23/05/2024

À propos de l’antisémitisme et des manifestations étudiantes :

quand une sociologue délaisse le raisonnement logique au profit de l'inconscient

Par Azmi Bishara
Manifestation étudiants de la SOAS, 15 mai 2024. Photo : Alisdare Hickson, CC Flikr.

Un ami m’a envoyé un article d’une sociologue israélienne, Éva Illouz, dont je n’avais jamais entendu parler auparavant ; je ne suis pas vraiment familier des vedettes académiques israéliennes accueillies dans les universités occidentales. Publié dans le journal allemand Süddeutsche Zeitung[1], son article répond par l’affirmative à la question de savoir si les manifestations universitaires sont antisémites. Ma réaction ne découle d’aucun sentiment hostile à l’égard de cette auteure en particulier, mais, parce que son essai passe de la simple affirmation à une tentative argumentée de prouver son allégation, il offre une belle occasion de discuter du sujet. J’aurais pu traiter cette question sans mentionner la source à l’origine de cet article, mais cela aurait été inapproprié.

Éva Illouz s’étonne des mouvements de protestation dans les universités américaines et européennes et de l’appel au boycott d’Israël. Elle répète tout au long de l’article que les manifestations prônent également le démantèlement d’Israël, un slogan qui, selon elle, n’a pas été entendu lorsqu’il s’agissait de « l’impérialisme agressif de la Russie », du « Rwanda génocidaire », ou de l’Afrique du Sud de l’apartheid. Le problème est qu’elle ne distingue pas l’appel au démantèlement des structures de l’État d’apartheid israélien de la destruction du peuple qui occupe cet État. Démolir un peuple est pourtant ce qu’a fait le mouvement sioniste en Palestine et ce qu’Israël entreprend actuellement à Gaza.

Démanteler les structures de l’apartheid est en effet la demande de certains manifestants, puisque le régime qui s’est enraciné en Israël à la suite de l’occupation et de la construction de colonies est de facto un apartheid. Cette demande est formulée dans les mêmes termes que ceux utilisés par le mouvement anti-apartheid en Afrique du Sud il y a plusieurs décennies. Pour Illouz, ce slogan n’est pas repris par le mouvement étudiant dans son ensemble, alors que ce dernier appelle bien à la fin de la guerre et au désinvestissement d’Israël.

Elle se demande comment la réponse d’Israël à une opération terroriste de l’ampleur de celle du 7 octobre 2023, même si elle implique le bombardement d’une zone densément peuplée faisant des victimes civiles, peut être considérée comme un génocide. Ce ne sont pas seulement les étudiants, mais aussi de nombreux chercheurs, juristes et défenseurs des droits humains, dont je fais partie, qui affirment qu’Israël prend pour cible la population et les installations civiles à Gaza, y compris les écoles et les universités, dans le but de punir la société gazaouie. L’objectif est de dissuader toute forme de soutien à la résistance armée dans le futur et, en faisant payer aux Gazaouis un prix aussi lourd, tente de retourner ces derniers contre le mouvement. En annonçant le 20 mai 2024 que la Cour pénale internationale demandait un mandat d’arrêt contre Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant, le Procureur a porté des accusations graves : privation délibérée de nourriture pour les civils et crimes de guerre. Les défenseurs des droits de l’homme qui estiment que le meurtre de civils n’est pas suffisant pour atteindre la catégorisation de génocide à Gaza (attribuant le nombre élevé de morts civils à la densité de la population et au fait que le Hamas soit retranché dans les tunnels), admettent pourtant que la politique systématique d’affamement des Gazaouis relève bien du génocide[2].

Illouz évite précautionneusement d’aborder le sujet des manifestations étudiantes, de la guerre, de l’occupation et de ses atrocités, des plus de 80 000 personnes blessées et de la mutilation de dizaines de milliers d’autres, de la mort de plus de 35 000 Palestiniens en sept mois, en plus de près de 10 000 disparus, dont les deux tiers sont des femmes et des enfants, et de la destruction de la bande de Gaza pour la rendre inhabitable. Au lieu de cela, elle choisit de plonger dans l’inconscient culturel supposé des étudiants des universités américaines, ou dans les sédiments culturels profonds de leur psyché. Il s’agit pourtant d’étudiants motivés par de nobles sentiments moraux, cherchant à exprimer leur solidarité avec un autre peuple et à s’opposer à l’implication directe de leur pays dans l’oppression de ce même peuple. En cela, ils ne défendent pas d’intérêts directs, contrairement au mouvement des étudiants américains contre la guerre au Vietnam, un engagement certes moral mais aussi motivé par d’autres considérations, la guerre les affectant directement, eux et leurs familles.

Azmi Bishara

Azmi Bishara est directeur général et membre du conseil exécutif du Arab Center for Research and Policy Studies (ACRPS).
Chercheur et écrivain, il a à son actif de nombreux ouvrages et articles de recherche sur la philosophie, la pensée politique et la théorie sociale, en sus de plusieurs travaux littéraires. Après un doctorat en philosophie obtenu à l’université Humboldt de Berlin en 1986, il a occupé le poste de professeur de philosophie et d’histoire de la pensée politique à l’université de Bir Zeit, de 1986 à 1996. Il est l’un des fondateurs de Muwatin, l’Institut palestinien pour l’étude de la démocratie, et de Mada al-Carmel : centre arabe de recherche sociale appliquée. Azmi Bishara est le fondateur de l’Assemblée nationale démocratique (Balad), un parti arabo-palestinien à l’intérieur de la Ligne verte, qui défend les valeurs démocratiques indépendamment de toute appartenance religieuse, ethnique ou identitaire. Durant quatre législatures consécutives, de 1996 à 2007, il représente son parti en tant que membre élu à la Knesset. Depuis  2007, il est installé au Qatar.

Sans raison particulière, Illouz considère que les manifestations étudiantes contre la guerre du Vietnam étaient plus authentiques que les manifestations actuelles qui secouent les universités américaines. Bien qu’elle ne puisse nier l’éthique à l’origine du mouvement étudiant, elle affirme que celui-ci est influencé par des aspects antisémites du christianisme présents dans les couches culturelles profondes de l’inconscient des étudiants. Elle ne peut prouver aucune manifestation d’expression antisémite dans les mouvements étudiants à l’aide de preuves rationnelles, mais le recours à des motifs inconscients les rend de toute façon inutiles.

L’auteure reprend les arguments employés par la gauche et les libéraux woke à propos des manifestations ordinaires de racisme et de sexisme qui peuvent ne pas être conscientes mais qui demeurent latentes dans l’inconscient des individus et qui s’incarnent dans des expressions verbales et des comportements sociaux. Si la méthodologie sur laquelle elle s’appuie pour cet article est la même que celle qu’elle mobilise dans ses travaux sur les émotions en politique, cela en dit long sur son travail académique en général. La jeunesse, en particulier dans ses conflits avec les générations précédentes, peut être consciente de ces préjugés culturels profondément ancrés, y résister et tenter de les déconstruire. Dans d’autres cas, lorsqu’on ne parvient pas à se libérer de ces préjugés, ces-derniers sont réprimés et trouvent leur expression dans une identification fanatique et métaphysique, à l’instar du sionisme chrétien qui s’identifie à Israël, alors même que ses origines sont enracinées dans l’antisémitisme religieux.

Il existe de nombreux mécanismes pour traiter les couches culturelles inconscientes autrement qu’en se laissant guider par elles. Lorsqu’une personne est inconsciemment influencée par des idées latentes, celles-ci peuvent entrer en tension avec ses attitudes morales. Une personne peut se corriger après en avoir pris conscience grâce à ses principes moraux et à ses capacités de discernement. Dans le cas de l’antisémitisme, le rappel au discernement est presque universellement présent. L’antisémitisme est pratiquement la seule forme de racisme punie par la loi dans les pays européens, et son inacceptabilité sociale est inculquée dans les écoles mais aussi à travers la littérature, le théâtre et le cinéma. Un consensus culturel s’est cristallisé contre l’antisémitisme et contre la pseudo-science raciale dans laquelle il a été enveloppé lorsque l’antisémitisme religieux a été sécularisé.

Les étudiants mobilisés ne sont pas issus d’une telle culture. La majorité d’entre eux ne sont pas originaires d’Europe mais des États-Unis et du Sud global, où cette culture antisémite n’est pas aussi répandue. Au contraire, c’est une approche morale qui pousse ces étudiants à s’opposer à toutes les formes de racisme, y compris l’antisémitisme. Consciente que les motivations des étudiants sont morales, Éva Illouz conclut son essai en attaquant ce mouvement par la phrase suivante : « Jamais la morale n’a été à ce point l’ennemie du bien ». En fait, l’immoralité n’a jamais été aussi opposée au bien qu’à Gaza. Illouz peut accuser les étudiants d’être naïfs et de ne pas comprendre la politique, nuisant ainsi au camp de la paix en Israël, qui, selon son étrange analyse, a été mis à mal par ces manifestations. Dans ce cas, son accusation porte désormais sur la naïveté des nobles motivations morales des étudiants, et non sur un antisémitisme inconscient.

Cependant, elle ne peut pas cacher ses propres motivations. Elle veut à la fois préserver les privilèges d’Israël en Occident malgré les exactions dans les Territoires occupés et se ranger en même temps dans le camp de la paix en Israël. Elle veut donc jouer sur les deux tableaux. Nous avons une sociologue qui se considère comme faisant partie du camp de la paix et qui considère pourtant que les manifestations anti-guerre des étudiants sont motivées par un antisémitisme chrétien qui trouve son origine dans la crucifixion du Christ, en dépit de la participation de jeunes juifs, chrétiens, musulmans, bouddhistes et autres à ces manifestations. Le soi-disant camp de la paix en Israël n’apparaissait pourtant nulle part dans les mois qui ont précédé ces manifestations, se fondant ainsi parfaitement avec toute une société en quête de vengeance. Je n’analyserai pas les couches culturelles profondes de l’inconscient d’Illouz qui la poussent à qualifier d’antisémites les manifestations contre la guerre, mais je limiterai la discussion à ce qu’elle écrit explicitement.

Pourquoi les étudiants ne manifestent-ils pas contre la Russie, la Chine et l’Iran ?

Lorsque Éva Illouz se demande de manière réprobatrice, au début de son article, quand est-ce que les étudiants ont manifesté pour la dernière fois avec autant de ferveur contre le régime répressif iranien ou le génocide chinois des Ouïgours, cela me rappelle les partisans des dictatures dans les pays arabes pendant les révolutions de 2011, qui pour protéger les régimes, demandaient pourquoi les manifestants ne se mobilisaient pas contre Israël et les Américains. La principale revendication des étudiants qui manifestent actuellement consiste à demander à leurs universités de se désinvestir des partenariats avec Israël. Éva Illouz souhaiterait-elle que les étudiants demandent à leurs universités de se désinvestir de l’Iran et appellent les États-Unis à retirer leur soutien à la Chine ? Les étudiants n’ont pas besoin de manifester contre les politiques américaines vis-à-vis de la Corée du Nord, de l’Iran, de la Chine ou de la Russie, car leur pays mène déjà des politiques hostiles envers ces régimes, en prenant des mesures concrètes contre eux, telles que des blocus et des sanctions (Iran) et en soutenant leurs opposants dans la guerre (Ukraine contre Russie). En revanche, les États-Unis apportent à l’occupation israélienne un soutien politique inconditionnel, de l’argent et des armes. Non seulement ils ne prennent aucune mesure à l’encontre d’Israël, mais Israël occupe une position privilégiée aux États-Unis et en Europe. À tout le moins, Éva Illouz sait certainement que la coopération universitaire, les échanges, les investissements et le soutien à la recherche scientifique figurent parmi les privilèges d’Israël en Occident, et son opposition farouche aux manifestations étudiantes montre clairement qu’elle ne souhaite pas que ces privilèges soient perdus.

L’auteure commence son argumentaire en affirmant qu’il existe un « débat » permanent sur la question de savoir si les manifestations sont antisémites ou non. Le mot « débat » cache ici une réalité peu glorieuse. Les étudiants ont été salis par des accusations d’antisémitisme, instrumentalisées par des personnes comme Netanyahou et plusieurs membres du Congrès américain, ignorants et extrémistes, qui ont incité à délégitimer ces mouvements et pris des mesures pour les supprimer, et détournant l’attention de leurs substances réelles, forçant les étudiants à adopter une posture défensive face à ces fausses allégations. En fait, les manifestations ont suscité un dialogue dans les universités sur la justesse de la cause palestinienne, alors que l’accusation d’antisémitisme a été lancée pour perturber le débat rationnel et moral. Dans le passé, Israël n’avait pas besoin de restreindre la liberté d’expression pour se défendre car son discours et son récit sur la Palestine et la région jouissaient d’une hégémonie culturelle aux États-Unis et en Europe. Aujourd’hui, cependant, il a besoin que ses alliés démocratiques restreignent la liberté d’expression dans les médias et les universités pour protéger son discours qui n’est plus dominant. Le respect de ces règles doit maintenant être imposé.

Définitions

Après avoir établi que les manifestants baignent, consciemment ou non, dans des préjugés culturels antisémites profondément enracinés, Illouz propose une curieuse définition de l’antisémitisme. D’emblée, elle souligne son manque d’expertise en la matière. S’il ne s’agissait pas d’un prélude à l’élaboration de sa propre définition de l’antisémitisme, j’aurais mis cela sur le compte de l’humilité des chercheurs. Seul un spécialiste pleinement versé dans le sujet oserait définir le phénomène ; les non-spécialistes s’appuient sur les définitions existantes. Illouz, qui de son propre aveu n’est ni spécialiste ni historienne du domaine, déclare proposer une définition « personnelle » de l’antisémitisme comme « une vision du monde qui impute aux juifs la responsabilité de faire couler le sang de non-juif » (il semble qu’un non-spécialiste puisse choisir la définition qui lui convient). Cette définition interpelle, tant du point de vue de l’expert que de celui du profane, car elle est faite sur mesure pour correspondre aux jugements portés par Éva Illouz sur les opposants à la guerre actuelle. Selon elle,  l’antisémitisme est l’affirmation que (les) juifs – l’article défini n’est pas utilisé dans la version allemande de l’essai – sont responsables du meurtre de non-juifs, comment dès lors échapper aux accusations d’antisémitisme lorsque l’on affirme que les juifs font couler le sang de non-juifs à Gaza ? Mieux vaut faire attention à ce que l’on dit !

Illouz tire cette définition des Évangiles, qui rendent les juifs responsables du crime suprême d’avoir tué le Christ (« déicide »). Elle voit dans l’effusion de sang le fil conducteur de toutes les calomnies antisémites qui se sont répandues dans l’Europe médiévale. Mais l’antisémitisme est plus large que cela. Il en est progressivement venu à signifier la haine des juifs parce que juifs, une haine extrême qui n’admet aucune distinction. Cette haine religieuse s’est transformée en haine nationale. L’antisémitisme a également été instrumentalisé pour orienter les luttes de classes vers la haine des juifs en tant qu’usuriers ou « parasites », représentant un capital improductif, responsable des crises économiques ou traitres à la nation lors de la Première Guerre mondiale. Avec la montée de la rhétorique nationaliste en France, en Allemagne et ailleurs, les juifs ont été considérés comme étrangers au corps national et, au milieu du XIXe siècle, des théories raciales de la judéité ont été élaborées pour donner à la haine des juifs des fondements pseudo-scientifiques.

Arguments

    1. Illouz considère que l’hostilité à Israël est implicitement anti-juive. Il s’agit là d’un argument surprenant. Historiquement, les plus éclairés d’entre nous et ceux que l’on appelait autrefois les progressistes, qu’ils soient arabes ou juifs, ont cherché à pousser le Palestinien lambda à faire la distinction entre juifs et sionisme, de même qu’entre juifs et Israël, afin de ne pas projeter sa colère contre les actions d’Israël sur les juifs en général. Aujourd’hui, une universitaire affirme cependant le contraire : il ne faut pas faire de distinction entre les juifs et Israël et quiconque manifeste contre Israël manifeste de fait contre les juifs. Laquelle de ces approches est la plus proche de l’antisémitisme ici ? Celle d’Eva Illouz ou alors celle de tous ceux qui distinguent Israël des juifs et rejettent de telles généralisations ? À lire Eva Illouz, celle-ci semble prôner la généralisation alors même que j’ai toujours pensé, naïvement semble-t-il, que le racisme reposait précisément sur la généralisation. La ligne de pensée qui se rapproche le plus de l’antisémitisme est la sienne, et non celle des étudiants ou d’autres libéraux et progressistes, laïques et pratiquants, arabes et juifs, musulmans et chrétiens qui font une distinction entre les juifs et Israël. Oui, il est important que les jeunes et professeurs juifs soient présents en grand nombre dans les manifestations contre la guerre, un fait qu’Illouz ignore complètement et qu’elle considère comme un argument absurde.
    1. Dans leur résistance au colonialisme français, les Algériens ont utilisé des expressions religieuses islamiques pour se mobiliser contre leurs colonisateurs chrétiens, comme d’autres l’ont fait dans l’histoire. Ont-ils résisté aux Français parce qu’ils étaient chrétiens ou parce qu’ils étaient colonisateurs ? L’hostilité à l’égard d’Israël est une hostilité à l’occupation. Le conflit est celui d’un peuple sous occupation contre un État occupant. Dans tous les conflits autour du globe, des généralisations tribalistes (religieuses, nationales ou autres) sont utilisées pour désigner l’adversaire.

      Cela est vrai pour les conflits entre Européens chrétiens, entre musulmans et chrétiens mais également entre bouddhistes. Le propre du conflit est de créer des caractéristiques négatives pour exprimer la différence puis les généraliser contre l’ennemi. Cette dynamique se manifeste ouvertement, et non pas de manière inconsciente dans des couches culturelles profondes. Absente au sein du mouvement étudiant anti-guerre, Illouz la recherche alors dans l’inconscient culturel collectif.

      Pour Illouz, l’antisémitisme se manifeste de manière flagrante lorsqu’il alimente la haine des juifs en les construisant dans la conscience collective comme « une menace pour l’ordre moral ». Elle affirme que lorsque les juifs sont considérés comme une entité dangereuse qui verse le sang, ne respecte pas les lois et fait des ravages, l’antisémitisme devient le parti de l’humanité, de la moralité, de l’ordre et de la loi. L’effusion de sang, le non-respect des lois et la destruction rappellent pourtant clairement la conduite d’Israël à Gaza. Cependant, Illouz considère la dénonciation de ces actions comme faisant partie de la représentation antisémite des juifs. Israël peut – de facto – tuer, ignorer les lois et détruire mais le dire revient à reproduire cette structure et donc à s’exposer à l’accusation d’antisémitisme. Selon Illouz, il n’est pas surprenant que les jeunes manifestants qui lancent des accusations contre Israël ne se considèrent pas comme antisémites, mais ce qu’ils expriment constituerait néanmoins un antisémitisme latent. À mon avis, ils ne se considèrent pas comme antisémites, et cela à juste titre, car ils ne portent pas ces accusations contre les juifs. La base du racisme est bien la généralisation de ces caractéristiques négatives, et non le type d’accusation qui est portée.

    1. Parce qu’ils défendraient la survie d’un monde menacé par un « État voyou », l’auteure prétend que les manifestants nient le droit à l’existence d’Israël, un droit qui d’après elle « n’est pourtant refusé à aucun autre peuple sur terre »
      (elle semble avoir oublié les Palestiniens et les autres peuples qui ont longtemps souffert du colonialisme). Dans les faits pourtant, les étudiants ne veulent pas sauver le monde d’un État criminel, mais plutôt sauver le peuple palestinien (et les Israéliens en même temps) de l’occupation. Ils exhortent donc leurs pays à ne pas soutenir l’État hébreu aux frais du contribuable. « Aucune autre violence d’État ne soulève l’indignation morale que provoque Israël », écrit l’auteure. Pourtant, l’exact contraire est vrai : Israël a bénéficié d’un degré de tolérance comme aucun autre État d’occupation, y compris pour ses violations répétées du droit international.

Les manifestations contre Israël ont mis des décennies à éclater. C’est peut-être cette singularité qui a provoqué l’étonnement de Illouz. Cette dernière ne semble pas voir que le monde a été témoin d’innombrables manifestations, contre la guerre au Vietnam, contre la guerre en Irak, contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud, contre la politique de la France en Algérie, contre tout ce dont les États occidentaux ont été complices, à l’exception de la question de la Palestine. La cause palestinienne est aussi particulière dans la mesure où elle n’a jamais fait l’objet d’une protestation généralisée. De nombreuses raisons peuvent l’expliquer, dont l’une est sans doute la question juive et ses complexités en Occident, et la façon dont Israël a aidé les États occidentaux à se déculpabiliser de l’antisémitisme en le projetant sur les Arabes et les Palestiniens.

    1. Pour Illouz, « l’idée que les juifs représentent une menace pour le monde est profondément enracinée dans la culture occidentale ». Elle affirme que cela est d’autant plus évident lorsque l’État israélien enfreint « parfois » le droit international, comme de nombreux autres États dans le monde. Israël a donc violé les normes internationales, admet-elle, en ayant toutefois du mal à concevoir que les États-Unis ou d’autres pays du monde libre auraient agi différemment dans des circonstances similaires à Israël après le 7 octobre. En d’autres termes, dans sa guerre contre Gaza, Israël n’agit pas d’une manière exceptionnelle qui justifierait des contestations à son encontre. Selon Illouz, ce qui se passe est tout à fait normal, et si vous accusez Israël de commettre des crimes, vous répétez, consciemment ou non, l’idée antisémite selon laquelle les juifs sont des criminels qui menacent l’ordre moral. Malheur à ceux qui critiquent Israël pour des raisons morales, car ils s’exposent à l’analyse d’une sociologue israélienne qui voit dans leur position l’expression d’idées profondément enfouies dans l’inconscient qui font des juifs une menace pour l’ordre moral dominant.
    1. Les mouvements étudiants accusent le gouvernement d’Israël et ses alliés de commettre des crimes et même des atrocités contre l’humanité ; ils ne dirigent pas cette accusation contre tous les juifs. Mais puisque les juifs estiment qu’Israël fait partie de leur identité, selon les enquêtes citées par Illouz – et c’est prévisible – ceux qui attaquent Israël les attaquent aussi du même coup. Il s’agit là de métaphysique et non d’une déduction rationnelle. Les étudiants qui manifestent dans les universités américaines et européennes ont des identités religieuses et ethniques multiples, ils comprennent dans leurs rangs à la fois des personnes laïques et religieuses. Ils manifestent contre leurs gouvernements et leurs politiques et, comme dans les années 1960, les contestations peuvent constituer pour certains une forme de rébellion générationnelle. Seuls deux groupes manifestent également pour des raisons identitaires : les étudiants d’origine palestinienne qui, à travers ces mouvements, affirment leur identité et leur solidarité avec leur peuple, et les étudiants juifs qui, en raison du lien religieux les unissant à Israël, veulent montrer qu’Israël ne représente pas leur identité. Le fait qu’il existe une relation d’identité entre les adeptes du judaïsme et Israël ne signifie pas que les juifs sont la cible lorsqu’Israël est attaqué. Une personne qui se sent sur la défensive lorsque l’on dénonce les crimes de guerre et le génocide commis par Israël dispose d’outils rationnels et émotionnels pour y faire face. L’un d’entre eux consiste à s’identifier à l’État hébreu, comme le fait Illouz, mais il existe également d’autres voies. Un individu peut critiquer les politiques israéliennes qui l’embarrassent en raison de son sentiment d’identification, ou bien rompre son attachement émotionnel à Israël. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas déduire qu’un lien intrinsèque supposé entre les juifs et Israël implique forcément que quiconque attaque Israël attaque les juifs.
    1. Enfin, Illouz affirme que la présence de juifs dans les manifestations n’a pas de sens. C’est oublier que tous les membres du mouvement Black Lives Matter comprennent que des Noirs persécutent d’autres Noirs ou ont des idées préconçues à leur sujet. De même, de nombreux juifs ont conscience que des juifs ont participé à la répression antisémite en Union soviétique. J’ajouterai simplement ici que les étudiants savent aussi que des Palestiniens collaborent avec l’occupation, que des Arabes et des Musulmans n’hésitent pas à réprimer les manifestations contre la guerre, notamment les gouvernants arabes. Nombreux sont les juifs qui dénoncent le fait que des juifs en Israël trompent et oppriment d’autres juifs et les sacrifient dans cette guerre. Illouz se rapproche de telles positions lorsqu’elle accuse d’antisémitisme les jeunes qui s’opposent à la guerre, y compris les juifs.
Notes :

[1] Eva Illouz, “Antisemitismus an den Universitäten: Euer Hass auf Juden”, Süddeutsche Zeitung, 17 May 2024, consulté le 19 mai 2024, sur : https://tinyurl.com/vetf26bv.

[2] Aryeh Neier, “Is Israel Committing Genocide?” The New York Review, 6 June 2024, consulté le 16 mai 2024, sur : https://tinyurl.com/yrnsdru6.