Par Isabel Ruck
Le 16 mars dernier, le ciel a pris une étrange teinte orangée au-dessus de plusieurs grandes villes françaises. À son origine, un vent chaud du sud, appelé « calima » en Espagne, chargé de poussières fines provenant du Sahara. Si ce phénomène météorologique n’a rien de rare, sa multiplication pourrait bien causer des ennuis à la France. Car la poussière qu’il apporte contient du cesium-137, un radioélément artificiel qui n’est pas présent naturellement dans le sable. En effet, ce dernier est libéré par la fission nucléaire produite après une explosion.
Si ce phénomène intéresse les spécialistes, il suscite aussi de vives réactions sur les réseaux sociaux. « Mais depuis quand l’Algérie ou le Maroc ont fait des essais nucléaires dans le Sahara ? », s’interroge ainsi un jeune internaute. Eh non ! ni le Maroc, ni l’Algérie ne sont à l’origine de la radioactivité du sable saharaoui. Pour comprendre la présence de la radioactivité, il nous faut effectivement remonter le fil de l’histoire coloniale française dans cette région.
En 1956, la France choisit l’Algérie, alors colonisée depuis plus d’un siècle, comme territoire pour ses essais nucléaires. La vaste étendue du Sahara apparaît aux décideurs politiques français de l’époque comme le lieu idéal pour mener des expérimentations, d’abord atmosphériques, puis souterrains avec la bombe A. Rapidement, le choix est porté sur la ville de Reggane, située au nord du désert de Tanezrouft (voir carte ci-dessous). Le centre saharien d’expérimentations militaires (CESEM) y est installé en 1957, près de 6 500 Français et 3 500 Algériens venus de différentes régions y travailleront à la construction d’une base militaire et du polygone de tir situé 50 km au sud-est de la ville, à Hamoudia.
À Reggane-Hamoudia, quatre essais ont officiellement eu lieu, dont le tout premier essai français d’arme nucléaire du 13 février 1960, portant le nom de code « Gerboise bleue ». Cette explosion a atteint une puissance de 70 kg tonnes, soit quatre fois la puissance de la bombe de Hiroshima. Trois autres essais suivront, tous menés entre 1960 et 1961[1].
En 1961, la France décide d’abandonner les essais nucléaires atmosphériques à Hamoudia en faveur d’essais souterrains dans le massif du Hoggar, situé plus au sud. Les avancées technologiques et médicales de l’époque laissent entendre que des essais souterrains seraient moins dangereux, puisqu’ils limitent la dissémination des déchets radioactifs dans l’atmosphère. Les Français installent le Centre d’expérimentations militaires des oasis (CEMO) près de In Ecker. De novembre 1961 à février 1966, pas moins de treize essais nucléaires souterrains seront menés par le CEMO dans la montagne du Tan Afella.
La France a, en effet, poursuivi ses activités d’essais nucléaires dans le Sahara algérien après l’indépendance de l’Algérie en 1962. Charles De Gaulle avait lui-même insisté pour qu’une clause soit insérée dans les accords d’Évian autorisant la France à continuer ses essais[2]. Car il s’agissait là d’une question cruciale pour la République : sa reconnaissance comme puissance nucléaire.
Il convient évidemment de rappeler que nous étions alors en pleine guerre froide. La France ne veut pas dépendre des États-Unis en matière de défense. La crise des missiles de Cuba d’octobre 1962, qui a amené les États-Unis et l’Union soviétique au bord d’une guerre nucléaire, rappelle l’urgence de la situation. Dans ce climat international tendu, l’Algérie française n’était plus vraiment une priorité pour De Gaulle[3]. En revanche, la modernisation de l’armée française, qui passait par sa nucléarisation, était devenue sa préoccupation principale.
Il est aujourd’hui évident que ces essais n’avaient pas uniquement une visée militaire. Ils étaient aussi un laboratoire à ciel ouvert pour analyser les effets d’expositions d’êtres humains, d’animaux, et de matériaux à la radiation. Ainsi, lors du quatrième essai nucléaire atmosphérique le 25 avril 1961, 195 hommes, ainsi que des animaux et du matériel ont été volontairement exposés aux retombées radioactives[4]. Les témoignages d’anciens membres du 620e et 621e Groupement des armes spéciales (GAS) se multiplient à ce sujet[5]. En France, l’Association des vétérans des essais nucléaires (AVEN)[6] mène le combat auprès des victimes pour la reconnaissance. Mais parmi les hommes exposés, se trouvaient également les populations laborieuses du Bas Touat (PLBT), pour la plupart des Touaregs du Touat et du nord de l’Ardar.
Les autorités françaises ont pendant longtemps nié tout danger pour les militaires, les populations locales et leur environnement. Selon eux, les essais avaient eu lieu dans un milieu désaffectés, sans vie. La position du Ministre des armées de l’époque, Pierre Messmer[7], montre bien cet état d’esprit : « toutes les précautions étaient prises pour que ni les populations proches, ni les populations éloignées ne soient exposées à un danger »[8]. Si les rapports officiels français[9] concluent à un « danger négligeable » pour la population et l’environnement, on remarque néanmoins l’absence criante de témoignages de la population locale et des vétérans à ce sujet.
Au total plus de 6 000 Français et Algériens ont été exposés, directement ou indirectement, aux radiations et leurs descendants continuent à payer les conséquences de ce lourd passé. En France, la loi Morin[10] prévoit depuis son entrée en vigueur en 2010, une indemnisation des personnes atteintes de maladies résultant d’une exposition aux rayonnements des essais nucléaires français réalisés dans le Sahara algérien. Or le nombre d’Algériens indemnisés par cette loi à ce jour reste très faible. Selon Patrice Bouveret, Directeur de l’Observatoire des armements et co-porte-parole de l’ICAN France, « de janvier 2010 à décembre 2019, seulement 363 personnes ont reçu une indemnisation […] parmi elles, seulement une personne réside en Algérie[11]. » En effet, les demandes d’indemnisation des Algériens se heurtent souvent à des obstacles administratifs. Et pourtant, dans la région du gouvernorat de Reggane, le nombre de cancers de la thyroïde et du sein dépasse largement la moyenne nationale, sans parler des nombreuses malformations au sein de la population[12] qui constituent une preuve flagrante de la contamination.
Quant aux retombées environnementales de ces essais nucléaires, il existe à ce jour très peu d’études qui mesurent la véritable étendue des dégâts sur la faune et la flore, mais aussi sur les eaux[13] et les terres agricoles des oasis aux alentours. Car rappelons tout de même que sur les treize essais souterrains à In Ecker, seulement un a pu être contenu par les rochers de la montagne. Tous les autres ont produit des fuites radioactives qui ont affecté les personnels civils, militaires, ainsi que les populations bédouines et leur environnement[14]. Par ailleurs, il faut aussi être conscient que le danger d’une contamination reste entier jusqu’à aujourd’hui. « La boule de matières radioactives créée par l’explosion au fond des galeries peut se fissurer à tout moment et libérer de la radioactivité venant contaminer, par exemple, la nappe phréatique ou la chaîne alimentaire[15]. » S’ajoute à cela la contamination produite par « Augias » et « Pollen », deux types d’expérimentations nucléaires complémentaires avec dispersion de plutonium. Au total trente-cinq expériences « Augias » ont été menées entre 1961 et 1963 et cinq expériences « Pollen » ont été réalisées entre 1964 et 1966 sur le site CEMO avec des quantités de plutonium allant de 20 à 200 grammes[16]. Jusqu’à aujourd’hui, le secret-défense empêche l’accès aux preuves de cette contamination.
Compte tenu de ces faits, il n’est donc pas étonnant que ces essais restent un point de vive discorde entre la France et l’Algérie, et ce d’autant plus que la majorité d’entre eux ont eu lieu après l’indépendance de l’Algérie et donc avec l’accord du gouvernement algérien, selon la lecture française. Conformément aux accords d’Évian, la France a remis les sites du CSEM et du CEMO aux autorités algériennes dans le courant de l’année 1967, après le démontage de l’ensemble des installations techniques, le nettoyage et l’obturation des galeries. Toutefois, les accords d’Évian n’avaient pas défini de cadre précis pour la restitution de ces zones et la France a tout simplement enfoui des déchets nucléaires dans le désert sans laisser aux autorités algériennes des plans de leur localisation[17].
À plusieurs reprises le gouvernement algérien a exhorté la France à assumer ses responsabilités et à assister l’Algérie dans la décontamination et la désinfection des sites. Chez beaucoup d’Algériens un sentiment d’abandon s’est installé au fil du temps. Nombreux sont aussi celles et ceux qui dénoncent un traitement différencié de la part de la France vis-à-vis des sites algériens et polynésiens. Côté français, les concessions sur le dossier restent très timides, comme le montre également le rapport Stora qui préconise simplement la poursuite du travail conjoint concernant les lieux des essais nucléaires en Algérie et leurs conséquences[18].
L’Algérie espérait pouvoir forcer un peu la main à la France en œuvrant depuis 2017 à la mise en place du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), entré en vigueur le 22 janvier 2021. Ce traité oblige les États membres à prendre en charge les victimes des essais nucléaires et à réhabiliter l’environnement impacté, points qui ne figurent pas dans le Traité sur l’interdiction des essais nucléaires adopté par l’ONU en 1995. Si le TIAN peut en effet renforcer la demande de réparation auprès de la France, l’Algérie n’a, à ce jour, pas ratifié ce dernier. Quant à la France, elle n’a simplement pas adhéré au traité jugeant le texte « inadapté » au contexte sécuritaire international marqué par la résurgence des menaces nucléaires[19].
Si la France continue à fuir ses responsabilités, elle se trouve néanmoins rattrapée par son histoire avec ce vent chaud en provenance du Sahara qui apporte désormais de la poussière radioactive en métropole. Pour le moment, ce sable est jugé « sans danger pour la santé[20] » par l’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest (ARCO) et l’Institut de Radioprotection et de sûreté nucléaire, mais la multiplication de ces phénomènes météorologiques pourrait un jour devenir un enjeu de santé publique et de sécurité nucléaire en France. Ironie de l’histoire ou le juste retour à l’envoyeur ?
Notes :
[1] Le deuxième essai aura lieu le 1er avril 1960 sous le nom de code « Gerboise blanche », le troisième le 27 décembre 1960 sous le nom de code « Gerboise rouge » et le dernier essai atmosphérique aura lieu le 25 avril 1961 intitulé « Gerboise verte ».
[2] Les accords d’Évian contenaient une clause permettant à la France de poursuivre non seulement les essais nucléaires, mais aussi l’exploitation des hydrocarbures (du pétrole) découvertes dans le Sahara en 1956.
[3] Certains observateurs estiment même que De Gaulle aurait donné l’ordre d’anticiper le quatrième et dernier essai atmosphérique appelé « Gerboise verte », malgré des conditions météorologiques peu favorables, en réponse au putsch des généraux du 21 avril 1961. C’était une façon symbolique de montrer à l’armée où étaient son devoir et son avenir. Pour rappel, le putsch a été fomenté par quatre militaires de carrière de l’armée française en Algérie qui étaient pour le maintien d’une Algérie française.
[4] Vincent JAUVERT, « Sahara : les cobayes de Gerboise verte », Le Nouvel Observateur n° 1735, 5 février 1998.
[5] Voir par exemple le documentaire de Brigitte ROSSIGNEUX et André GAZUT, Les apprentis sorciers, 1996. URL : https://www.youtube.com/watch?v=s0SUtQPgi9U (consulté le 26 mars 2022).
[6] Pour aller plus loin : https://aven.org/
[7] Pierre Messmer fut lui-même contaminé lors de l’accident nucléaire Béryl, le 1er mai 1962. Pour aller plus loin, voir le rapport du Sénat, URL : https://www.senat.fr/rap/r01-207/r01-2073.html (consulté le 27 mars 2022).
[8] Soundousse BRAHIM, Karim YAHIAOUI et Georges YAZBECK, « Billet retour à Reggane », reportage France24, URL : https://www.youtube.com/watch?v=pTzzNrRRYsw&ab_channel=FRANCE24 (consulté le 26 mars 2022).
[9] Essais nucléaires français, rapport du Sénat, URL : https://www.senat.fr/rap/r01-207/r01-2073.html (consulté le 27 mars 2022).
[10] Pour aller plus loin, voir : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000021625586/
[11] Entretien avec Patrice BOUVERET. Directeur de l’Observatoire des armements et co-porte-parole de l’ICAN France : « La ratification du TIAN par l’Algérie renforcerait sa demande à la France de réparation », elwatan.com, URL : https://www.elwatan.com/edition/actualite/la-ratification-du-tian-par-lalgerie-renforcerait-sa-demande-a-la-france-de-reparation-13-02-2021 (consulté le 28 mars 2022).
[12] Soundousse BRAHIM, Karim YAHIAOUI et Georges YAZBECK, « Billet retour à Reggane », op.cit.
[13] Pour la radioactivité de l’eau, les valeurs les plus élevées ont été décelées immédiatement après l’explosion Gerboise bleue à Bordj Arak.
[14] Henri REVOL et Christian BATAILLE, Les incidences environnementales et sanitaires des essais nucléaires effectués par la France entre 1960 et 1996 et les éléments de comparaison avec les essais des autres puissances nucléaires, rapport n° 207 (Sénat), Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, 6 février 2001, p. 35.
[15] Entretien avec Patrice Bouveret, art.cit.
[16] Jean-Marie COLLIN et Patrice BOUVERET, « Sous le sable, la radioactivité ! Les déchets des essais nucléaires français en Algérie. Analyse au regard du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires », étude de l’Observatoire des armements et de l’ICAN France, Fondation Heinrich Böll, 2020. URL : http://icanfrance.org/wp-content/uploads/2020/08/Sous-le-sable-la-radioactivit%C3%A9.pdf (consulté le 27 mars 2022).
[17] Ibid.
[18] « France-Algérie : les 22 recommandations du rapport Stora », Le Monde, 20 janvier 2021, URL : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/01/20/france-algerie-les-22-recommandations-du-rapport-stora_6066931_3212.html (consulté le 27 mars 2022).
[19] Pour aller plus loin, voir : https://www.vie-publique.fr/en-bref/276902-traite-sur-linterdiction-des-armes-nucleaires-entre-en-vigueur-en-2021
[20] « Nuage de sable du Sahara : nouvelle mesure de radioactivité », Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest (ACRO), 22 mars 2022, URL : https://www.acro.eu.org/nuage-de-sable-du-sahara-nouvelle-mesure-de-la-radioactivite/ (consulté le 27 mars 2022).