Par l’Unité d’analyse politique de l’ACRPS
Le 20 septembre 2020, une série de manifestations populaires a éclaté dans plusieurs provinces égyptiennes. Elles ont commencé dans des villages du gouvernorat de Gizeh avant de s’étendre aux gouvernorats d’Assiout, Sohag, Qena, Minya, Beni Soueif, Fayoum, Assouan et Luxor en Haute-Égypte[1]. Malgré la répression et la fermeture de l’espace politique égyptien depuis la prise de pouvoir d’Abdelfattah al-Sissi, la population a réussi à manifester et à réclamer le départ du président. Cette vague de protestations a culminé le 25 septembre lors du « vendredi de la colère », avec des manifestations de grande ampleur, notamment en Haute-Égypte.
Ces événements constituent un tournant important dans l’histoire du pays. C’est en effet la première fois que l’on réclame ouvertement le départ du président en Haute-Égypte – région habituellement calme – fait d’autant plus remarquable compte tenu de la mainmise sécuritaire de l’État sur la société et la restriction importante de la liberté d’expression. C’est d’autre part l’une des rares fois où les catégories pauvres et marginalisées de la population se soulèvent simultanément dans différentes régions pour protester contre les conditions socio-économiques. Troisième fait notable : ces protestations se sont répandues sur une large étendue géographique et sur un mode inhabituel, rendant la répression plus difficile.
Pauvreté, ruralité et contestation
Cette vague de colère s’inscrit sur fond de dégradation constante des conditions socio-économiques, dégradation encore aggravée par l’épidémie de coronavirus. Depuis son élection à la présidence de la république en 2014, Abdelfattah al-Sissi a adopté une politique qui combine répression et néolibéralisme. Cela s’est traduit par la libéralisation des cours de change de la livre égyptienne et d’importantes hausses des prix, avec une forte progression du taux de pauvreté à la clef, de l’ordre de 4,7 % entre 2016 et 2018 selon la ministre de la Planification Hala al-Saeed.
Unité d’analyse politique
de l’ACRPS
L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.
Depuis le début de l’épidémie de Covid-19, de nombreuses activités économiques et branches professionnelles sont à l’arrêt. Selon l’Agence Générale des Statistiques (CAPMA)[2], le cumul des pertes d’emploi s’élève à près de deux millions et demi, faisant grimper le taux de chômage de 7,7 à 9,6 % au cours des six derniers mois. Des chiffres officiels bien en deçà de la réalité selon les analystes qui estiment que le taux de chômage est en fait bien plus élevé[3].
Toujours selon l’office national des statistiques[4], près de 26 % des employés domestiques ont définitivement perdu leur travail à cause de l’épidémie de Covid-19. La majeure partie des pertes d’emplois a lieu dans les industries de transformation telles que l’agro-alimentaire, le textile, les produits de construction, ainsi que dans les secteurs des transports et du stockage[5]. L’épidémie a également été désastreuse pour le tourisme, secteur qui représente environ 12 % du produit intérieur brut[6] et avait rapporté quelque treize milliards de dollars de revenu en 2019[7] et qui, selon une étude internationale, devrait connaître d’énormes pertes, à hauteur de 70 %[8]. La crise a déjà touché près de deux millions de personnes travaillant dans le tourisme et le transport aérien. Le gouvernorat de Gizeh étant le plus impacté par cette crise, il n’est pas étonnant que beaucoup de villages de cette région aient connu une vague de contestation.
Les récentes décisions gouvernementales, surtout pour ce qui est des hausses de prix, ont largement contribué à la colère. Mais c’est l’annonce officielle de la destruction des constructions illégales qui a mis le feu aux poudres. Cette décision, à laquelle échappent les propriétaires ayant les moyens de régulariser leur situation en payant des amendes, touche de plein fouet les classes pauvres ou à faibles revenus, part considérable de la population : selon les sources officielles, le nombre de bâtiments construits illégalement entre 2000 et 2017 s’élèverait à près de deux millions d’unités[9].
Certes, cette vague de protestations n’a pas touché toutes les régions pauvres du pays, mais il existe une évidente corrélation entre les taux de pauvreté et la répartition géographique des protestations.
Selon l’office national des statistiques[10], sur les cent millions d’Égyptiens, 32,5 % vivaient sous le seuil de pauvreté durant l’année 2017-18[11], ce seuil étant fixé à 735 livres égyptiennes (47 dollars américains) par mois et par personne. Ce taux est encore plus élevé en Haute-Égypte, où il atteint globalement 52 %, avec des pics allant jusqu’à 66 % dans le gouvernorat d’Assiout. Il est de l’ordre de 57 % à Sohag, 55,3 % à Luxor, 54 % à Minya et 41 % à Qena. De même, selon des sources officielles, sur les mille villages les plus pauvres du pays, beaucoup se trouvent en Haute- Égypte[12] : 226 se situent dans le gouvernorat de Sohag, 206 dans celui d’Assiout et 66 dans celui de Minya. Ce qui signifie qu’une grande partie des villages de la Haute-Égypte sont touchés par la grande pauvreté[13]. Il n’est donc pas étonnant que certains des villages de cette région aient connu des manifestations pour réclamer de meilleures conditions de vie.
Aussi, nous assistons à une sorte d’intifada des pauvres. Les classes moyennes, de fait, ne se sont pas jointes au mouvement, par la peur, entre autres, de la répression. En effet, le régime tient fermement les villes et peut y organiser facilement la répression, à l’instar de ce qui s’est produit en 2019, quand les grandes villes ont réclamé le départ d’Abdelfattah al-Sissi. À l’époque, ces protestations s’étaient soldées par des centaines d’arrestations. Un an après, l’absence de mobilisation dans les villes peut également s’expliquer par le sentiment de désespoir qui a gagné beaucoup de jeunes depuis l’échec de la révolution de 2011.
Mutation des mobilisations anti-régime
Le régime a semblé surpris par le fait que les gens descendent dans la rue pour protester, alors que la mobilisation populaire avait été largement étouffée par l’étau sécuritaire et les intimidations. Pendant quelques jours, son inaction a permis au mouvement de s’étendre. Dans un premier temps, le régime n’a pas fait un usage excessif de la force. Les forces de l’ordre étaient prises de court par la nouvelle tactique des manifestants, consistant par exemple à se rassembler la nuit, à organiser des actions dans plusieurs villages simultanément, à se dissimuler le visage et à filmer les rassemblements de manière à pouvoir les diffuser sur les réseaux sociaux et les envoyer à des médias étrangers.
Il est également possible que le régime craignît les réactions de la majorité silencieuse. D’évidence, il envisageait l’hypothèse que la situation lui échappe et puisse évoluer vers un soulèvement général ou une révolution auxquels auraient participé d’autres catégories sociales parmi les pauvres ou les classes moyennes. Le régime n’avait donc d’autre choix que de lancer une campagne médiatique pour contrer le mouvement, pour le ternir et le minorer.
Au départ, les médias pro-régime ont nié l’existence des manifestations. Quand ces dernières se sont répandues et qu’elles n’ont pu être ignorées plus longtemps, elles furent d’abord présentées comme marginales, puis comme le résultat d’un complot étranger et l’œuvre de la « cinquième colonne », à savoir les Frères musulmans. Ils ont néanmoins eu du mal à convaincre l’opinion publique, étant donné que la capacité d’organisation et de mobilisation des Frères musulmans a été largement anéantie par la répression. Même si des membres ou sympathisants des Frères ont pu participer aux manifestations, ils l’ont fait à titre individuel et sans que leur présence ait été notable.
Face à la persistance du mouvement, le régime a fini par recourir à une répression sans merci, allant jusqu’à commettre des assassinats ciblés. Deux manifestants ont ainsi été assassinés : Samy Beshir, le 25 septembre dans le village de Al-Bilaydah, près de la ville de Ayat, à une soixantaine de kilomètres au sud du Caire, dans le gouvernorat de Gizeh[14], et Owais Al-Rawi, tué à son domicile par le tir d’un policier le 30 septembre[15]. À cela s’ajoutent des centaines d’arrestations au cours de la dernière semaine de septembre, y compris d’enfants. Certains ont depuis été libérés[16].
Dernier fait marquant de cette contestation, on a pu relever la présence de jeunes novices pour ce genre d’actions et qui étaient bien trop jeunes en 2011 pour participer à la révolution. Cela permet de douter de l’efficacité de la politique d’intimidation du régime, et de sa capacité à tuer la culture de la contestation. Si limités et circonscrits qu’ils fussent, ces événements, représentent, aussi à ce titre, un pas important vers la reconquête de l’espace public tenu jusque-là par l’État policier égyptien. À cet égard, l’absence de couverture de ces manifestations par les médias étrangers, qui n’y ont pas accordé beaucoup d’importance, est remarquable.
Traduction de l’arabe : Philippe Mischkowsky
Notes :
[1] « WATCH : Egyptian Protesters overturn Police Truck on ‘Palacegate’ Anniversary », The New Arab, 20 septembre 2020, consulté le 7 octobre 2020 sur : https://bit.ly/3nmZJqO
[2] General Agency for Public Mobilisation and Statistics (Capma), https://www.capmas.gov.eg
[3] Yasmin Salim, « معدل البطالة في مصر يقفز إلى 9.6 % خلال الربع الثاني بسبب كورونا » [« Le taux de chômage en Égypte bondit à 9,6 % au deuxième trimestre à cause du coronavirus »], Masrawy, 17 août 2020, consulté le 7 octobre 2020 sur : https://bit.ly/33CSXFJ
[4] General Agency for Public Mobilisation and Statistics (Capma), https://www.capmas.gov.eg
[5] Yasmin Salim, « الإحصاء: 26 % من المشتغلين في مصر فقدوا عملهم نهائيًا بسبب كورونا » [« Les statistiques : 26 % des travailleurs en Égypte ont définitivement perdu leur emploi à cause du coronavirus »], Massera, 20 septembre 2020, consulté le 7 octobre 2020 sur : https://bit.ly/3ljaeJS
[6] « Travel, Tourism Contribute to Egypt’s GDP by 11.9 % », Egypt Today, 19 mars 2019, consulté le 7 octobre 2020 sur : https://bit.ly/30IhMy2
[7] « Egypt’s Tourism Revenues Rise to $12.6B in 2019 », Egypt Today, 2 octobre 2019, consulté le 7 octobre 2020 sur : https://bit.ly/2SBkuRj
[8] Clemens Breisinger, Abla Abdel Latif, Mariam Raouf et Manfred Wiebelt, « L’impact économique de l’épidémie du Covid-19 sur le tourisme et les transferts d’argent », International Food Policy Research Institute, 14 avril 2020, consulté le 7 octobre 2020 sur : https://www.ifpri.org/node/23036
[9] « Egypt Demolishes Thousands of Illegal Buildings in 3 Months », Ahram Online, 9 juillet 2020, consulté le 7 octobre 2020 sur : https://bit.ly/3iE99L0
[10] Ibid.
[11]« معدل الفقر في مصر يرتفع إلى 32.5 في المئة من عدد السكان » [« Le taux de pauvreté en Égypte s’élève à 32,5 % des habitants »], BBC arabe, 30 juillet 2020, consulté le 7 octobre 2020 sur : https://bbc.in/2SAXIcg
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14]« أنباء عن سقوط قتيل خلال مظاهرة مناهضة للرئيس المصري » [« Informations sur une personne tuée lors de manifestations contre le président égyptien »], Deutsche Welle, 26 septembre 2020, consulté le 7 octobre 2020 sur : https://bit.ly/2F8XnKZ
[15]« لحظة قتل عيسى الراوى وهجوم الشرطة لتفريق الجنازة » [« Le moment de la mort d’Oweis Al-Rawy et de l’assaut de la police pour disperser un cortège funèbre »], Youtube, 1er octobre 2020, consulté le 7 octobre 2020 sur : https://bit.ly/3ntixVh
[16]« منظمة: اعتقال بضع مئات في مصر وسط دعوات للاحتجاج » [« Selon une organisation, il y a eu plusieurs centaines d’arrestations en Égypte dans le contexte d’appels à manifester »], Deutsche Welle, 28 septembre 2020, consulté le 7 octobre 2020 sur : https://bit.ly/2GJrdWK