24/10/2024

Compte rendu du colloque annuel sur les migrations arabes

Par Muzna Shihabi
colloque annuel visuel compte rendu

Compte-rendu du Colloque annuel qui s’est tenu le 27 juin 2024 à la Maison de l’Amérique latine à Paris. Pour revoir le programme et les biographies des intervenants en détail, vous pouvez consulter le programme.

L’acte de « traverser des frontières » transcende la simple migration ou l’exil, la transformant souvent en un enjeu de sécurité internationale. Toutefois, au-delà de cette dimension, les implications politiques liées à la migration se déploient également au niveau national. Les thèmes de la migration et de l’asile soulèvent des interrogations sur l’intégration, l’altérité et la diversité culturelle, aspect souvent sous-estimé dans les recherches sur les contextes non occidentaux, malgré des avancées significatives dans les approches récentes des sciences sociales.

Les quatre panels de ce colloque ont rassemblé treize experts, chercheurs et praticiens du droit qui contribuent activement aux procédures juridiques internationales et nationales. . Cette richesse disciplinaire et géographique a enrichi les débats et permis une exploration comparative approfondie offrant une perspective nuancée et élargie sur les migrations dans le monde arabe.

Ci-dessous un compte rendu synthétique des discussions qui se sont tenues durant ces panels :

Session d’ouverture

Lors de la session d’ouverture, Salam Kawakibi, directeur du CAREP Paris, a souligné l’objectif principal de la conférence : examiner les dynamiques complexes de la migration, de l’exil et leurs impacts sur la sécurité internationale et la diversité culturelle au sein des sociétés arabes. M. Kawakibi a souligné l’importance d’adopter  une perspective centrée sur des idées et des analyses nouvelles, émanant directement de la région, plutôt que des interprétations occidentales.

Senén Florensa, président du Comité exécutif de l’Institut européen de la Méditerranée, a salué les collaborations entre experts du Sud et du Nord pour affronter les défis contemporains de la région. Pour Senén, ce focus sur l’écoute des voix extérieures à l’Europe est crucial pour forger une identité euro-méditerranéenne collective qui respecte les particularités de chaque région. 

Panel 1 – Conflit, migration et déplacement forcé

Modération : Haizam Amirah-Fernandez, professeur de relations internationales à l’IE University (Madrid).

Le premier panel de ce colloque s’est concentré sur les guerres et les conflits prolongés dans la région (Syrie, Yémen, Libye, Soudan, Palestine, etc.), qui ont considérablement augmenté le nombre de personnes déplacées de force, que ce soit à l’intérieur de leurs propres pays ou au-delà des frontières nationales. Les travaux académiques s’étaient principalement focalisés sur les menaces posées par ces flux de population aux frontières et l’impact sur les cultures des pays d’accueil. Les experts réunis autour de ce panel ont examiné  les conséquences locales des déplacements internes.

La présentation de Ghassan El-Kahlout intitulée « Plans anciens et nouveaux : le déplacement forcé des Palestiniens de la Nakba de 1948 à l’opération Al-Aqsa Flood de 2023 » a exploré la question en cours du déplacement forcé des Palestiniens. El-Kahlout a montré comment cette pratique de déplacement des peuples autochtones de Palestine est historiquement enracinée dans l’idéologie sioniste et le projet colonial israélien. El-Kahlout a détaillé l’étendue de la destruction, du vol et de l’effacement des biens palestiniens dans le cadre de la répression physique du sionisme qui a contraint toute une nation palestinienne à quitter sa terre. Il a noté que les méthodes d’Israël aujourd’hui pour déplacer les Palestiniens sont une continuation des actions de nettoyage ethnique sionistes du passé. El-Kahlout a rappelé des événements significatifs allant de la Nakba en 1948 à des événements plus récents comme l’opération « Al-Aqsa Flood » en octobre 2023. En présentant des preuves de nettoyage ethnique intentionnel et d’actions de déplacement menées par les autorités israéliennes, El-Kahlout a montré qu’il existe un schéma systématique de déplacement, d’élimination et de remplacement de la population palestinienne. El-Kahlout a conclu en soulignant la nécessité d’aborder le déplacement forcé des Palestiniens d’un point de vue colonial, arguant que ces pratiques constituent essentiellement un nettoyage ethnique.

La présentation de Mutasem Syoufi a rappelé l’importance de la crise syrienne oubliée, qui est actuellement dans sa treizième année et qui reste la plus grande crise de déplacement au monde – avec plus de quatorze millions de Syriens fuyant leurs lieux de résidence, soit la moitié de la population syrienne. Après avoir fourni un aperçu du contexte historique et des raisons sous-jacentes au déplacement des Syriens à différentes périodes depuis 2011, Syoufi a montré qu’une combinaison de dynamiques internes en Syrie et des influences externes ont joué des rôles significatifs dans l’escalade du conflit syrien. Il a conclu en déclarant que les Syriens ne sont pas en sécurité tant que les auteurs des violations sont encore au pouvoir et que la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU est la seule voie vers un environnement sûr pour le retour des réfugiés.

La présentation de Morgann Barbara Pernot Ali intitulée « Une “Histoire des femmes” de la migration au Yémen » a offert non seulement une enquête anthropologique sur le déplacement, mais aussi une approche novatrice de l’aspect de genre du déplacement forcé. Sa présentation sur la migration au Yémen a fait référence à trois générations de femmes et de filles yéménites qui traversent des bouleversements sociaux et des conflits. Pernot a montré comment les normes et les rôles sociétaux au Yémen ont changé au cours des cinquante dernières années en raison de la migration, qu’elle soit contrainte ou choisie, redéfinissant ainsi le tissu social et les routines quotidiennes des Yéménites, tant pour les déplacés à l’intérieur du Yémen que pour ceux qui ont migré vers Djibouti. En examinant ce changement, Pernot a illustré comment le tissu de la société yéménite avait été redéfini par les différentes formes de migration vécues par son peuple, mettant en lumière l’impact profond que cela avait eu sur leur vie quotidienne. De la transformation des économies de subsistance traditionnelles aux défis modernes posés par la guerre et les crises économiques, Pernot a donné un aperçu de la résilience et de l’adaptabilité des femmes yéménites face à l’adversité. Par exemple, l’un des principaux impacts de la migration vers Djibouti a été la nucléarisation des familles et comment cela a changé la vie des femmes. Certaines ont parlé de devenir mère sans avoir de mère pour les soutenir, une expérience unique pour cette partie du monde qui redéfinit complètement l’expérience de la maternité et les modalités de la reproduction sociale.

Dans sa présentation intitulée « La migration forcée comme marqueur saillant de la multiplicité des dynamiques de pouvoir et d’identification dans le contexte soudanais », Azza Ahmed Abdel Aziz a dévoilé la relation complexe entre les dynamiques de pouvoir et l’identité au Soudan. En se concentrant sur le conflit en cours, Abdel Aziz a souligné que la migration sert d’indicateur significatif de l’interaction complexe des structures de pouvoir et des perceptions changeantes de l’identité nationale dans la région. Prenant le récent conflit au Soudan qui a commencé en avril 2023, Abdel Aziz a remarqué comment la migration forcée façonnait à la fois et était façonnée par les dynamiques de pouvoir qui s’entrecroisent et influencent les identités nationales et les différentes formes d’appartenance, souvent au-delà des frontières de la citoyenneté. Le paysage social et politique diversifié et complexe des identités soudanaises impacte non seulement les processus existants de marginalisation, mais s’étend également aux nouveaux arrivants de la communauté migrante. Il existe des disparités de droits entre Érythréens, Éthiopiens et Syriens, manipulées par les dirigeants en place.

La présentation d’Ayat Hamdan, intitulée « La guerre israélienne contre l’UNRWA et son impact sur les réfugiés palestiniens », a abordé les défis auxquels est confronté l’UNRWA (Agence des Nations unies pour les réfugiés de Palestine) en matière de financement. L’UNRWA, créée en 1949, opère dans des régions comme la Jordanie, le Liban, la Syrie, la bande de Gaza et la Cisjordanie, fournissant des services essentiels à environ 6 millions de réfugiés palestiniens. Le budget annuel de l’organisation de 1,17 milliard de dollars repose sur des contributions volontaires des États membres de l’ONU, conduisant à une dépendance financière et à des pressions externes, y compris un financement conditionnel pour influencer les opérations de l’UNRWA. Les actions sévères d’Israël contre l’UNRWA, y compris la destruction physique, les accusations d’implication dans des actions militaires et les critiques de neutralité, ont illustré un plus grand effort pour discréditer l’agence et finalement la dissoudre, reformulant ainsi la question des réfugiés palestiniens et exerçant un contrôle sur l’aide humanitaire à Gaza. Hamdan a expliqué que l’avenir de l’UNRWA demeure incertain, avec des possibilités allant d’un contrôle accru et de mesures réglementaires affectant sa neutralité à un éventuel démantèlement, soulignant les dimensions politiques et humanitaires complexes impliquées dans la réponse aux besoins des réfugiés palestiniens.

Panel 2 – Environnement, Changement Climatique et Migrations

Modération : Christiane Fröhlich, chercheuse senior à l’Institut allemand pour les études mondiales et régionales (GIGA) à Hambourg.

Depuis plusieurs années, le changement climatique exerce une pression croissante sur les cultures et les ressources en eau, deux phénomènes susceptibles d’augmenter les tendances migratoires et le risque de futurs conflits. Le deuxième panel du colloque a exploré les liens présumés entre le changement climatique et les migrations arabes en proposant d’introduire l’idée de migration comme une « réponse adaptative » aux conditions de vie de plus en plus difficiles qui ne garantissent plus la sécurité humaine. Ces migrations environnementales affectent également le développement urbain : les autorités politiques régionales doivent réguler de plus en plus le développement des villes en réponse au changement climatique et gérer la pression démographique intensifiée par l’arrivée massive de migrants ou d’exilés.

La présentation de Marwa Daoudy – « Environnement, changement climatique et migration dans le monde arabe » – s’est focalisée sur l’interaction entre l’environnement, le changement climatique et la migration dans le monde arabe, offrant des aperçus clés et des données importantes sur les facteurs influençant le déplacement humain. Contrairement aux récits de sécurité climatique prévalents, les recherches de Daoudy ont révélé que les conflits armés, plutôt que les catastrophes naturelles, ont poussé un plus grand nombre de personnes à migrer au sein du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Daoudy a souligné la nécessité de comprendre les connexions entre le changement climatique, le conflit et la migration, notamment dans des pays dévastés par la guerre comme l’Irak, le Territoire palestinien occupé, la Syrie et le Yémen. En adoptant des perspectives critiques sur la sécurité, la migration et les études sur les frontières, Daoudy a mis en évidence les multiples facteurs contribuant au déplacement et à la racialisation des frontières, tels que les politiques gouvernementales, les régimes autoritaires et l’occupation étrangère. Daoudy a suggéré d’ajouter des idées de sécurité humaine et de justice environnementale aux études sur la sécurité afin d’évaluer de manière critique la vulnérabilité humaine et environnementale dans le monde arabe. Elle a souligné l’importance d’examiner l’accaparement des terres, la militarisation des ressources (eau, aliments) par les États et les acteurs non étatiques et l’impact de ces pratiques sur la migration. Daoudy a conclu en recommandant des politiques basées sur les Conventions de Genève pour interdire l’utilisation de la faim et de la soif comme armes de guerre (comme dans le cas des civils palestiniens à Gaza) et garantir leur accès à l’eau. Daoudy a également encouragé les chercheurs à étudier le déplacement climatique en tenant compte de ses causes sous-jacentes, y compris les guerres en cours et l’occupation à long terme dans la région.

Laurent Lambert a commencé son intervention, intitulée : « La nécessité d’un nouvel agenda de recherche sur les migrations climatiques : Le rôle des villes arabes dans l’Anthropocène tardif », par un aperçu contextuel de la situation des réfugiés en termes d’études produites et de couverture médiatique souvent négative. En fournissant une analyse minutieuse des données scientifiques, des documents politiques et des études de cas, Lambert a montré comment le changement climatique est un moteur de l’augmentation des migrations internes dans le Sud global. Mais ce n’est pas tout. Lambert a affirmé qu’il existe des lacunes importantes qui nécessitent plus de recherches, telles que : les interactions des villes arabes concernant les mobilités climatiques dans le Maghreb et la Péninsule arabique ; les études anthropologiques des migrants climatiques mettant en lumière le rôle des croyances, des stratégies, des peurs et des ambitions, ainsi que les interactions entre les pays arabes – diplomatie, transferts de politiques, déplacements de population, etc. Lambert a noté le renforcement des politiques nationales et régionales en matière de frontières dans le Nord global en raison des récits de sécurisation des migrations climatiques. Lambert a terminé sa présentation en proposant plusieurs suggestions pour les chercheurs, la première étant de rejeter la perspective sécuritaire du Nord lors de l’examen des questions migratoires et de travailler sur des recherches basées sur des preuves afin d’informer au mieux les politiques dans la région arabe.

Panel 3 – Mutation des identités culturelles et religieuses à travers la migration

Modération : Mehdi Mabrouk, directeur du Centre arabe de recherche et d’études politiques en Tunisie.

Le troisième panel s’est penché sur les reconfigurations des identités culturelles et religieuses à travers le prisme de la migration : comment les migrants et leurs descendants perçoivent leur identité culturelle et religieuse, pratiquent leurs religions, et interagissent avec les sociétés dans lesquelles ils s’installent. Les dimensions identitaires et culturelles de la migration sont largement occultées dans le contexte du monde arabe, soit parce que les migrants ou les exilés ne sont pas considérés comme s’installant de manière permanente dans les sociétés d’accueil, soit parce que la proximité culturelle dans l’immigration arabe ou musulmane est considérée comme effaçant la distance entre les natifs et les nouveaux arrivants. Cependant, l’émigration et l’immigration contribuent toutes deux à la transformation des sociétés arabes.

La présentation de Sophie Bava, intitulée « Dieu ouvrira la mer ; Migrations africaines, soutien chrétien et constructions théologiques au Maroc » a abordé le paysage évolutif de la migration au Maroc, mettant en lumière comment le pays sert d’espace pour des rencontres entre les anciens et les nouveaux flux migratoires en raison des frontières renforcées et de l’absence de politiques claires en matière de migration. Ce changement a des implications religieuses significatives, car la foi se renforce souvent pendant les périodes de déplacement et de migration. En particulier à Rabat, un secteur religieux chrétien informel émerge, avec des églises domestiques qui se rassemblent pour prier, discuter et se soutenir mutuellement. Principalement menées par des pasteurs migrants congolais, ces communautés, malgré des défis comme le turnover dans le leadership et les problèmes de statut légal, conservent leur identité unique et leur réseau religieux au fil du temps. Le travail académique de Bava éclaire les dynamiques religieuses et communautaires au sein de ces églises migrantes. Dans l’ensemble, ce phénomène présente un récit intriguant des chrétiens africains en transit au Maroc, trouvant consolation spirituelle et communauté alors qu’ils naviguent à travers leurs expériences migratoires et leurs aspirations vers l’Europe.

La présentation de Solenn Al Majali – « L’émergence de la question raciale en Jordanie à travers les réfugiés d’Afrique de l’Est » proposait une exploration complète des dynamiques raciales rencontrées par les réfugiés d’Afrique de l’Est — spécifiquement les Yéménites, les Somalis et les Soudanais — qui ont demandé refuge en Jordanie. En se concentrant sur la reconfiguration des identités et des identifications culturelles dans le contexte de l’exil, Al Majali a mis en lumière  les parcours de ces réfugiés, caractérisés par la fragmentation et plusieurs points d’ancrage, leurs trajectoires migratoires révélant une interaction complexe entre culture, identité et appartenance, ou ce qu’elle désigne comme « un problème de double minorité d’un point de vue démographique et ethnique ». En développant son analyse, elle a souligné que les trajectoires de ces réfugiés ne sont pas de simples mouvements physiques, mais représentent une série de rencontres qui remettent en question et redéfinissent leurs identités culturelles. Alors qu’ils traversent divers environnements sur le chemin de la Jordanie (censé être un lieu temporaire, souligne-t-elle), ils portent avec eux une mosaïque d’affiliations culturelles qui façonnent continuellement leur sens de soi. À leur arrivée en Jordanie, ces réfugiés se heurtent à de nouvelles formes de catégorisation qui mettent en avant leurs origines ethniques et raciales, entraînant un processus de racialisation qui affecte leur intégration sociale et la perception de leur valeur dans le contexte local. Le travail d’Al Majali analyse de manière critique comment ces nouvelles catégorisations reflètent les attitudes sociétales plus larges envers les populations d’origine africaine, révélant un cadre de racialisation sous-jacent qui continue d’influencer les expériences vécues de ces groupes. Cela crée des barrières et des défis, car les disparités d’accès aux ressources et aux réseaux sociaux découlent des stéréotypes et des préconceptions associés à leurs ethnicités. Cependant, ce qui ressort dans l’analyse d’Al Majali, c’est non seulement l’impact de ces processus de racialisation mais aussi la résilience démontrée par les réfugiés dans leur manière de naviguer à travers ces défis. Nombreux sont ceux qui utilisent une variété de stratégies pour contrer les effets de la racialisation et affirmer leurs identités dans la vie quotidienne. Ces stratégies incluent la formation de réseaux communautaires solides, l’exploitation de leurs pratiques culturelles communes et l’utilisation des médias sociaux comme plateformes pour exprimer leurs expériences et défendre leurs droits et besoins. De telles actions favorisent non seulement un sentiment d’appartenance parmi les réfugiés, mais permettent également de contester les récits dominants qui leur sont imposés par la société. La présentation d’Al Majali met en lumière la nature dynamique de l’identité parmi les réfugiés, qui, malgré les défis posés par leurs situations, s’engagent activement dans la renégociation et la réaffirmation de leurs identités culturelles. Cela souligne l’importance de considérer les réfugiés non pas simplement comme des sujets passifs de racialisation et de catégorisation, mais comme des agents dynamiques capables de façonner leurs propres récits.

La présentation de Mona Hedaya s’est concentrée sur l’exploration et la préservation de l’identité palestinienne et du patrimoine culturel au sein de la communauté de la diaspora palestinienne résidant au Qatar, abordée à travers les cadres des études sur la diaspora et des théories de l’hybridité. En employant une méthodologie interdisciplinaire intégrant des perspectives de l’anthropologie, de la sociologie, des études culturelles et des études sur la diaspora, l’intervention de Hedaya a mis en lumière les manières dont la diaspora palestinienne au Qatar a navigué à travers les défis d’un déplacement prolongé, examinant finalement comment cette lutte a pu donner naissance à une identité hybride réinventée. Hedaya s’est concentrée sur la troisième génération de Palestiniens vivant au Qatar, soulignant les changements générationnels dans l’identité et la préservation culturelle. À travers une méthodologie de recherche qualitative englobant des entretiens approfondis, des techniques d’observation et la collecte de données ethnographiques — y compris des conversations informelles — Hedaya a capturé les expériences vécues et les récits de cette communauté. Cette étude met particulièrement en lumière comment les réfugiés palestiniens dans le Golfe, et notamment au Qatar, ont adapté et redéfini leur identité en réponse aux défis multiples et aux opportunités qui découlent de leurs expériences de déplacement. Au Qatar, Hedaya soutient qu’il existe un système de soutien avec des politiques et une communauté qui facilitent la préservation et la promotion du patrimoine culturel parmi ces groupes déplacés. En se concentrant sur les mécanismes par lesquels cette communauté de la diaspora s’engage avec son patrimoine — même tout en négociant les changements d’identité liés à une existence hybride — Hedaya a souligné l’importance de soutenir la capacité des communautés à préserver et adapter leur identité culturelle face aux pressions externes, garantissant ainsi la transmission et la continuité de cettte identité à travers les générations. Ce faisant, elle encourage de futures enquêtes académiques sur les multiples dimensions du patrimoine culturel dans des contextes similaires, plaidant pour une exploration continue de la manière dont les identités diasporiques peuvent évoluer tout en maintenant un lien avec leurs racines historiques.

La présentation de Didem Daniş, intitulée : « Itinéraires religieux en mouvement : les migrants chrétiens à Istanbul. » Daniş a montré comment la migration contemporaine, en particulier vers des centres urbains mondiaux tels qu’Istanbul, génère des dynamiques complexes au sein des communautés religieuses. Sa présentation a exploré la présence de migrants chrétiens à Istanbul, mettant en lumière le rôle des infrastructures religieuses qui existent depuis des siècles mais qui ont été abandonnées après l’émigration des communautés chrétiennes locales de la ville. En se concentrant sur trois groupes spécifiques — les Chaldéens irakiens (une communauté qui s’est détachée de l’Église assyrienne ancienne de l’Est), les Ukrainiens et les Russes — Daniş a étudié comment ces communautés s’intègrent dans le tissu religieux et culturel de la ville. Les Chaldéens irakiens, qui transitent par Istanbul depuis les années 1990, ainsi que l’afflux plus récent d’Ukrainiens et de Russes, naviguent et s’assimilent temporairement dans le tissu chrétien de la ville. Leurs interactions avec les institutions religieuses locales et les réseaux sociaux transnationaux façonnent leurs expériences migratoires et redéfinissent leurs identités culturelles et religieuses. L’arrivée de migrants chrétiens a temporairement revitalisé les églises d’Istanbul, marquant une augmentation de la fréquentation, des activités communautaires et des contributions financières. Cette revitalisation est particulièrement notable dans un contexte de méfiance persistante envers les minorités non musulmanes, un sentiment enraciné dans le « syndrome de Sèvres » qui a suivi la dissolution de l’Empire ottoman. Les autorités politiques contemporaines adoptent une politique de « non-interférence délibérée » envers les communautés chrétiennes, comme cela a été le cas pour les Chaldéens irakiens de passage par Istanbul. Daniş a conclu en discutant de la continuité de cette politique concernant les nouveaux migrants ukrainiens et russes orthodoxes arrivant en Turquie. Son intervention a permis de mettre au jour deux problématiques : 1) l’interaction entre migration, foi et identité dans un environnement urbain en rapide transformation, soulignant la résilience et l’adaptabilité des communautés migrantes confrontées à des défis ; et 2) la manière dont la présence de ces communautés migrantes a façonné leurs identités et contribué au paysage culturel et social plus large d’Istanbul, favorisant un dialogue renouvelé sur la coexistence et le multiculturalisme dans un contexte historiquement significatif mais contemporain.

Panel 4 – Migration et Surveillance des Frontières

Modération: Thibaut Jaulin, politologue et expert en recherche sur les politiques migratoires et les diasporas en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique.

Le quatrième et dernier panel était centré sur les mécanismes de contrôle des migrants dans les zones frontalières. Il visait à réfléchir sur la mise en œuvre des politiques de surveillance impliquant des institutions d’État, des entreprises, des individus et des groupes sociaux. Cette diversité d’acteurs est plus pertinente que jamais à l’ère de la surveillance numérique, qui repose sur un système d’algorithmes pour identifier les populations dites « à haut risque ». Ce panel a également conduit à une discussion sur le renouvellement des cadres conceptuels pour penser la surveillance des frontières.

Dans sa présentation intitulée « Les e-muros de Brexit. Ajustements numériques dans les programmes douaniers entre la France, la Belgique et le Royaume-Uni », Damien Simonneau a exploré les dynamiques des ajustements numériques au sein des programmes douaniers à travers la France, la Belgique et le Royaume-Uni après le Brexit. La frontière maritime entre le Royaume-Uni et l’UE est devenue un site de processus de séparation intelligents différenciés, qui exploitent des stratégies de partage et de gestion des données pour réduire le besoin de contrôles physiques aux frontières. Cette transformation numérique s’inscrit dans le contexte plus large de la sécurité économique et de la sécurité des chaînes d’approvisionnement, qui sont des éléments cruciaux des relations entre le Royaume-Uni et l’UE ayant évolué dans le paysage post-Brexit. Simonneau a montré comment la numérisation des contrôles frontaliers marque un tournant significatif par rapport aux pratiques douanières traditionnelles, remettant en question si ce changement représente une approche novatrice ou simplement une escalade des défis préexistants dans la construction d’identités douanières. Après avoir examiné les adaptations nécessaires imposées par cette nouvelle réalité pour les entreprises d’exportation/importation et les autorités douanières en Belgique et en France, l Simonneau a soulignéle rôle clé de la technologie dans le maintien de la continuité opérationnelle malgré le bouleversement géopolitique du Brexit. En utilisant des systèmes numériques sophistiqués, les administrations douanières peuvent améliorer l’efficacité et la sécurité, veillant à ce que les activités économiques ne soient pas indûment entravées par des délais bureaucratiques ou des barrières physiques. La présentation a suscité une réflexion critique sur l’équilibre entre la facilitation du commerce et le maintien de la sécurité nationale, mettant en lumière la nécessité de cadres de gouvernance des données robustes qui puissent préserver l’intégrité et la fluidité des chaînes d’approvisionnement dans un monde de plus en plus numérisé. Les résultats de Simonneau ont également déclenché un débat autour de la question palestinienne et des nombreuses négociations ratées entre Palestiniens et Israéliens sur la question des frontières.

Dans sa présentation intitulée « Les drones racistes de l’Europe : externalisation des frontières et surveillance bio/nécropolitique dans les zones frontalières libyennes-européennes », Özgün Topak a exploré l’intersection troublante des politiques frontalières de l’UE et de la surveillance par drones dans le contexte de la migration. Topak soutient que la militarisation des frontières européennes a non seulement restreint le passage sécurisé des réfugiés fuyant la violence, mais a également externalisé l’application des frontières de l’UE vers des territoires africains, en particulier grâce à des partenariats avec des entités telles que la Garde côtière libyenne (GCL). Après la chute du régime Kadhafi, l’UE et l’Italie ont joué un rôle crucial dans la reconstruction de la GCL en fournissant un financement essentiel, une formation et des ressources visant à renforcer leurs capacités opérationnelles. Un développement particulièrement alarmant, comme le souligne la présentation, est la fourniture de données de surveillance aérienne provenant de drones à la GCL, leur permettant de localiser les bateaux de migrants et de les renvoyer de force en Libye. Lorsqu’ils sont interceptés, les migrants font souvent face à des sorts horribles aux mains de diverses milices, mafias ou groupes de traite, les exposant à des violations graves que de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme classifient comme des crimes contre l’humanité. Topak considère les drones européens comme des instruments de surveillance bio/nécropolitique qui non seulement examinent les espaces frontaliers à travers un prisme racial, mais facilitent également la violence systématique contre des migrants marginalisés et racialement discriminés. Ce mécanisme de surveillance fonctionne comme un outil d’irresponsabilité organisée, déshumanisant effectivement les migrants en les dépouillant de leur subjectivité et de leur autonomie. La discussion a soulevé des préoccupations éthiques critiques concernant l’utilisation de telles technologies, sanctionnée par l’État, provoquant un débat sur les implications morales de l’utilisation de drones pour surveiller et contrôler des vies humaines dans les zones frontalières. Les résultats de Topak soulignent l’urgence de reconnaître et d’aborder les conséquences violentes de ces tactiques de surveillance, qui se manifestent sous diverses formes d’abus, y compris des renvois, des mauvais traitements en détention, et même l’esclavage ou la mort. En fin de compte, cette présentation a appelé à une réévaluation des cadres éthiques guidant la politique frontalière et les pratiques de surveillance en Europe, incitant les parties prenantes à confronter le racisme inhérent et l’inhumanité des stratégies d’externalisation des frontières actuelles. Elle met en évidence l’impératif de plaider pour une approche plus compatissante qui respecte la dignité et l’humanité de tous les migrants, quelles que soient leurs circonstances. À travers cette analyse, Topak souligne les implications essentielles des technologies bio/nécropolitique dans la définition du discours contemporain sur la migration, appelant à des transformations significatives dans les politiques et les perceptions.

La présentation de Margaret Cheesman, intitulée « Sur le fait de devenir financiarisée : ‘Mish Baraka’ ou la critique des bénéficiaires de l’aide d’un projet pilote de blockchain » a exploré de manière critique les implications des systèmes de paiement numériques émergents introduits par des agences de réfugiés dans des contextes humanitaires. Cheesman a souligné le décalage entre le récit célébratoire entourant l’introduction de la technologie blockchain et les expériences vécues des bénéficiaires de l’aide, en particulier des femmes syriennes vivant dans des camps de réfugiés en Jordanie. À travers une approche ethnographique, la présentation s’est concentrée sur les relations entre les femmes réfugiées et les initiatives humanitaires censées les aider.

Bien que les agences facent la promotion des avantages de la technologie blockchain – tels qu’une transparence accrue, une efficacité améliorée et l’intégration des réfugiés dans le système financier mondial – les voix des bénéficiaires révèlent un récit opposé. L’évaluation des femmes concernant leur expérience est profondément ancrée dans des concepts culturels, notamment leur utilisation de « baraka », qui se traduit par bénédiction divine. Cependant, ce terme est réinterprété dans un contexte de prise de conscience critique, ce qui conduit à l’expression « mish baraka » (pas béni), indiquant leur désenchantement et soulignant les aspects négatifs de leur financiarisation.

Dans ce cadre, Cheesman a illustré comment l’incorporation de la blockchain dans l’aide humanitaire est souvent éclipsée par la priorisation de la numérisation et des indicateurs de rentabilité, créant un espace où les intérêts commerciaux pourraient submerger le tissu social de soutien que l’aide est censée offrir. Les femmes réfugiées ont exprimé leur scepticisme à propos du système d’aide financière, le considérant non seulement comme un système qui épuise leurs ressources, mais également comme une imposition de nouvelles contraintes qui menacent leurs réseaux sociaux établis.

En plaçantleurs expériences dans ce contexte culturel, les femmes s’engagent dans une lutte politique qui critique la marchandisation de l’aide et affirme la dimension morale de la charité, soulignant la nécessité de systèmes de soutien qui transcendent de simples transactions économiques. La distinction entre « baraka » et « mish baraka » offre des perspectives précieuses pour les études sociales de la financiarisation, plaçant les expériences de ces femmes au premier plan des analyses qui examinent les implications éthiques des interventions technologiques dans les contextes humanitaires. L’analyse détaillée de Cheesman ouvre la voie pour que les chercheurs et les praticiens reconsidèrent la manière dont les innovations dans les systèmes financiers impactent les communautés marginalisées, plaidant pour des approches intégratives qui respectent et améliorent les expériences vécues des bénéficiaires qu’ils prétendent servir.