15/04/2020

Une région pour les autres : les vertiges de l’hégémonie américaine au Moyen-Orient

Par Matthieu Rey

Nouveau « plan » de paix entre Israël et la Palestine, bombardement de figures importantes du régime iranien… Si les analystes annonçaient un déclin américain au Moyen-Orient, les premières semaines de 2020 semblent en démentir la teneur. Le président Trump, fidèle à une ligne politique extrêmement mouvante au gré de ses intérêts les plus immédiats, réaffirme par ces initiatives la centralité de l’acteur américain dans cette région. Mais cette forte implication ne signifie pas pour autant le suivi d’un plan clair et cohérent. Au contraire, tout semble indiquer l’inverse. Alors que la politique étrangère américaine est d’ordinaire largement déterminée par le président, qui peut même édicter des doctrines[1] pour formuler ses souhaits à venir, l’impression qui domine depuis au moins l’année 2003 est celle de changements accélérés, de retournements parfois spectaculaires et d’une sensible perte de contrôle sur le terrain.

L’idée d’un vertige rend compte de l’état d’égarement soudain d’un acteur devant ce qui lui apparaît comme un vide. Nous tenterons ici de démontrer comment les États-Unis ont construit largement leur politique moyen-orientale en relation à des impératifs exogènes plus importants (l’affrontement avec l’Union soviétique, la reconstruction de l’Europe en 1945, etc.) et, lorsque ces paramètres contraignants ont disparu en 1991, la même puissance est alors prise dans un désir de toute puissance en situation d’anomie, celui de pouvoir tout faire en l’absence de limites, par la dérégulation du jeu diplomatique et géopolitique précipitée par l’avènement d’une hégémonie au lendemain de la disparition de l’Union soviétique[2]. La fin de l’affrontement entre les deux blocs a précipité les États-Unis dans deux dynamiques contradictoires dans la région : tout en disposant d’une pleine latitude d’action devant l’absence de forces rivales, les États-Unis ne cessent pourtant d’accroître leur puissance pour conforter leur image de puissance. À l’image de l’Athènes exerçant son hégémon sur le monde grec au lendemain des guerres médiques[3], la superpuissance ne sait comment repenser son action dans un cadre réorganisé.

Comprendre les présidences Bush, Obama et Trump impose de resituer dans leur contexte les impératifs qui ont présidé à l’élaboration des doctrines diplomatiques américaines au Moyen-Orient. Trois grandes séquences se distinguent. Des lendemains de la Seconde Guerre mondiale à 1991, cette région demeure au cœur des dispositifs stratégiques américains sans pour cela que les administrations successives ne pensent autrement la région que comme un vide à combler. Cette vision, qui a exaspéré d’autres grandes puissances (la Russie principalement, ou la Chine), semble prendre corps au cours des années 1990. L’épuisement de cette volonté de puissance, à partir de 2003, conditionne largement les derniers développements politiques, faisant des États-Unis la seule hyperpuissance à même de réguler le jeu mais qui pourtant, se refuse à suivre les règles[4].

Portrait Matthieu Rey

Matthieu Rey

Chargé de recherche

Agrégé, arabisant et chargé de recherche à l’Ifas-recherche (USR 3336-Johannesburg) et associé à Wits History Workshop et au Collège de France.

Après avoir réalisé une thèse sur les parlementaires syriens et irakiens des années 1950, et réalisé un long terrain en Syrie (2009-2013), ses recherches se sont élargies à d’autres thématiques, comprenant la guerre froide dans le monde arabe, les élections, la crise syrienne et les politiques de développement et plus généralement la construction du politique au Moyen Orient et en Afrique australe.

Penser le Moyen-Orient (1945-1991)

La relation américaine au Moyen-Orient remonte quasiment à la fondation des États-Unis. La région, qui est le premier lieu de déploiement d’une marine de guerre en 1801 pour lutter contre la piraterie tripolitaine, accueille ensuite à partir de 1830 les vagues de missionnaires américains qui fondent quatre décennies plus tard les premières universités américaines (Syrian Protestant College devenant l’American University of Beirut). Le commerce américain se déploie surtout à partir de l’entre-deux-guerres. La région occupe ainsi de longue date une place de choix dans la pensée stratégique américaine. C’est d’ailleurs un général américain qui invente le terme de Moyen-Orient[5] pour désigner cette zone intermédiaire entre l’Europe et l’empire des Indes sous domination britannique. Au milieu du XXe siècle, trois générations de familles américaines se sont déjà succédé au Moyen-Orient. Si la première pratiquait le prêche, la seconde et troisième, qualifiées d’arabist, disposent d’un accès à la langue locale et sont le plus souvent employées dans les compagnies pétrolières. Sur la base de ces liens anciens, quelque chose de nouveau se met en place à partir de 1942.

La littérature sur les préludes de la Guerre froide montre comment, au cœur du conflit mondial, les États-Unis se mettent à penser le Moyen-Orient[6] non en lui-même mais afin de résoudre d’autres enjeux de l’heure. Il s’agit tout d’abord d’approvisionner l’URSS en matériel de guerre et en ressources alimentaires par le corridor persan (en traversant l’Iran) avec l’envoi de près de 40.000 experts. Puis, la négociation de nouvelles zones d’extraction pétrolière et la recherche de gisements en Arabie saoudite font de ce pays, un allié de guerre lui ouvrant la loi du prêts-bails[7], qui implique de fait les puissances alliées. Lorsque le président Roosevelt rentre de la Conférence de Yalta, il manifeste symboliquement l’importance nouvelle conférée à la région en accueillant entre autres le roi Saoud à bord du navire qui le ramène aux États-Unis. Les discussions d’alors n’ont aucune valeur stratégique – elles portent sur les progrès agricoles américains et sur l’attachement saoudien à une Palestine arabe – mais toutes les décisions importantes sont déjà tranchées : les nouveaux États arabes indépendants participent à la construction d’un nouvel ordre mondial en intégrant l’Organisation des Nations unies, manière de mettre fin aux colonialismes français et britannique ; le partage des tâches et des espaces est fixé entre la Grande Bretagne et les États-Unis ; le Moyen-Orient, surtout, par ses ressources en hydrocarbure, va permettre la reconstruction de l’Europe avec une énergie bon marché alors que son économie est détruite par six ans de conflit.

L’intervention des États-Unis au Moyen-Orient repose donc sur un faisceau de facteurs et d’intérêts étrangers à la région. Cette dimension s’accentue après-guerre. Deux dossiers modifient l’importance de la région dans les plans américains. Le premier tient aux premiers heurts dans la lutte contre l’URSS. Si les Soviétiques acceptent de se retirer d’Iran en 1946, la poussée des communistes en Grèce en pleine guerre civile et l’annonce que la Grande Bretagne se retire, pousse l’administration Truman à faire de la Turquie et de la Grèce des éléments clé de la défense de l’Occident. Pour contrer l’essor soviétique, le Moyen-Orient devient un espace stratégique, le lieu de la bataille d’arrêt bloquant l’avancée soviétique. Dans cette perspective, les Britanniques abandonnent une zone qu’ils ne sont plus capables de tenir et les États régionaux sont largement secondaires dans les calculs stratégiques. Ils ne sont pris en considération qu’en 1953, lorsque le secrétaire d’État, John Foster Dulles, inaugure une nouvelle tradition en se rendant dans les capitales[8].


Notes :

[1] Les discours sur l’État de l’Union qui introduisent l’année politique aux États-Unis servent aux présidents pour déterminer des grandes orientations de politique étrangère. Harry Truman, Ike Eisenhower, Jimmy Carter utilisent de telles occasions pour fixer de nouveaux caps à la diplomatie américaine.

[2] Henry Laurens, L’Orient arabe à l’heure américaine : De la guerre du Golfe à la guerre d’Irak, Paris, Armand Colin, 2004 ; sur l’anomie, voir Emile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF.

[3] Reprenant la métaphore de Thucydide, telle que la présente Henry Laurens, dans l’Empire et ses ennemis : La question impériale dans l’histoire, Paris, le Seuil, 2009.

[4] Ce n’est pas tant ici le problème de nier la souveraineté des pays qui se pose, que de modifier constamment les principes d’action (antiterrorisme, puis protection du pétrole, puis respect des minorités, promotion du développement, soutien à la démocratie…).

[5] L’amiral américain, Alfred Mahan, propose en 1902 dans la National Review, le terme de Middle East.

[6] Rashid Khalidy, Sowing Crisis: The Cold War and American Dominance in the Middle East, Beacon Press, New York, 2010.

[7] Cette loi de 1941 permet au président des États-Unis, de vendre, céder, prêter, toute marchandise nécessaire à l’effort de guerre d’un allié américain. L’Arabie saoudite devient partie du front, en raison des réserves d’hydrocarbures.

[8] United States Department of State / Foreign relations of the United States, 1952-1954. The Near and Middle East (in two parts), (1952-1954) : The visit of Secretary of State John Foster Dulles and Mutual Security Administrator Harold Stassen to the Near and Middle East, May 9-29, 1953, pp. 1-167PDF, consulté sur : https://bit.ly/2RD6beZ