parlement conduisent au blocage politique, à trois dissolutions de l’Assemblée et à la formation successive de sept gouvernements, dont la composition évolue peu, au grand dam des députés opposés à sa ligne politique. Nasser al-Mohamed est finalement contraint de démissionner en novembre 2011, en plein « printemps arabe », sous la pression populaire et parlementaire.
… Et enjeux de succession
Durant ces années, le rôle du Parlement gagne aussi en importance. En particulier, ce dernier est de plus en plus impliqué dans les querelles qui déchirent les membres de la famille régnante rivalisant pour la position de prince héritier.
C’est ainsi que l’un de ces candidats au trône, Ahmed al-Fahd al-Jaber Al-Sabah, alors vice-Premier ministre et ministre du Pétrole, s’efforce d’attiser contre Nasser al-Mohamed la rancœur des députés d’opposition, dits « populistes », qui réclament de l’État plus d’avantages financiers pour les classes moyennes dont ils sont issus. En effet, auréolé par la gloire de son père, nationaliste arabe convaincu mort en martyr lors de l’invasion irakienne, Ahmed al-Fahd est réputé proche des députés islamistes et tribaux. Son rival s’appuie, quant à lui, sur le soutien des députés chiites et des élus représentant les milieux d’affaires, comme le président de l’Assemblée, Jassem al-Khorafi. La lutte d’influence entre les deux hommes prend diverses formes : en janvier 2011, des députés proches du Premier ministre réclament l’interpellation d’Ahmed al-Fahd au sujet d’irrégularités dans l’attribution de contrats au sein de son ministère – ce qui provoque sa démission. En août de la même année, Nasser al-Mohamed se retrouve au cœur d’un vaste scandale de corruption, accusé du versement de pots-de-vin aux députés qui le soutiennent pour s’assurer de leur vote – ce qui entraîne aussi sa démission. En effet, ce dernier cède à la pression des manifestants qui, menés par une large coalition de députés d’opposition, finissent par prendre d’assaut le Parlement, le 16 novembre 2011. Ahmed al-Fahd ira même jusqu’à l’accuser de tentative de coup d’État, ourdie de concert avec son allié à la présidence du Parlement, Jassem al-Khorafi – allégation sur laquelle il reviendra, lors d’excuses publiques, en 2015.
L’acrimonie de ces querelles s’explique par le rôle central de faiseur de roi que le Parlement a joué lors de la succession de l’Émir Jaber al-Ahmed en 2006. Aux termes de la Constitution de 1962 le Parlement doit valider le choix du prince héritier par un vote à la majorité (art. 4 al. 3)[6]. Jusqu’en 2006, cette procédure était assez formelle et le Parlement entérinait le candidat qui avait fait consensus au sein de la famille Al-Sabah. Cependant, à la mort de Jaber al-Ahmed, la famille régnante est divisée. Sabah al-Ahmed, Premier ministre et de facto dirigeant du pays du fait de la maladie du Prince héritier, Sa’ad al- Abdallah, accélère son arrivée au sommet du pouvoir par un tour de force impliquant le Parlement. Alors que Sa’ad al- Abdallah, incapable d’assumer les fonctions d’émir, est réticent à céder le pouvoir, Sabah convoque le Parlement pour lui faire voter l’abdication du Cheikh Sa’ad pour raisons médicales ainsi que sa propre nomination. Cet épisode crée un précédent qui semble donner au Parlement voix au chapitre en matière de succession, un domaine qui relevait jusqu’alors des prérogatives exclusives de la famille Al-Sabah. Il produit aussi une double conséquence : d’abord, tous les prétendants au trône se mettent à la manœuvre pour s’assurer les grâces du Parlement, en cas de succession soudaine. Et ensuite, pour ajouter à la complexité de la situation, le nombre de candidats potentiels s’élargit : en succédant à son frère, Sabah al-Ahmed a mis un terme à la pratique qui voulait qu’alternent à la tête de l’émirat des descendants des Émirs Jaber (r. 1915-17) et Salem (r. 1917-21), tous deux fils de Moubarak le Grand (r. 1896-1915) : désormais tous les descendants de Moubarak sont en lice, comme le stipule la Constitution de 1962[7].
L’instabilité politique qui s’installe durablement au Koweït est redoublée par l’intervention accrue de la Cour constitutionnelle : par trois fois en dix ans, cette dernière annule les élections législatives et réinstaure les législatures précédentes[8]. La dissolution du Parlement semble le moyen privilégié par le pouvoir pour sortir de l’impasse politique : à chaque élection, les dirigeants formulent le vœu que le Parlement sorti des urnes coopère avec le gouvernement ; mais inlassablement le vote des Koweïtiens renvoie une « majorité d’opposition ». De fait le fossé se creuse entre un Parlement qui exige la transparence dans la conduite des affaires publiques – même si c’est parfois à des fins de pures manœuvres politiciennes – et un gouvernement dont la composition ne reflète pas le résultat des élections, ni les préoccupations des députés qui, en l’absence de partis, ont des agendas politiques le plus souvent individuels. C’est ainsi, par exemple, que des batailles ont été livrées entre les deux pouvoirs autour des mesures d’austérité décidées par le gouvernement en 2016, ou autour de la demande, émanant de certains députés, d’effacer les dettes à la consommation des particuliers, en 2022.
Au total, entre novembre 2011 et avril 2024, pas moins de huit élections législatives sont organisées dans le pays. Seule une législature, entre 2016 et 2020, parvient à son terme ; trois sont invalidées par la Cour constitutionnelle alors que les autres sont dissoutes. Les gouvernements se succèdent eux aussi : sept sont dirigés par Jaber al-Moubarak al-Ahmed Al-Sabah entre décembre 2011 et novembre 2019, quatre par son successeur Sabah Khaled al‑Hamad Al‑Sabah entre novembre 2019 et avril 2022, et quatre par le fils de l’Émir, Ahmed Nawaf al-Ahmed Al-Sabah jusqu’en janvier 2024.
L’impasse politique de la montée en puissance des classes moyennes
Ce long détour par les méandres de la crise politique koweïtienne depuis les années 2000, qui semble interminable aux électeurs koweïtiens comme aux autres observateurs, fournit les éléments de contexte indispensables pour comprendre les décisions prises par Micha’al lorsqu’il devient émir.
En effet, il convient de s’arrêter un instant sur le sens politique et sociologique de cette crise du système semi-démocratique koweïtien. L’impasse politique entre les pouvoirs exécutif et législatif reflète aussi un phénomène sociologique de plus longue durée, à savoir l’intégration sociale et économique des classes moyennes ou périphériques. Ces dernières peuvent être définies par la négative, comme ne faisant pas partie du noyau historique de la société koweïtienne vivant à l’intérieur des murs de la cité portuaire avant 1920 (hadhar), tel que documenté ou imaginé au moment de l’indépendance, après la découverte de pétrole dans l’émirat. C’est de ce noyau original (asli), qui a reçu la citoyenneté de premier degré ou par fondation (bi-ta’ssis)[9], que sont issues les élites politiques et économiques du pays. Historiquement, il revenait à ces élites de s’occuper de politique, aux côtés de – ou pour contrebalancer[10] – la famille royale. D’autres forces politiques, émanant des milieux tribaux de la périphérie (badu), ont peu à peu gagné en importance : initialement inféodées à la famille Al-Sabah, à qui elles devaient leur intégration au corps citoyen par naturalisation,[11] elles sont devenues de plus en plus revendicatives du fait de leur croissance démographique, de leur politisation via les mouvements islamistes depuis les années 1980, mais aussi du rôle qu’elles ont joué lors de l’invasion irakienne[12]. Ce sont les représentants de ces classes moyennes montantes qui poussent à l’ouverture et à la diversification sociale des élites politiques au Koweït : se sentant exclues des positions influentes qui captent la manne pétrolière, elles demandent plus de transparence dans la gestion de l’argent public et une meilleure redistribution en leur faveur, notamment via les allocations de l’État-providence, ce qui leur vaut le qualificatif de revendications « populistes ».
Dans ce contexte, en l’absence de partis, le terme « opposition » désigne les députés qui refusent de soutenir systématiquement le gouvernement, perçu comme le représentant des intérêts d’un groupe social fermé et exclusif. Que leur motivation reflète une position politique libérale ou plus conservatrice – islamiste ou tribale – leur refus de soutenir les mesures gouvernementales résulte de la perception que celles-ci favorisent le statu quo, c’est-à-dire la position dominante de l’élite marchande et politique urbaine au rôle historique prééminent. Les élections du président du Parlement des deux dernières décennies reflètent ainsi cette ligne de fracture : elles opposent les candidats de l’élite marchande, issus d’une grande famille détenant un des plus gros conglomérats du pays (Jassem al-Khorafi, président cinq fois entre 1999 et 2012 et son neveu Marzouq al-Ghanem, élu trois fois entre 2013 et 2022), au vétéran de la politique koweïtienne Ahmed al-Sa’adoun, (président pour la première fois en 1985, puis de 1992 à 1999 et à nouveau en octobre 2022)[13], décrit comme « populiste » pour sa volonté affichée de représenter « le peuple » ou « la nation de bureaucrates », pour reprendre la formule de Michael Herb[14], contre les élites traditionnelles hadhar. Aussi peu cohérente soit-elle, l’opposition reste, malgré sa disparité, une force incompressible du paysage politique koweïtien : elle reflète les frustrations et les aspirations d’une catégorie sociale de classes moyennes, qui recoupe en partie les naturalisés de plus ou moins longue date, « les derniers venus » comparativement, qui montent en puissance et remettent en question le monopole des élites historiques.
C’est cette opposition politique montante qui, comptant dans ses rangs de grands tribuns, comme Musallem al-Barrak, a su galvaniser les foules dont la mobilisation a fait chuter le gouvernement en novembre 2011. Si Micha’al, homme de confiance des Émirs Jaber et Sabah jouant un rôle incontournable dans la sécurité du pays, ne s’est jamais prononcé sur les vicissitudes de la vie parlementaire koweïtienne depuis plusieurs décennies, certaines sources lui attribuent néanmoins un rôle de premier plan dans la répression des mobilisations pacifiques de 2011, les arrestations de masse et les lourdes peines prononcées contre les manifestants[15].
Exercice du pouvoir en tant que Prince héritier : le « dialogue national » de l’Émir Nawaf comme sortie de l’impasse
Quand l’Émir Sabah al-Ahmed meurt aux États-Unis le 29 septembre 2020 et que Nawaf lui succède, Micha’al, ne fait pas particulièrement figure de favori. Contrairement à certains voisins du Golfe, le Koweït adhère aux normes traditionnelles de succession privilégiant l’ancienneté plutôt que la filiation paternelle : apparemment moins polémique que ses compétiteurs, Micha’al est désigné prince héritier en un temps record de huit jours[16] et immédiatement confirmé dans ce rôle par le Parlement le 8 octobre suivant, ce qui coupe court à toute spéculation. Sa stratégie de rester au-dessus de la mêlée a payé face aux autres candidats possibles au trône dont les chances ont été largement entamées par leurs performances à la tête du gouvernement, les inimitiés politiques accumulées et les scandales de corruption ayant éclaboussé leurs réputations.
Forcé de sortir de l’ombre, Micha’al doit faire face à la vie politique mouvementée du pays, tout en étant tenu d’appliquer les décisions de l’Émir Nawaf. Souffrant, ce dernier l’investit, le 15 novembre 2021, d’un certain nombre de ses fonctions constitutionnelles sans pour autant lui laisser la pleine liberté de décider de la ligne politique, et le flanque au contraire de son propre fils à la tête du gouvernement en juillet 2022. C’est au nom de l’Émir que Micha’al prononce un discours solennel le 22 juin 2022, appelant à la dissolution du Parlement et à la responsabilité de tous, au nom du principe de l’unité nationale : les électeurs sont sommés de faire un choix de raison et de se rallier à leurs dirigeants politiques et les députés, de mettre leurs intérêts personnels de côté, alors que l’exécutif s’engage à ne pas interférer dans les élections.
De fait, face aux tensions entre le gouvernement et des députés qui n’hésitent pas à élargir leur répertoire formel d’actions protestataires[17], l’Émir Nawaf choisit la voie de l’apaisement et du « dialogue national ». En particulier il entend œuvrer à la réconciliation du pouvoir avec les voix dissidentes qui ont marqué la décennie précédente. Le 8 novembre 2021, il signe un décret émiral amnistiant, entre autres, ceux qui avaient été condamnés à des peines de prison dans l’affaire de l’assaut du Parlement de novembre 2011, y compris 11 parlementaires en exil en Turquie, dont la figure emblématique de Musallem al-Barrak, qui sont ainsi autorisés à revenir dans l’émirat. La liste inclut aussi ceux qui avaient été reconnus coupables d’espionnage pour le compte de l’Iran et du Hezbollah dans « l’affaire de la cellule d’Abdali ». À cette amnistie de 36 personnes, s’ajoute, en janvier 2023, la grâce de 34 personnalités politiques, dont un membre éminent de la famille royale et ancien chef des services de sécurité de l’État, Athbi al-Fahd Al-Sabah. Frère de Ahmed al-Fahd, il avait été condamné en mai 2016 à cinq ans de prison assortis de travaux forcés, pour avoir insulté l’émir et le pouvoir judiciaire, sur le groupe « Al-Fintas » de la messagerie WhatsApp, en faisant circuler des messages accréditant la rumeur du supposé complot ourdi par Cheikh Nasser et Jassem al-Khorafi. Parmi les amnistiés, on compte aussi des citoyens qui avaient critiqué l’émir ou des dirigeants du Golfe et d’autres qui avaient vu leur naturalisation révoquée en vertu de sanctions politiques, comme des membres des tribus Shammar et Mutran condamnés pour des infractions à la loi électorale. Cette politique de la main tendue prend aussi la forme, en juin 2023, du retour en politique comme vice-Premier ministre et ministre de la Défense, d’Ahmed al-Fahd, pourtant largement discrédité.
L’analyste politique Kristin Diwan[18] identifie même, malgré les différends persistants entre gouvernement et parlementaires, une « coopération sans précédent » qui se met en place, à la fin de l’année 2023, entre l’exécutif mené par Ahmed Nawaf al-Ahmed et le pouvoir législatif incarné par l’opposant Ahmed al-Sa’adoun, à la présidence du Parlement[19]. Les deux travaillent de concert sur l’agenda parlementaire, la réhabilitation des politiciens condamnés pour raisons politiques, et un ensemble de réformes considérées comme « populistes » (augmentation des salaires et des minimum-retraites). Parmi ces réformes figurent aussi des mesures qui remettent en cause les intérêts des grandes familles marchandes, comme l’amendement de la loi sur les appels d’offres publics faisant obligation aux entreprises étrangères d’avoir un partenaire local, ou plus encore, le projet de loi de novembre 2023[20] qui établit un contrôle gouvernemental sur leur bastion de toujours, la Chambre de Commerce et d’Industrie.
Le retour à l’ordre orchestré par le nouvel Émir
Devenu émir le 16 décembre 2023, Micha’al met un terme abrupt à la ligne politique conciliante de son prédécesseur : il prononce, lors de sa prestation de serment le 20 décembre, un discours d’investiture[21] qui fait figure de véritable feuille de route politique et marque sa volonté de changement radical. En effet, le nouvel Émir rompt avec la politique de coopération entre le gouvernement d’Ahmed Nawaf et le Parlement, dénonçant la collusion entre les deux branches qui aurait « nui aux intérêts du peuple et du pays ». Le chef du gouvernement démissionnaire n’est pas reconduit[22] mais remplacé par Cheikh Mohamed Sabah al-Salem Al-Sabah, diplômé de Harvard et ancien ministre des Affaires étrangères (2003-2011), qui met fin au retour politique d’Ahmed al-Fahd dont les partisans sont soupçonnés d’alimenter le désordre à l’Assemblée en 2021 et 2022. Le nouvel Émir exprime aussi son scepticisme à propos de la politique de « dialogue national » et du pardon accordé aux personnes condamnées pour des motifs politiques, politique qui, selon lui, n’auraient aucunement servi les intérêts du pays.
À rebours de toute velléité de réhabiliter, de négocier ou de chercher le compromis avec les membres de l’opposition, implicitement associée aux citoyens de la périphérie, l’Émir met l’accent sur l’importance de préserver « l’identité koweïtienne », celle des citoyens par origine, et la « véritable citoyenneté », comprise en termes de loyauté. D’emblée, il montre sa faible tolérance pour les luttes politiques qui se déroulent au Parlement et cherchent à empiéter sur le pré carré des élites établies. Il préfère au contraire mettre le retour à l’ordre au cœur de ses préoccupations.
Cette priorité de l’Émir Micha’al pour le rétablissement de l’ordre dans le pays doit être remise en perspective dans le contexte régional du Golfe, où, depuis le décollage de Dubaï dans les années 2000[23] – bientôt imité par Doha, Abou Dhabi et, pour finir Riyadh depuis 2017 – le Koweït fait figure de système dysfonctionnel, aux dires mêmes des Koweïtiens.
Dans le contexte de renforcement de l’autoritarisme et d’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération de dirigeants, jeunes, volontaristes, ambitieux et peu enclins à tolérer les contre-pouvoirs, le modèle koweïtien semble s’être émoussé. Si le pays, premier émirat du Golfe à accéder à l’indépendance, pouvait naguère se targuer de sa Constitution, de ses institutions semi-démocratiques, de sa liberté de parole et de l’effervescence de sa vie politique trépidante, les acquis de la participation au pouvoir semblent depuis quelque temps moins attractifs, éclipsés par les jeux politiciens qui ont retardé le développement du pays. Aux yeux de certains, les succès et l’attractivité internationale des autres pays du Golfe semblent fournir la preuve que, pour mener son pays sur la voie des réformes et de la prospérité, un régime fort vaut mieux qu’un système parlementaire dont le fonctionnement finit par paralyser les décisions politiques, ou qu’un processus de démocratisation politique qui semble heurter un plafond de verre. À cet égard, l’Émir Micha’al est réputé entretenir de bonnes relations avec Mohamed bin Salman dont il admire la fermeté dans la conduite des réformes.
Suspension du Parlement et choix du Prince héritier
De façon ironique, c’est une remarque sur le discours d’investiture, perçue comme une critique de la personne de l’Émir et effacée du procès-verbal de la séance de l’Assemblée[24], qui met le feu aux poudres et conduit Micha’al à dissoudre de nouveau le Parlement le 15 février 2024. Invoquant une « violation des principes constitutionnels » et le « manque de respect envers la haute fonction » pour appuyer sa décision, il convoque des élections pour le 4 avril. Ces élections aboutissent à une nouvelle victoire de l’opposition, qui remporte 29 des 50 sièges de l’Assemblée nationale.
Face au refus de Cheikh Mohamed Sabah de former un nouveau gouvernement, l’Émir reporte l’inauguration du Parlement au 10 mai, date à laquelle il annonce sa dissolution pour une durée maximale de quatre ans ainsi que la suspension de « certains articles » de la Constitution, mettant en avant « l’utilisation abusive de la démocratie ». De fait, la Constitution prévoit qu’en cas de dissolution, l’Émir doit organiser un nouveau scrutin dans un délai maximal de deux mois (art. 107). Elle prévoit aussi que le choix du prince héritier doit être validé par une majorité de députés (art. 4 al. 3) dans l’année suivant l’accession au trône (art. 4 al 2).
La suspension de sept articles constitutionnels permet au nouvel Émir de se dispenser de l’aval du Parlement, dont il avait dénoncé l’interférence, pour trancher la question épineuse de la succession. Il met ainsi fin au rôle du Parlement dans les affaires de succession, qui redeviennent la prérogative de la famille Al-Sabah. Il met aussi un terme aux rivalités entre princes qui avaient gangrené la vie politique du pays en s’invitant dans l’enceinte du Parlement, et nomme, le 1er juin 2024, l’ancien Premier ministre Sabah al-Khaled Al-Sabah (né en 1953) comme prince héritier. Diplomate de formation mais politicien expérimenté[25], ce dernier a notamment été à la tête de quatre gouvernements successifs sous le défunt Émir Nawaf [26]: il a laissé l’image d’une collaboration constructive avec le président du Parlement Marzouq al-Ghanem, mais de relations beaucoup plus houleuses avec les députés de l’opposition.
Par ce choix, l’Émir Micha’al passe ostensiblement outre les états d’âme du Parlement et écarte d’autres candidats parmi ses neveux, notamment Ahmed al-Fahd et Ahmed al-Nawaf, pressentis à un moment ou à un autre, mais trop sulfureux pour le premier et, tous deux, trop peu consensuels au sein de la famille royale. De fait, tout en se conformant à la Constitution (art 4. al. 1), qui stipule que le pouvoir suprême revient aux descendants de Moubarak le Grand, il va chercher plus loin dans l’arbre généalogique de la famille Al-Sabah, en choisissant un descendant de la branche issue de Hamad, quatrième fils de Moubarak, destinée à régner pour la première fois dans l’histoire de l’émirat.
Ce passage en force de l’Émir a surpris le pays et plongé la population koweïtienne dans l’expectative. Si cette dernière est généralement attachée à ses acquis démocratiques et au principe de représentation électorale – que la famille royale n’a jamais réussi à remettre en cause[27] – elle a néanmoins montré des signes d’agacement face à l’instabilité politique, considérée comme responsable du retard économique relatif du pays. Dans un sondage réalisé en février et mars 2024, soit avant la dissolution, par l’Arab Barometer en collaboration avec l’Université de Harvard[28], les deux-tiers des Koweïtiens reconnaissaient l’importance du rôle du Parlement comme organe de contrôle de l’action du gouvernement, tout en soulignant sa responsabilité dans le manque d’efficacité de ce dernier.
De contrôle salutaire pour faire contrepoids au gouvernement, le pouvoir du Parlement a paru se transformer progressivement en force d’obstruction face à des réformes plus que nécessaires. Mais force est néanmoins de constater que les manigances politiciennes – pour faire entrer des députés au gouvernement ou pour mettre des textes de loi à l’agenda – sont aussi la conséquence débilitante des limites imposées à la majorité parlementaire, qui ne peut formuler un véritable programme politique dont elle prendrait pleinement la responsabilité.
De fait, les critiques publiques à l’encontre de la décision de l’Émir de dissoudre le Parlement ont été plutôt modérées, y compris parmi les députés de l’assemblée tout juste élus le 4 avril 2024. Outre les réprimandes du discours d’investiture, l’arrestation de trois anciens députés et la suspension de l’article garantissant l’immunité parlementaire (art. 181) ont sans doute fonctionné comme autant de mises en garde contre toute parole perçue comme offensante envers l’Émir ou critique de ses choix politiques.
Si ces avertissements envers les voix dissidentes n’étaient pas assez clairs, ils ont été étayés par un changement de législation renforçant les sanctions encourues en cas de crime contre la sécurité d’État, ou d’insulte à la personne de l’Émir. Ces infractions pénales, certes déjà sanctionnées auparavant par de lourdes peines, y compris d’emprisonnement, sont désormais passibles de déchéance de la nationalité pour tout citoyen naturalisé.
Un décret émiral du 23 décembre 2024[29] amendant la loi de 1959 sur la nationalité en a modifié l’article 13, qui régit les catégories d’infractions passibles de révocation de la nationalité pour les citoyens naturalisés[30] et énumère désormais les motifs suivants : raisons liées à la sécurité, lorsque l’intérêt du pays l’exige, lorsqu’un citoyen naturalisé commet un crime contre la sécurité de l’État, ou lorsque la personne commet le délit d’insulte à Dieu, aux prophètes ou à l’Émir.
Il est intéressant de souligner aussi que l’amendement (art. 13 par. 3) prévoit qu’un citoyen naturalisé, qui aurait fait l’objet d’une condamnation pour un crime caractérisé par la « turpitude morale ou la malhonnêteté[31] », peut se voir retirer sa nationalité à tout moment, et non plus seulement dans les 15 ans suivant la date de naturalisation. De même, un citoyen naturalisé qui aurait été démis de ses fonctions publiques pour des motifs tenant à l’honneur ou à un manquement à la probité peut voir sa nationalité révoquée à tout moment, et non pas 10 ans après sa naturalisation[32].
Compte tenu des conséquences drastiques de la perte de nationalité – qui prive instantanément l’individu de toute existence légale et donc de tous ses droits – ces mesures représentent un moyen de dissuasion efficace pour quiconque voudrait critiquer la ligne décidée au sommet de l’État. Elles servent aussi d’outil rétroactif pour punir la corruption, reflétant ainsi l’image que l’Émir souhaite donner à son règne.
« Lutte contre la fraude » et vision loyaliste du corps citoyen : campagne de dénaturalisations
Attaché à la discipline, le nouvel Émir entend, en effet, remettre de l’ordre dans l’émirat. Cet objectif, qui passe par une politique de lutte contre la corruption et les tactiques de contournement de la loi, est, de fait, populaire dans un pays éclaboussé par les scandales financiers et les pratiques endémiques de passe-droit. Certains Koweïtiens saluent l’avènement d’une « ère de la fermeté » (fatrat al hazm), applaudissant à ce qu’ils veulent voir comme une grande opération de nettoyage.
Aussi convient-il de mettre ce thème de la lutte contre la corruption dans son contexte, en rappelant quelques exemples retentissants de malversations financières qui ont défrayé la chronique au Koweït. L’ancien Premier ministre Jaber al-Moubarak Al-Sabah et l’ancien ministre de l’Intérieur Khaled al-Jarrah Al-Sabah, ont ainsi été définitivement condamnés par la Cour de cassation en novembre 2023. On peut également citer le fils du même Jaber al-Moubarak, Sabah Jaber al-Mubarak, dont la peine de 10 ans de prison pour blanchiment de sommes siphonnées du fonds souverain malaisien 1MDB[33] a été confirmée en appel en juin 2024. Le message est clair : nul n’est au-dessus des lois.
Dans d’autres domaines, le gouvernement koweïtien s’est également attaqué pêle-mêle aux dossiers où les entorses à la loi, souvent bien connues, suscitaient le mécontentement des citoyens. En particulier, il a introduit de nouvelles réglementations, plus sévères à l’encontre des contrevenants, en matière de résidence des travailleurs étrangers et de circulation routière, pour lutter contre le commerce illicite de visas et les infractions au code de la route[34].
Dans ce contexte, c’est sous couvert de lutte contre la fraude et contre les pratiques malhonnêtes que le gouvernement s’est embarqué dans une campagne de dénaturalisation massive, sans précédent dans le pays. Jusqu’à présent, les autorités procédaient à des déchéances de la nationalité uniquement ponctuellement et au terme de procédures judiciaires, comme ce fut le cas, par exemple, en 2014 contre des chantres de l’opposition et leurs relais médiatiques. Ce retour apparent à la règle recouvre un double projet : redéfinir le corps citoyen en le réduisant à sa composante loyaliste et réduire son nombre, en revenant rétroactivement et sélectivement sur l’incorporation des dernières vagues de naturalisés.
Aucun analyste n’a manqué de remarquer le calcul très simple qui fait qu’une diminution du nombre de citoyens éligibles aux avantages financiers de l’État-providence (logement, garantie d’emploi, de retraite, allocations, etc.) permet, mathématiquement, une réduction des dépenses publiques. Ce calcul est certes économique, mais aussi politique : les derniers venus au sein de la nation occupent des positions socio-économiques moins établies et sont plus susceptibles d’être séduits par le chant des sirènes de l’intégration ou d’une meilleure redistribution des privilèges économiques et des monopoles politiques. En février 2024, la rumeur d’une loi électorale visant à interdire aux naturalisés de voter ou de se porter candidats, bien que fermement démentie officiellement, montre combien cette dimension est cruciale et sujet de préoccupation pour les Koweïtiens[35].
Ainsi, il convient de souligner d’emblée que la campagne de dénaturalisation cible avant tout les personnes naturalisées. Aux termes de la loi 15 de 1959 sur la nationalité, ces dernières peuvent l’être au titre des articles qui concernent les cas suivants[36] : les orphelins (art. 3) ; les personnes qui satisfont aux conditions légales de langue, résidence, religion, revenu et probité (art. 4) ; celles qui ont rendu des services exceptionnels à l’État (art 5. al.1) ; celles qui pouvaient prouver leur présence dans l’émirat depuis 1945 (pour les Arabes) ou 1930 (pour les autres) (art. 5. al. 3 et4) ; les femmes de citoyens naturalisés (art. 7) ; et les femmes de citoyens koweïtiens par origine (art.8).
Depuis la création, en mai 2024, du Comité suprême chargé d’enquêter sur la citoyenneté koweïtienne, présidé par le ministre de l’Intérieur et de la Défense, Cheikh Fahad Yousef Saoud Al-Sabah, entre 37 000 et 42 000 personnes auraient été privées de leur nationalité en l’espace d’un an, selon les sources[37]. Officiellement, le comité a la charge de retirer la citoyenneté koweïtienne à ceux qui ont une « double nationalité », ce qui contrevient à l’article 11 de la loi 15/1959 sur la nationalité, ou qui auraient obtenu la nationalité koweïtienne « par fraude ou sur la base de fausses déclarations ».
La presse koweïtienne et golfienne se repaît de ces abus flagrants, où l’on voit, par exemple, un seul homme enregistrer sous son nom 44 enfants en dépit du bon sens, ou d’autres fraudeurs condamnés à restituer à l’État des sommes colossales perçues indûment[38]. Mais, si le gouvernement met en avant les étrangers ayant acquis frauduleusement la nationalité pour bénéficier, de façon éhontée, des généreuses prestations sociales et assure que ses mesures sont légales, force est de constater qu’elles touchent également des personnes mieux intentionnées. De fait, la campagne de dénaturalisations affecte des cas très différents, allant des épouses de Koweïtiens (par naturalisation – art.7 – ou par origine – art.8), aux naturalisées au titre de services exceptionnels rendus au pays et au terme de la procédure de naturalisation en passant par les Koweïtiens naturalisés ayant commis des infractions passibles de révocation de la nationalité, dont les motifs ont été largement élargis. Dans tous les cas, les enfants et petits-enfants qui ont obtenu la nationalité du fait de leur filiation perdent aussi leur nationalité[39].
Dans ces conditions, il reste difficile d’établir précisément qui est concerné par les déchéances de nationalité et sur quelles bases légales elles s’appuient. Les noms sont publiés dans le journal officiel sous la forme de décrets émiraux entérinant les décisions de déchéance. Les personnes concernées sont privées du jour au lendemain de leurs droits – accès à l’emploi, aux soins de santé gratuits, à leurs comptes bancaires, versement des prestations sociales ou des retraites –, sans toujours savoir lesquels exactement[40]. S’il ne fait aucun doute que sous couvert de fraude, la campagne permet aussi de mettre au pas les voix dissidentes, les dénaturalisations politiques sont davantage invisibilisées.
La catégorie apparue comme particulièrement touchée et relativement visible, du fait de l’émoi et des protestations qu’elle a suscités dans la presse et sur les réseaux sociaux est celle des femmes étrangères ayant obtenu la nationalité au titre de leur mariage avec un Koweïtien, qu’il soit naturalisé ou non[41]. De fait, ces mesures semblent moins concerner des irrégularités dans l’attribution de la nationalité que la mise en œuvre délibérée et rétroactive d’une nouvelle vision de la nation, hostile à toute mixité ethnique ou culturelle, et repliée sur le noyau citoyen original, défini par la lignée.
En effet, le décret émiral du 23 décembre 2024 amendant la loi de 1959 sur la nationalité, mentionné plus haut, restreint les conditions d’éligibilité à la naturalisation, en annulant la possibilité pour les femmes étrangères d’acquérir la nationalité par mariage (revenant sur les dispositions des articles 7 et 8). En réalité, au-delà des femmes privées de leur nationalité koweïtienne qui ont exprimé leur indignation, tous les naturalisés, quel que soit l’article ayant permis leur naturalisation, se retrouvent dans une situation d’incertitude, le Comité suprême se réservant le droit d’enquêter sur tout dossier de naturalisation, en commençant par les plus récents. Si un silence pèse autour de ces naturalisés, le fait est que, historiquement, ce sont plutôt les membres des tribus transnationales, sédentarisés comparativement plus tardivement que les autres résidents, qui n’ont pas obtenu la nationalité de premier degré (articles 1 et 2), seul statut qui semble être immune aux dénaturalisations. Plus vulnérables encore et certainement dans le collimateur sont ceux et celles qui, parmi les biduns, avaient tâché d’échapper aux limbes juridiques de leur statut, en se mariant avec des Koweïtiens.nes naturalisés de la périphérie[42].
En décembre 2024, le ministre de l’Intérieur et de la Défense indiquait que « un tiers ou plus » des épouses dont la nationalité avait été révoquée à cette date, étaient d’origine bidun et allaient retrouver ce statut[43]. De fait, l’accusation centrale de « fraude », maître mot de la campagne actuelle pour justifier la réduction de la taille du corps citoyen, rappelle la conception que les autorités koweïtiennes ont des biduns, présentés comme des tricheurs « cachant leur vraie nationalité » et stigmatisés en tant que tels.
Dans son discours du 23 mars 2025 prononcé pendant le Ramadan, l’Émir a indiqué son intention de « nettoyer le Koweït de toutes ses impuretés au profit des citoyens de souche[44]», une formule dans laquelle ne se reconnaissent pas ceux et celles qui sont visés par les mesures de déchéances de la nationalité ou qui craignent de l’être. Alors que nul ne sait jusqu’où iront ces mesures, leur mise en œuvre brutale n’est pas sans effets sur la cohésion du tissu social.
Conclusion
Observateur silencieux de la longue crise institutionnelle qui a graduellement conduit au blocage du système politique semi-démocratique koweïtien, le nouvel Émir du Koweït en a tiré des conclusions drastiques sur l’absence de vertus du pluralisme politique et, par là même, de l’intégration sociale. Face à la montée en puissance des classes périphériques dans l’espace politique ouvert par le Parlement, qui n’hésitent plus à adopter une position de confrontation voire de marchandage avec la famille royale, il a choisi de redéfinir les contours du corps citoyen selon une vision restrictive, qui privilégie les citoyens « authentiques » et comprend la citoyenneté en termes de loyauté politique, de redistribution économique privilégiée et de lignée patrilinéaire.
Si le Koweït, convaincu que son système politique pluraliste est la cause de son retard économique, s’aligne ainsi sur les autres pays du Golfe, il s’en distingue néanmoins par le caractère assez passéiste de sa vision nationale. Là où ses voisins, tout en limitant eux aussi strictement la taille de leur corps citoyen, se projettent vers l’avenir à travers des programmes de naturalisation par investissements destinés à attirer les talents nécessaires à leur diversification économique, le Koweït semble faire marche arrière en revenant sur ses politiques passées.
Notes :
[1] Le CCEAG se compose de l’Arabie saoudite, du Bahreïn, des Émirats arabes unis (ÉAU), du Koweït, du Qatar, et du sultanat d’Oman.
[2] Il est né en 1938, alors que Sabah al-Ahmed était né en 1929 (mort en 2020) et Nawaf al-Ahmed en 1937 (mort en 2023). Les trois émirs successifs sont issus de mères différentes : Munira Al Said Al-Ayyar de la tribu des Dhafir, Yamama d’origine éthiopienne et Maryam al-Huwaila de la tribu des Ajman, respectivement.
[3] La Constitution de 1962 prévoit l’établissement d’un système unicaméral avec une Assemblée nationale (Majlis al-Umma) composée de 50 membres élus tous les quatre ans, auxquels s’ajoutent ex officio les membres du gouvernement.
[4] Vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères depuis 1963, il est nommé premier ministre le 13 juillet 2003, alors que Sa’ad al-Abdallah al-Salem Al-Sabah, garde le seul titre de prince héritier.
[5] Il échappe à cette motion de censure comme il échappera à une seconde en décembre 2010.
[6] Si la candidature est rejetée (chose qui ne s’est jamais vue), le Parlement peut constitutionnellement (art.4 al.4) choisir le prince héritier parmi une liste d’au moins trois noms soumise par l’Émir.
[7] La Constitution koweïtienne (art 4. al. 1) prévoit en effet que « Le Koweït est un Émirat héréditaire, dont la succession est établie parmi les descendants du défunt Moubarak al-Sabah ».
[8] Les élections de février 2012, qui avaient conduit, après la démission de Nasser al-Mohamed, à la victoire de l’opposition et l’élection de son chef de file à la présidence de l’Assemblée, sont annulées le 16 juin 2012, rétablissant ainsi la législature de 2009 (dissoute en décembre 2011). Suite à la décision de près de la moitié des députés de boycotter les sessions pour protester contre cette décision, de nouvelles élections ont été organisées en décembre 2012, elles aussi invalidées en juin 2013, une fois encore pour vice de procédure dans les décrets d’organisation. Enfin, le 29 mars 2023, la Cour constitutionnelle a aussi invalidé le décret de dissolution de l’Assemblée élue en septembre 2022, pris, selon elle, sur recommandation d’un gouvernement trop récent, formé un jour plus tôt, et a rétabli le Parlement élu le 5 décembre 2020, avec à sa présidence, Marzouq al-Ghanem, proche du gouvernement et des milieux d’affaires, neveu de Jassem al-Khorafi.
[9] Au titre de l’article 1 du décret émiral dit « loi » sur la nationalité n°15 de 1959, « les ressortissants koweïtiens d’origine sont les personnes qui étaient installées au Koweït avant 1920 et qui y ont conservé leur résidence habituelle jusqu’à la date de publication de la présente loi ». L’article 2 donne le même statut à leurs descendants par le père.
[10] Comme ce fut le cas, par exemple, du mouvement nationaliste arabe, sociologiquement issu des rangs des hadhar.
[11] Initialement, les citoyens naturalisés étaient ceux qui pouvaient prouver leur présence dans l’émirat depuis 1945 (pour les Arabes) ou 1930 (pour les autres), ou qui avaient rendu des services exceptionnels au pays (article 5). Ces derniers devaient attendre une période incompressible, qui a varié au fil du temps et qui depuis 1995 est fixée à 20 ans, pour accéder à leurs droits politiques. Néanmoins, les descendants de naturalisés sont autorisés depuis un décret de 1994 amendant l’article 7 de la loi de nationalité, à jouir de leurs droits politiques à leur majorité.
[12] Dans un contexte où la plupart des élites koweïtiennes, y compris ses plus hautes autorités, étaient en vacances à l’étranger ou y ont fui.
[13] Les deux premiers ont aussi été rétablis dans leurs fonctions par les décrets de la Cour constitutionnelle : de juin à octobre 2012 pour le premier, et de mars à mai 2023 pour le second. Le troisième a aussi été élu président entre février et juin 2012, avant que ses résultats ne soient annulés et que le Parlement précédent soit rétabli. Hadhar comme les deux autres, ses positions le font passer pour beaucoup plus plébéien.
[14] Michael Herb, “A Nation of Bureaucrats: Political Participation and Economic Diversification in Kuwait and the United Arab Emirates”, International Journal of Middle East Studies, Vol. 41, N°3 (2009), pp. 375–95.
[15] « Kuwait: Crown Prince Mishaal Al-Ahmed », Gulf States Newsletter, Issue 1112, 15 octobre 2020, URL : https://www.gsn-online.com/news-centre/article/kuwait-crown-prince-mishaal-al-ahmed
[16] D’après la Constitution, l’Émir dispose d’un an, suivant son accession au trône, pour faire valider le nom du nouveau prince héritier par une majorité de députés (art. 4 al. 2).
[17] Le 28 avril 2021, certains d’entre eux occupent les sièges réservés aux membres du gouvernement au Parlement pour dénoncer une mesure interdisant tout vote de confiance contre le gouvernement pendant un an. Le 15 juin 2022, ils organisent un sit-in dans leurs bureaux pour protester contre l’absence de nomination d’un nouveau gouvernement après la démission du précédent en mars.
[18] Kristin Smith-Diwan, « Kuwait’s New Emir: A Frank Speech Signals a Sharp Change in Direction » Arab Gulf States Institute, 3 janvier 2024, URL : https://agsi.org/analysis/kuwaits-new-emir-a-frank-speech-signals-a-sharp-change-in-direction/
[19] Alors que la Cour constitutionnelle avait annulé les élections de 2022 et réinstauré le Parlement de 2020 où Marzouq al Ghanem était président, la dissolution et les élections de juin 2023 ramènent la même majorité d’opposition qu’en 2022 qui élit Ahmed al-Sa’adoun à la présidence du Parlement.
[20] قانون «الغرفة» عَبَر المداولتين.. بالإجماع (« La loi sur ‘la Chambre’ passe à l’unanimité après deux tours de délibération »), Al Watan, 28 novembre 2023, URL : https://alwatan.kuwait.tt/articledetails.aspx?id=730449&yearquarter=20234
[21] Discours disponible sur le site du Diwan Amiri : https://agsi.org/analysis/kuwaits-new-emir-a-frank-speech-signals-a-sharp-change-in-direction/
[22] Les nominations au sein des ministères sont, en outre, gelées pour n’avoir pas été « conformes aux principes de justice et d’équité les plus basiques ».
[23] Et malgré l’épisode, vite oublié, de la faillite de 2008.
[24] Le député en question, Abdulkarim al-Kandari rallie le soutien de 44 législateurs pour contester la décision de censure. Il s’ensuit un boycott du Parlement par le gouvernement qui conduit à l’ajournement de ses séances.
[25] Il est notamment ambassadeur en Arabie Saoudite de 1995 à 1998. Après un début de carrière au ministère des Affaires étrangères, il passe au Diwan de l’Émir en 1998, avant de se tourner vers une carrière plus politique obtenant le portefeuille des Affaires sociales et du Travail en 2006, celui de l’Information en 2008-09, et des Affaires étrangères entre 2011 et 2019 avec le titre de vice-Premier ministre.
[26] En novembre 2019, décembre 2020, novembre 2021 et janvier 2022.
[27] Le Parlement koweïtien a en effet été dissous inconstitutionnellement à deux reprises depuis l’indépendance de l’émirat : d’abord entre 1976 et 1981, puis entre 1986 et 1992. À chaque fois, il a été rétabli, ainsi que la Constitution. À la veille de l’invasion irakienne, l’émir Jaber avait essayé d’en affaiblir les pouvoirs, mais le rétablissement du Parlement est devenu l’un des enjeux majeurs des tractations politiques avec la famille royale en exil avant la libération en 1991.
[28] حلّ البرلمان الكويتي: ما هو موقف المواطنين؟ (« Dissolution du parlement koweïtien : quelle est la position des citoyens ? »), Arab Barometer, 23 mai 2024, URL : https://www.arabbarometer.org/ar/2024/05/حلّ-البرلمان-الكويتي-ما-هو-موقف-المواط/
[29] “Kuwait Official Gazette publishes amendment to citizenship law under Decree-Law 116/2024”, Arab Times, 23 décembre 2024, URL : https://www.arabtimesonline.com/news/kuwait-official-gazette-publishes-amendment-to-citizenship-law-under-decree-law-1162024/
[30] Distinct de l’article 14 qui concerne le retrait de la nationalité des citoyens par origine ou fondation. L’article 14 énonce trois cas conduisant au retrait de la nationalité pour les Koweïtiens par origine : l’enrôlement dans une armée étrangère ; la collaboration avec un pays étranger en guerre avec le Koweït ; ou un crime commis à l’étranger et considéré comme une trahison dans le pays d’origine.
[31] Notions juridiques de Common Law.
[32] George Sadek, “Kuwait: Cabinet Approves Amendments to Law on Citizenship”, Library of Congress, 8 octobre 2024, URL : https://www.loc.gov/item/global-legal-monitor/2024-10-07/kuwait-cabinet-approves-amendments-to-law-on-citzenship/
[33] Un dernier exemple date de janvier 2025, quand le Tribunal spécial pour les ministres a condamné l’ancien ministre de l’Intérieur et de la Défense (2022-23), Talal al-Khaled al-Ahmed Al-Sabah, à 14 ans de prison, lui demandant de restituer 10 millions de KD et de payer une amende de 20 millions de KD dans une affaire de dépenses discrétionnaires issues des ministères dont il avait la charge.
[34] Deux nouvelles lois sur la résidence des étrangers (28 novembre 2024), et relative à la circulation routière (22 avril 2025) ont remplacé des textes antérieurs qui dataient de 1959 et de 1976, respectivement.
[35] B. Izzak, “‘Voter suppression’ rumors denied“, Kuwait Times, 18 février 2024, URL : https://kuwaittimes.com/article/11295/kuwait/politics/voter-suppression-rumors-denied/
À noter qu’une telle mesure n’aurait pas été inédite dans le Golfe, puisque le Qatar avait lors des élections du Majlis al-Shura énoncé des conditions d’éligibilité au vote qui excluaient certaines personnes naturalisées, dont le grand-père paternel devait être né au Qatar.
[36] Qui ont été modifiés à de nombreuses reprises, notamment l’article 5. Nous reprenons les grandes lignes seulement.
[37] Le chiffre de 37,000 est avancé par l’AFP : « Au Koweït, des dizaines de milliers de personnes déchues de leur nationalité », AFP, 25 mai 2025, URL : https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20250525-au-kowe%C3%AFt-des-dizaines-de-milliers-de-personnes-d%C3%A9chues-de-leur-nationalit%C3%A9
Celui de 42,000 provient du Financial Times “The Gulf state purging tens of thousands of its citizens“, The Financial Times, 10 mars 2025. URL : https://www.ft.com/content/03f51141-ddde-439e-ba57-e82f5ffb2696
[38] Al-Sherbini, Ramadan “Expat illegally holds Kuwaiti citizenship for 36 years”, Gulf News, 17 novembre 2024, URL : https://gulfnews.com/world/gulf/kuwait/expat-illegally-holds-kuwaiti-citizenship-for-36-years-1.1731842120341 ; voir aussi : Ramadan Al-Sherbini, “Kuwait: 3 Gulf nationals get 10-year jail terms over citizenship fraud.Trio ordered to pay back 1 million dinars to public treasury”, Gulf News, 12 novembre 2024, URL : https://gulfnews.com/world/gulf/kuwait/kuwait-3-gulf-nationals-get-10-year-jail-terms-over-citizenship-fraud-1.1731409428800 ; voir également : Huda Ata, “Kuwait uncovers largest citizenship fraud in history“, Gulf News, 19 juillet 2025, URL : https://gulfnews.com/world/gulf/kuwait/kuwait-uncovers-largest-citizenship-fraud-in-history-1.500203282
[39] Contrairement aux cas de retrait de la nationalité pour les citoyens par origine pour lesquels l’article 14 stipule le caractère individuel de la sanction.
[40] En novembre 2024, le gouvernement a, par exemple, annoncé des mesures ponctuelles visant à atténuer les effets de la perte soudaine des droits subie par les femmes mariées à des Koweïtiens privées de leur nationalité, en maintenant le versement de retraites ou de prestations sociales.
[41] À noter que ces mesures ont touché toutes les catégories sociologiques y compris les élites économiques, milieu dans laquelle on pouvait trouver des Koweïtiens mariés à des étrangères.
[42] Par exemple les deux personnalités emblématiques de la scène artistique koweïtienne, l’acteur Daoud Hussein et la chanteuse Nawal, dont la déchéance de nationalité a été largement médiatisée étaient issus de ces milieux : le premier était titulaire d’un passeport bolivien, ce qui laissait supposer qu’il était bidun, avant sa naturalisation ; la seconde, bidun également, était née d’une mère koweïtienne bi-tajannus ou par naturalisation.
[43] Message sur le réseau X d’ AlDowlia : https://x.com/ALDOWLIA/status/1872579582228087252?mx=2, issue de la source originale : Al Majiliss media sur Instagram : https://www.instagram.com/almajlliss.media/reel/DEDz3nziUGB/?hl=en
[44] La traduction française est celle de l’agence officielle KUNA : https://www.kuna.net.kw/ArticleDetails.aspx?id=3223660& ; Discours original en arabe : https://www.kuna.net.kw/ArticleDetails.aspx?id=3223658&