Le penseur et directeur du Centre arabe pour la recherche et les études politiques (ACRPS, Doha), Azmi Bishara, analyse dans cet entretien, accordé à Al-Araby Al-Jadeed, la situation syrienne après la chute du régime de Bachar al-Assad. Il analyse la période de transition et les décisions du nouveau pouvoir de Damas, soulignant qu’il est impensable d’écarter les fonctionnaires et l’essentiel des appareils civils de la nouvelle construction étatique syrienne. Selon lui, le dialogue national ne pourra être efficace s’il se limite à une formalité ou à un compromis de façade visant à satisfaire certaines factions. Au contraire, il doit déboucher sur des principes constitutionnels contraignants, socle indispensable à la rédaction d’une nouvelle Constitution.
Extrait de l’entretien paru en arabe dans Al-Araby Al-Jadeed, le 16 février 2025.
Dans quelle mesure le nouveau gouvernement syrien est-il déterminé à engager un dialogue national inclusif, représentant toutes les composantes du peuple syrien ? Peut-on observer des avancées concrètes en ce sens, comme la perspective d’élections libres et démocratiques à l’avenir ?
Tout dialogue national doit nécessairement impliquer différentes catégories du peuple syrien, ses courants politiques et sociaux, ainsi que les individus ayant des affiliations confessionnelles, religieuses et ethniques, tout en excluant le régime précédent et ses partisans. Cependant, la question porte sur la nécessité de rendre les résultats du dialogue contraignants, en particulier en ce qui concerne les principes constitutionnels à adopter. Le dialogue devrait aboutir à un consensus contraignant permettant une coexistence pacifique et définir un socle minimal de droits et de libertés. Il ne doit pas être un dialogue formel ou complaisant, mais plutôt générer des principes constitutionnels sur lesquels rédiger la future Constitution. L’autorité actuelle est justement très engagée à garantir les conditions nécessaires au bon fonctionnement de la vie sociale et économique, en particulier en ce qui concerne la sécurité et l’élimination des sanctions qui paralysent l’économie syrienne, en tirant parti de la reconnaissance internationale des autorités transitoires.
Le dialogue national en Syrie ne doit pas être formel, ni purement accommodant, mais il doit produire des principes constitutionnels contraignants sur lesquels la Constitution sera rédigée.
Il est difficile de surmonter ces défis sans inclure toutes les composantes de la population syrienne, et il est impensable d’exclure les fonctionnaires de l’État ainsi que la majorité de ses institutions civiles. Cela implique un processus de rééducation des membres de Hayat Tahrir al-Cham (HTC) et d’autres factions, afin qu’ils renoncent à une vision sectaire et à une mentalité de lutte armée fondée sur une confiance exclusive envers leurs alliés, ou encore à une idéologie salafiste qui catégorise les individus selon leur religion, leurs croyances et leur niveau de foi, en se basant sur des critères extérieurs et subjectifs. Des progrès ont été réalisés dans ce domaine, notamment dans la capitale et certaines zones urbaines, mais des efforts supplémentaires restent nécessaires, à condition qu’il y ait une réelle volonté de changement.
Pensez-vous que la Russie répondra à la demande de la Syrie de livrer Bachar al-Assad en vue de nouvelles dispositions dans les relations bilatérales qui protègent les intérêts russes ?
Je ne crois pas que cela se produise. Comment la Russie pourrait-elle livrer Assad, qui, grâce à son soutien, est resté au pouvoir pendant dix ans, avec son veto répété au Conseil de sécurité et l’intervention militaire (avec le consentement des États-Unis) en 2015 ? La Russie assume une part de responsabilité pour ce qui s’est passé en Syrie sous sa direction. Cependant, dans un monde dominé par les relations de pouvoir et les intérêts concrets, tout peut arriver. Cela dit, il est probable que des relations normales se développent entre la Russie et la Syrie dans d’autres secteurs, relations inévitables pour les deux États. Les relations entre les pays devraient aller au-delà des simples liens entre les régimes. Je crois que l’administration syrienne actuelle possède le pragmatisme nécessaire pour gouverner la Syrie, tandis que la Russie a depuis longtemps dépassé le pragmatisme, se tournant vers une vision plus machiavélique.
Dans une interview précédente, vous avez mis en garde contre la tentative israélienne de diviser la Syrie. Quelle forme de division Israël envisage-t-il et comment peut-elle être contrée ?
La stratégie d’Israël pendant la révolution syrienne s’est fondée sur le soutien de toute dynamique susceptible d’affaiblir la Syrie. Israël a toujours préféré une Syrie fragile – de facto divisée en quatre zones – sous le contrôle de Bachar al-Assad, qui a maintenu son pouvoir sur un pays en ruine. Dans cette perspective, Israël a collaboré avec la Russie et les États-Unis. Toutes ses actions après la crise du régime d’Assad, y compris la destruction des infrastructures militaires et la tentative d’empêcher la reconstitution d’une armée syrienne, confirment cette ligne stratégique. L’absence actuelle d’institutions étatiques représente pour Israël une opportunité sans précédent, non seulement pour une éventuelle expansion territoriale, mais aussi pour consolider son influence à l’intérieur de la Syrie. Je ne pense pas qu’Israël ait renoncé à son projet de division du pays. Quant à ses pratiques sur le terrain, elles sont bien connues et largement documentées. C’est pourquoi la nouvelle administration doit comprendre que l’unité du peuple syrien, fondée sur des principes nationaux solides et intangibles, est une question vitale pour un État qui a, à son tour, des territoires occupés et considère la cause palestinienne comme centrale pour son rôle régional et sa position stratégique. Ignorer temporairement ces questions, dans l’attente de la levée des sanctions et en respectant les recommandations occidentales de ne pas soulever la question des zones occupées, ne freinera pas Israël, ni ne l’incitera à revoir ses projets.
L’absence d’institutions étatiques en Syrie représente actuellement une opportunité sans précédent pour Israël, tant pour s’étendre que pour consolider son influence dans le pays.
Quelle est l’importance de l’ouverture du monde arabe à la Syrie et quelles sont les mesures nécessaires pour soutenir cette phase ?
Il s’agit sans aucun doute d’une priorité, et je crois que l’administration actuelle en est consciente. Les actions nécessaires incluent un soutien diplomatique pour la levée des sanctions, une aide économique directe, ainsi que des investissements immédiats dans les infrastructures et les secteurs productifs, avec une attention particulière à l’agriculture et à l’industrie agroalimentaire. Il est également essentiel de favoriser le retour des entrepreneurs syriens pour investir dans le pays, en particulier dans les secteurs industriels où la Syrie a historiquement excellé. Enfin, il faut promouvoir le développement du secteur touristique, qui présente un grand potentiel mais qui n’a pas été correctement exploité par le passé en raison des politiques de fermeture adoptées par le pays.
Pourquoi l’administration actuelle peine-t-elle à mettre un terme aux violations commises par des éléments qui lui sont affiliés contre les citoyens syriens, alors que ces abus, dénoncés à plusieurs reprises par des organisations de défense des droits de l’homme, se multiplient dans plusieurs régions du pays et revêtent parfois une dimension sectaire ?
La surveillance de ces abus relève des organisations de défense des droits de l’homme, qui doivent jouer leur rôle. L’administration devrait accueillir positivement leurs signalements, car certaines de ces violations peuvent échapper à son contrôle direct. Les critiques fondées – à condition qu’elles ne soient pas exagérées – peuvent aider à discipliner ses affiliés, car le silence face à certaines pratiques risque de les légitimer et d’encourager leur poursuite. L’administration actuelle est encore jeune et elle fait face à trois défis majeurs dans ce domaine : la culture de ses forces de sécurité, l’incapacité d’exercer un contrôle approfondi sur l’ensemble du territoire en raison de ses dimensions limitées par rapport à l’étendue de la Syrie, et l’absence, à ce stade initial, de mécanismes juridiques efficaces pour sanctionner les violations.
Quelle est votre évaluation de la gestion du dossier de la justice transitionnelle ? Et quelles mesures devraient être adoptées dans la phase actuelle ?
Jusqu’à présent, aucune avancée concrète n’a été réalisée dans ce domaine. La législation relative à la justice de transition devrait représenter l’une des principales responsabilités de l’organe gouvernemental transitoire ou de l’autorité législative provisoire qui pourrait être mise en place. L’adoption d’un cadre législatif à cet égard, y compris la définition des organes responsables et la création de nouvelles institutions dédiées, est une étape essentielle. Toutefois, d’autres conditions sont également indispensables : éviter les généralisations, lutter contre la diffusion de rumeurs infondées et d’exagérations, criminaliser l’incitation sectaire et promouvoir la réconciliation nationale, afin que la société syrienne puisse tourner la page et entamer une nouvelle phase historique. Ce processus ne peut pas être guidé par des dynamiques populistes amplifiées par les réseaux sociaux, mais doit être mené par l’administration elle-même, surtout en considérant qu’aucune autre partie ne peut remettre en question son opposition à l’ancien régime.
La dissolution de l’armée syrienne a-t-elle été une bonne décision ? Quelle est la capacité du président Aḥmad al-Charaa à unifier les factions en une seule force armée ?
L’administration a décidé de dissoudre l’armée, indépendamment des différents points de vue sur la question et des expériences passées (comme la dissolution de l’armée en Irak, ou le cas de l’Afrique du Sud, où l’armée ne fut pas dissoute après la fin de l’apartheid, mais où la direction et la doctrine militaire furent réformées). Actuellement, la Syrie se trouve dans une situation de fait. L’espoir est de préserver autant que possible en exploitant les structures existantes, évitant de repartir de zéro et en rappelant des officiers déserteurs, ainsi que certains officiers restant en service, car construire une armée à partir des seules factions armées sans la présence de militaires de carrière, non liés à des appartenances factionnelles, semble extrêmement complexe. Je ne suis pas experte dans la formation des armées, mais il est évident que la tâche d’intégration ne sera pas simple : il sera nécessaire de fonder une nouvelle doctrine militaire, de garantir que la fidélité à l’intérêt national prévaut sur toute autre forme de loyauté et d’inclure, au sein des forces armées, toutes les composantes de la société syrienne, tant sur le plan religieux qu’ethnique. L’armée représente une occasion de renforcer l’identité nationale syrienne et de dépasser les divisions sectaires.
L’ouverture internationale envers la nouvelle administration, illustrée récemment par l’invitation du président Aḥmad al-Charaa à Paris, traduit-elle un intérêt pour la gestion du dossier jihadiste en Syrie et l’organisation du retour des réfugiés syriens ?
Je ne peux l’affirmer avec certitude. Cependant, il est évident que la plupart des États ont un intérêt dans le succès de la transition pour des raisons diverses, évitant ainsi la création d’un nouveau vide de pouvoir en Syrie. Cet intérêt devrait être exploité au mieux.