09/01/2025

Comment la chute de Damas impacte la Turquie

Par Bayram Balçi
Photographie de réfugiés syriens accueilli par la Turquie après avoir fui la guerre civile
La Turquie a accueilli près de trois millions de réfugiés syriens qui ont fui la guerre civile qui a éclaté en 2011 © FMT
La chute de Damas aux mains de l’Organisation de libération du Levant – Hayat Tahrir al-Cham, HTC, ou HTS chez les anglophones – et des autres rebelles syriens rassemblés au sein de l’Armée nationale syrienne soutenue par Ankara amène de nombreux commentateurs à insinuer que la Turquie a fomenté cette opération. Ankara entretient certes des relations suivies avec HTC et exerce une véritable influence sur l’Armée nationale syrienne, mais la Turquie n’avait ni les moyens ni intérêt à initier par procuration une telle offensive, susceptible d’échouer, de semer le chaos à sa frontière ou de se retourner contre elle ; d’autant plus que la manœuvre aurait invalidé les efforts de la diplomatie turque pour renouer le dialogue avec Bachar al-Assad en vue d’une normalisation[1].

Toutefois, et c’est la thèse défendue ici, la Turquie, surprise par cette opération au succès aussi rapide qu’inattendu, cherche désormais au plus vite à accompagner et à canaliser l’action pour mieux défendre ses intérêts. Elle ne pourra en tirer avantage qu’à condition que la région reprise aux griffes du régime al-Assad s’apaise et s’ouvre à une administration ouverte et plurielle, de façon à esquiver tous les pièges de la vengeance facile et arbitraire qui replongerait le pays dans le chaos. Au vu de l’avancée fulgurante, orchestrée et opérée sans aucune exaction contre les civils, il y a des raisons d’être optimiste.

Les multiples implications de la Turquie dans la crise syrienne

Comprendre les enjeux actuels sur le terrain exige un rapide retour sur les liens entre les deux pays. Depuis son indépendance en 1946, la Syrie entretient de très mauvaises relations avec son voisin turc, notamment en raison de disputes territoriales et du soutien qu’elle apporte au Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, dès la fin des années 1970. En 1998, la Turquie menace d’intervenir contre le PKK sur le territoire syrien, ce qui oblige Damas à rompre avec ces séparatistes et à expulser Abdullah Öcalan, leur leader, ce qui apaise les relations diplomatiques. À partir de 2003, le gouvernement d’Erdogan poursuit cette nouvelle politique de bonne entente et fait de Bachar al-Assad son meilleur allié et partenaire dans tout le Moyen-Orient.

En 2010-2011, l’effet domino des printemps arabes prend la Turquie de court. Au fur et à mesure que la révolte populaire en Syrie gagne et dégénère en guerre civile violemment réprimée, les efforts de médiation d’Ankara auprès d’al-Assad échouent. L’intransigeance du régime est totale, sourde aux revendications de l’opposition pacifique qui souhaitait, rappelons-le, des réformes politiques et en aucun cas un changement de régime. À Ankara, le constat est amer et force à un changement de politique radical, c’est-à-dire non seulement à une rupture avec le pouvoir d’al-Assad, mais aussi au parrainage actif des forces de résistance, en leur apportant une aide politique, économique et même militaire de haute importance[2].

Ces efforts furent isolés et insuffisants face à la violence de la répression, et contrebalancés par différentes influences extérieures. D’une part, en effet, les soutiens à la révolution contre le régime syrien ont été timides, à commencer par ceux des Occidentaux, refusant d’intervenir malgré des promesses faites en ce sens en cas d’utilisation d’armes chimiques abondamment larguées sur la rébellion et les populations civiles. D’autre part, Bachar al-Assad a bénéficié du soutien massif de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah. Sans eux, le régime n’aurait jamais eu les moyens de tenir face à une opposition solide qui, au départ, était moins divisée. Maintenu artificiellement au pouvoir par ses alliés, le régime s’est rendu coupable des pires exactions contre son peuple et de la descente aux enfers du pays entier, devenu un élément de perturbation de toute la région et au-delà. Ce faisant, Bachar al-Assad a offert une occasion à Vladimir Poutine de régler certains comptes avec les Occidentaux. Pour la Turquie, la crise syrienne s’est transformée en cauchemar – et à la porte de cet enfer, le Cerbère d’Ankara a bien trois têtes.

Tout d’abord, en soutenant la révolution syrienne, la Turquie a incité al-Assad à réactiver ses liens passés avec le PKK qui, rappelons-le, s’était en grande partie structuré dans la plaine de la Bekaa dans les années 1970 et 1980 sous la protection de Hafez al-Assad, père de Bachar. L’expulsion du groupe terroriste de Syrie en 1999 n’avait été que partielle, mais suffisamment médiatisée pour faire croire à une rupture entre Damas et le PKK. Le revirement de Bachar al-Assad en 2012 en faveur du PKK, contre la Turquie, traduit la naïveté avec laquelle Ankara pensait imminente et inéluctable la chute du dirigeant syrien. Le gouvernement Erdogan, qui avait entamé un processus de paix avec le mouvement national kurde, a commis une grave erreur d’appréciation en faisant un peu trop confiance à cette nouvelle relation – les risques d’une nouvelle alliance entre Bachar al-Assad et le PKK avaient été alors largement sous-estimés[3]. Ainsi, pour punir la Turquie de son soutien aux rebelles, l’ex-dirigeant syrien a frappé son voisin dans son ventre mou, la question kurde, en abandonnant des régions entières au contrôle des milices syriennes kurdes dominées par le PKK.

Galvanisés par l’appui de Damas et par cette emprise territoriale, bénéficiant du soutien américain pour le combat contre l’État islamique et dotés d’une base arrière et de lieux d’entraînement pour monter des opérations contre la Turquie, les Kurdes du PKK ont rompu le processus de paix et ranimé la guérilla sur le territoire turc. En 2015 et 2016, la relance de cette guerre interne larvée dans des centres urbains a coûté la vie à des milliers de personnes en Turquie, des forces de l’ordre et des miliciens de la guérilla, mais aussi beaucoup de civils innocents.

Le deuxième écueil du bourbier syrien pour les Turcs a été la menace djihadiste et la violence subie par les attaques perpétrées depuis la Syrie, avec parfois la complicité du régime d’al-Assad. En effet, au moment fort de la crise, plusieurs attentats suicides de l’État islamique ont ôté la vie de centaines de personnes, comme à Reyhanli en 2013 ou à Suruç en 2015.

Enfin, l’implication de la Turquie dans la crise syrienne a provoqué l’afflux massif sur le sol turc de près de quatre millions de réfugiés syriens, dont on a trop sous-estimé l’importance et le poids en Occident[4]. Engendrant des difficultés économiques, sociales, politiques et sécuritaires pour le pays, la question des réfugiés syriens en Turquie, instrumentalisée par tous les acteurs politiques, au pouvoir ou dans l’opposition, occupe une place centrale qui polarise l’ensemble des débats politiques et fragilise la stabilité du régime d’Erdogan.
Comment la Turquie réagit-elle et répond-elle au Cerbère du PKK, des djihadistes et des réfugiés, a fortiori depuis la chute du pouvoir d’al-Assad à Damas ?

Quel rôle joue la Turquie en Syrie depuis la chute du pouvoir ?

Tous les éléments et les modalités de reconquête d’Alep et de Damas par les rebelles et par HTC semblent infirmer un rôle direct de la Turquie. Toutefois, dans le contexte turc actuel, on est en droit de poser la question d’une implication directe. Bien qu’entretenant des liens avec HTC – qui fonctionne somme toute comme un micro-État voisin quasi autonome, dont elle ne peut ignorer l’existence –, Ankara n’exerce de véritable ascendant que sur l’autre composante révolutionnaire : l’Armée nationale syrienne.

Pourtant, la Turquie n’était pas en mesure et avait même peu intérêt à pousser ces derniers à tenter une action militaire à l’issue incertaine. Cependant, on est tout de même en droit de supposer qu’Ankara ait été informé de l’opération en préparation, mais qu’elle a jugé utile de ne pas la stopper. Par des pressions économiques et militaires, elle aurait sans doute pu les en dissuader, mais le fait d’avoir laissé faire indique trois éléments de compréhension : premièrement, HTC, principal acteur de la reprise d’Alep et d’autres villes, a fait preuve d’une capacité d’action et d’autonomie que tout le monde avait sous-estimées. C’est désormais un acteur incontournable.

Deuxièmement, HTC a aussi montré la qualité de son discernement tactique. Isolé par le retrait de ses soutiens extérieurs, la Russie focalisée en Ukraine, l’Iran et le Hezbollah affaiblis par la guerre que leur mène Israël depuis un an, Bachar al-Assad n’avait plus les moyens de faire face seul à une offensive groupée de l’opposition[5]. Abou Mohammed al-Joulani, leader de HTC, a judicieusement exploité la concordance de ces éléments du calendrier pour attaquer le régime syrien au moment le plus opportun, avant que les préparatifs d’une trêve entre Israël et le Hezbollah ne prennent effet et détournent l’attention internationale de la Palestine, et avant que les efforts diplomatiques de normalisation entre la Turquie et le régime d’al-Assad ne se concrétisent au profit du maintien du régime. Ainsi, ce laisser-faire de la part de la Turquie visait à la fois à mesurer les capacités opérationnelles de l’opposition syrienne – qu’elle soutient depuis des années – et également à ménager sa position en cas d’échec ou à assurer sa proximité en cas de succès. L’incertitude a forcé un équilibre fragile entre hésitation et prudence. Le contexte politique national et régional a finalement convaincu la Turquie de l’utilité d’accompagner, voire de parrainer une dynamique qui pouvait lui être favorable.

Le contexte turc au moment de la chute du régime syrien

Premièrement, la Turquie traverse une crise économique profonde et socialement dévastatrice qui détermine tout son agenda politique, intérieur et extérieur. L’inflation est galopante, le niveau de vie des Turcs ne cesse de chuter et la politique d’accueil des réfugiés et le « fardeau » qu’ils représentent est la cible de toutes les critiques. Or, c’est en grande partie aux performances économiques des années 2000 qu’Erdogan doit son ascension et son maintien au pouvoir : l’argument a pesé bien plus lourd dans les urnes que la rhétorique du nationalisme ou de l’islamisme conservateur. Le meilleur remède au marasme économique est de normaliser les relations extérieures avec tous ses voisins, fréquentables ou pas. C’est chose faite avec l’Égypte de Sissi – et ces derniers mois Erdogan s’employait à se réconcilier, sous l’égide des Russes, avec Bachar al-Assad. La chute d’Alep et de Damas et la fuite de l’ex-dirigeant rebattent les cartes et offrent à la Turquie l’occasion de se poser en premier soutien à la révolution syrienne, au nom de l’aide apportée depuis dix ans aux efforts pour en finir avec un régime sanguinaire.

Deuxièmement, au moment où Damas tombe, le point de politique intérieure qui occupe les esprits en Turquie est la question kurde, c’est dire le renforcement du PKK qui prend le contrôle d’enclaves entières du territoire syrien. En effet, avec l’arrivée prochaine au pouvoir de Donald Trump, un sentiment domine : les guerres d’Israël vont redessiner le destin d’un Moyen-Orient où les Kurdes bénéficieraient d’un bouclier occidental contre les djihadistes. L’idée d’un nouveau processus de dialogue avec le mouvement national kurde semble inévitable et a fait son chemin au sein du pouvoir à Ankara.

Ainsi, c’est à la surprise générale que l’allié d’Erdogan le plus nationaliste, Devlet Bahçeli, habituellement hostile à tout compromis avec les Kurdes, a tendu la main au parti pro-kurde au sein du parlement, et par conséquent indirectement au PKK[6]. C’est donc une figure ultranationaliste qui a proposé qu’Abdullah Öcalan, leader historique du PKK, sorte de sa cellule pour la première fois depuis 1999, et prenne la parole au parlement turc pour inciter le PKK à déposer les armes. En échange, l’État rouvrirait des négociations pour améliorer le sort des Kurdes en Turquie, voire pour adopter une nouvelle approche vis-à-vis du fait kurde en Syrie. Le geste était historique et inédit, mais insuffisant : le PKK a refusé cette main tendue. De ce fait, on peut supposer que la Turquie se réjouit de l’offensive contre le régime syrien qui soutenait les enclaves kurdes, et espère assister à l’affaiblissement du PKK en Syrie.

Quelles marges de manœuvre pour la Turquie en Syrie ?

Pour la Turquie, les choix à opérer dans un avenir aussi proche qu’incertain remettent radicalement en cause les efforts des derniers mois. La transition est périlleuse et délicate et pourrait s’articuler autour des grandes questions suivantes.

Depuis plusieurs mois, les médias turcs ne tarissaient pas d’analyses sur une éventuelle incursion militaire pour repousser en Syrie les forces kurdes sous la coupe du PKK. Le but d’Ankara était d’éloigner ces milices pour constituer de fait une zone tampon qui sécurise sa frontière. Mais les oppositions de la Russie et des États-Unis rendaient une telle intervention impossible. Maintenant qu’Alep et Damas sont tombées et qu’al-Assad est en fuite, l’éventualité d’une telle opération perd toute pertinence tant que reste incertaine la suite politique à Damas, favorable ou non aux Kurdes et par ricochet à la Turquie. À cet égard, il est intéressant de constater que dès la prise d’Alep par l’opposition, les forces kurdes qui en contrôlaient deux quartiers et la petite ville de Tall Rifaat se sont prudemment retirées sur l’autre rive de l’Euphrate. Dans la foulée, les rebelles syriens pro-turcs ont obligé les forces kurdes à se retirer de la ville de Manbij.

Ainsi, Ankara pourrait ambitionner de soutenir activement l’alternance pour stabiliser la région et participer à sa pacification. Ce faisant, elle satisferait au double objectif de contenir la menace kurde et d’envisager une politique de retour massif des réfugiés syriens chez eux, notamment ceux originaires des régions libérées : Alep, Homs, Hama ou Damas. Ceci étant dit, il n’est pas certain que du point de vue calculateur d’Erdogan un tel retour soit souhaitable. En effet, à rebours de l’image de boucs émissaires qu’en ont faits les perdants de la crise économique turque, les réfugiés constituent une force de travail bon marché qui dynamise l’économie turque. Leur présence n’est donc pas aussi néfaste à l’économie que les opposants à Erdogan voudraient nous le faire croire, bien au contraire. Leur retour devient d’autant plus complexe que, depuis plus d’une décennie maintenant, et malgré l’essor de la xénophobie, certains réfugiés ont tissé des liens de sang en Turquie. Aussi, ce sujet, déconnecté de toute réalité complexe et comptable, est devenu une arme politique critique contre Erdogan, réduisant le sort de millions d’exilés au rang de variable d’ajustement dans la politique intérieure turque ou dans le bras de fer diplomatique avec l’Union européenne pour maîtriser les flux migratoires.

Enfin, depuis dix ans, la Turquie s’oppose, presque seule, dans un silence occidental assourdissant, en soutien à l’opposition, aux soutiens russe et iranien du régime d’al-Assad. Elle a payé un lourd tribut pour cette position, dictée par des intérêts nationaux vitaux de stabilité et de sécurité. Ce faisant, elle a aidé au maintien et à l’organisation d’une opposition syrienne enfin disciplinée, grâce à laquelle elle espère défendre ses intérêts supérieurs dans une nouvelle configuration politique favorable à Damas. Toutefois, elle a davantage soutenu l’Armée nationale syrienne d’opposition que le HTC, acteur primordial de la reconquête, autant de leviers en moins qu’Ankara pourrait actionner pour garantir l’émergence d’une nouvelle Syrie amie.

Ne serait-il pas temps aussi pour nous de soutenir l’effort de libération du peuple syrien, dans la restauration de sa dignité souveraine et plurielle, pour mettre en échec les démons nationalistes et obscurantistes ?

Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position du CAREP Paris.

Notes :

[1] Burcu Ozcelik, « Explaining the diplomatic rush to normalise Syria’s Assad », rusi.org, 6 août 2024. URL : https://www.rusi.org/explore-our-research/publications/commentary/explaining-diplomatic-rush-normalise-syrias-assad

[2] Henri J. Barkey, « What role is Turkey playing in Syria’s civil war ? », cfr.org, 6 déc. 2024. URL : https://www.cfr.org/expert-brief/what-role-turkey-playing-syrias-civil-war

[3] Berkay Mandiraci, « Turkey’s PKK conflict. A regional battleground in flux », crisisgroup.org, 18 févr. 2022. URL : https://www.crisisgroup.org/europe-central-asia/western-europemediterranean/turkey/turkeys-pkk-conflict-regional-battleground-flux

[4] Dilshad Muhammad, « What do the Turkish local elections mean for the country’s 4 million refugees ? », The Conversation, 29 avr. 2024. URL : https://theconversation.com/what-do-the-turkish-local-elections-mean-for-the-countrys-4-million-refugees-227478

[5] Ali Rizk, « Turkey and Israel are reaping rewards from the chaos in Syria », responsiblestatecraft.org, 5 déc. 2024. URL : https://responsiblestatecraft.org/aleppo-assad/

[6] Alper Coskun et Sinan Ülgen, « Ankara’s surprising offer to the imprisoned PKK Leader », Carnegie, 24 oct. 2024. URL : https://carnegieendowment.org/emissary/2024/10/turkey-pkk-ocalan-offer-terror-attack-why?lang=en