Centre Arabe de Recherches et d’Études Politiques de Paris

10/10/2025

De l’Indonésie au Maroc : la résonance des générations Z

Par Isabel Ruck
Photo : Manifestations de la Génération Z devant la Parlement à Rabat 4 octobre 2025 / Photo Mounir Neddi, Creative Commons

Il y a des signes qui ne trompent pas. Quand une génération née avec un écran dans la main cesse d’envoyer des mèmes pour simplement dire « ça suffit » et descend massivement dans la rue, il faut écouter. Au Maroc, le mouvement de la Génération Z (aussi appelé Gen Z 212) – largement porté par la jeunesse et diffusé sur des réseaux sociaux – a pris, depuis le 27 septembre 2025, une ampleur telle que l’exécutif se retrouve défié sur son propre terrain : la gestion des services publics.

Déclenchées par la mort tragique de huit femmes enceintes en dix jours à l’hôpital public Hassan II d’Agadir, ces manifestations ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Leur origine s’enracine dans des années de désillusion face à un régime autoritaire et dans la fracture d’un Maroc à deux vitesses : d’un côté, un Maroc vitrine, ultra-moderne, fier de ses TGV dernier cri et de ses stades flambant neufs[1] ; de l’autre, un Maroc oublié, où 45 % des ménages ruraux déclarent ne pas avoir accès à un service de santé de proximité.

L’ombre longue des printemps arabes

Cette colère sociale résonne d’autant plus qu’elle réveille un souvenir encore vif : celui du Printemps arabe de 2011. À l’époque, le Maroc avait réussi à se présenter comme une exception. Alors que Tunis et Le Caire basculaient, Rabat réformait. Le roi Mohammed VI avait alors lancé une réforme constitutionnelle présentée comme un modèle de « transition douce ».

Mais quatorze ans plus tard, le vernis de la stabilité s’écaille. Les réformes sont restées largement cosmétiques, le pouvoir central n’a jamais réellement cédé, et les inégalités se sont creusées. L’« exception marocaine » se fissure. Les jeunes d’aujourd’hui, trop jeunes pour avoir manifesté en 2011, n’ont plus la même patience ni les mêmes illusions. Là où la génération du Printemps arabe espérait un roi réformateur, la Génération Z réclame un État responsable.

La jeunesse marocaine – plus instruite, plus connectée – dénonce ces inégalités tout en faisant le constat amer de son abandon par les pouvoirs politiques. Le chômage des jeunes au Maroc dépasse les 30 % en 2024, selon le Haut-Commissariat au Plan ; près de la moitié des diplômés envisagent d’émigrer[2], et l’écart entre la réussite individuelle et les promesses politiques n’a jamais semblé aussi grand. La Génération Z estime qu’on lui a volé  toute perspective d’avenir.

Devant ce constat, des centaines de jeunes sont descendus dans les rues dans plusieurs villes du pays pour réclamer des services publics dignes (santé, éducation, etc.), des emplois stables, et la fin de la corruption dans les institutions étatiques[3].

 

Isabel RUCK

Isabel Ruck est politologue, spécialisée dans les questions liées au Moyen-Orient. Elle est actuellement responsable de la recherche et de la coordination scientifique au CAREP Paris, où elle anime l’axe de recherche « Écologie politique », et chargée d’enseignement à Sciences Po Paris depuis 2012.

Entre 2018 et 2019, elle a été chargée de projet pour Forccast, un programme d’excellence en pédagogie innovante soutenu par le ministère français de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Elle a auparavant exercé comme cheffe de projet dans un cabinet de conseil à Bruxelles, auprès de la Commission européenne.

La fracture entre le social et le politique

Le gouvernement marocain peine à répondre à ces attentes. La grammaire politique – faite d’ordre, de souveraineté et de gestion – ne parle pas le langage du social, fondée sur la dignité, la solidarité et la justice.

La réaction du pouvoir face aux récentes manifestations en est une illustration éclatante : répression policière et arrestations en série tiennent lieu de réponse politique. La diffusion d’une vidéo montrant un jeune homme percuté volontairement par un fourgon de police à Oujda, le 30 septembre 2025, a embrasé les réseaux sociaux et ravivé la colère populaire.

Un autre élément témoigne du divorce entre le social et le politique : la cause palestinienne. Dans un contexte où le Maroc a normalisé ses relations avec Israël depuis 2020, une partie de la jeunesse voit dans cette politique un symbole du fossé entre l’État et le peuple. En effet, la population marocaine était majoritairement opposée à une normalisation avec Israël. Selon une étude réalisée par le Baromètre d’opinion publique arabe en 2024, seulement 31 % des Marocains se disaient favorables à la normalisation avec l’Etat hébreux en 2022, chiffre qui, depuis la guerre contre Gaza, a chuté à 13 %[4]. La solidarité avec Gaza, omniprésente dans les rassemblements, se mêle ainsi aux « revendications[5] » sociales : « Pas de justice là-bas sans justice ici. » Pour ces jeunes, dénoncer la corruption ou les hôpitaux défaillants, c’est aussi dénoncer un système global d’injustices.

Cette incapacité du politique à dialoguer avec le social n’est cependant pas propre au Maroc. Le politologue français Bertrand Badie, l’a souvent souligné : le déclin d’une vision strictement étatique des relations internationales ouvre la voie à l’émergence des sociétés comme acteurs à part entière[6]. Les peuples ne sont plus de simples réceptacles des politiques d’État ; ils deviennent producteurs de légitimité, capables de défier la souveraineté traditionnelle et d’imposer leurs propres récits. Les colères locales se font l’écho les unes des autres, tissant ainsi une résonance mondiale des frustrations sociales.

De la résonance des revendications sociales

Le sociologue et philosophe allemand, Hartmut Rosa, a forgé le concept de résonance pour décrire la manière dont des voix isolées finissent par vibrer à l’unisson dans un même espace mondial[7]. Ce que l’on observe au Maroc, comme ailleurs, s’inscrit dans cette dynamique : des revendications portées par des jeunes, dans des contextes différents, entrent en écho sous l’effet d’un « enroulement planétaire[8] ».

De l’Indonésie au Népal, de Madagascar au Pérou[9], la Génération Z réclame les mêmes choses : transparence, justice sociale et fin des privilèges politiques et économiques. Les mobilisations sont sans leader, hyperconnectées, capables d’articuler des griefs locaux à des récits globaux – corruption, coût de la vie, censure.

Ce mouvement, à la fois idéel et procédural, s’est d’ailleurs diffusé à l’échelle planétaire comme un code source ouvert : mêmes techniques de mobilisation numérique, mêmes occupations symboliques de l’espace public, mêmes pressions exercées sur des élites déconsidérées. Les sociétés numériques transnationales redéfinissent l’action politique. Grâce à des plateformes comme Discord, Telegram ou TikTok, cette jeunesse court-circuite les structures classiques – partis, syndicats, ONG – et invente un nouvel imaginaire du politique, horizontal et décentralisé.

Leurs symboles de ralliement circulent, eux aussi, à la vitesse du flux numérique. Du Pérou à Madagascar, du Maroc aux Philippines, flotte un même drapeau pirate inspiré de One Piece, devenu emblème d’une génération en lutte contre le vieux monde[10]: justice sociale, solidarité, rejet du capitalisme, aspiration à une vie meilleure et refus de la corruption.

Cette jeunesse, souvent dépeinte comme hypnotisée par les écrans et vidée de toute conscience politique, contredit cette caricature par ses actes. Elle reprend possession de l’espace public, autant dans la rue que dans l’imaginaire collectif, en défiant la répression et en transformant l’humiliation en geste de résistance.

Les réseaux sociaux sont son quartier général : lieu d’organisation, d’archivage et de subversion. Ils permettent aux luttes de s’inspirer mutuellement, de relayer les images des soulèvements en Indonésie, au Népal ou au Maroc, et d’entretenir l’idée d’une victoire possible – comme celle de la chute du gouvernement népalais le 9 septembre 2025[11].

Cette jeunesse incarne ainsi ce qu’est une société mondiale : connectée, poreuse aux émotions des autres, consciente que ses combats locaux s’inscrivent dans une même trame planétaire.
Les États, eux, s’épuisent à contenir cette force diffuse ; mais chaque tentative de répression maladroite ne fait que renforcer la légitimité de la colère.

Vers une diplomatie sociale ?

Si l’on suit Bertrand Badie, la réponse des élites face à ces contestations ne peut plus être ni répressive ni technocratique : elle doit devenir sociale. Les États n’ont d’autre choix que de retisser du sens, de restaurer un horizon de justice et de réinventer un récit collectif capable de rallier leur jeunesse. Faute de quoi, ils s’exposent à une double érosion : celle de leur légitimité interne et celle de leur crédibilité internationale.

Dans cette recomposition du politique, le rôle des technologies est loin d’être secondaire[12]. Avec l’émergence des réseaux sociaux, nous sommes entrés dans ce Tech-Monde, où la souveraineté étatique est non pas remplacée, mais fracturée et concurrencée par la puissance des plateformes. Ces dernières constituent désormais des infrastructures de pouvoir et de véritables acteurs géopolitiques du débat. Les gouvernements sont contraints d’intégrer cette nouvelle donne, sous peine de s’exposer aux foudres qu’ils ne pourront plus contenir.

L’exemple du mouvement de la Génération Z en est la preuve. Il ne demande plus la permission d’exister : il s’impose. Il ne croit plus que l’avenir se concède, il veut le conquérir. Il redéfinit les codes de l’action politique sans partis ni idéologues, mais avec une redoutable intelligence collective. Ce basculement, à la fois silencieux et spectaculaire, oblige les États à revoir leurs logiciels.

La stabilité ne s’inscrit plus dans les cartes diplomatiques ni dans les communiqués de presse : elle doit désormais se forger dans la confiance sociale. Ce que nous rappelle la rue des « Gen Z », c’est qu’un pays n’est stable que lorsque sa population jouit de conditions de vie dignes et que la sphère politique ne détient plus le monopole du pouvoir. C’est peut-être dans ce déplacement de la légitimité vers le social que doit s’inventer la diplomatie du XXIᵉ siècle –une diplomatie sociale, faite non de protocoles rigides mais d’écoute active, non de souveraineté défensive mais de solidarité et de légitimité partagée. L’allocution attendue du Roi du Maroc, ce vendredi, sera l’occasion de mesurer si cette nouvelle grammaire politique est intégrée par le pouvoir.

Notes :

 

[1] Le Maroc accueille la Coupe d’Afrique des Nations en décembre, et la Coupe du monde en 2030. L’État a annoncé investir 4,2 milliards d’euros à cet effet, et le 4 septembre était inauguré en grande pompe le stade Prince Moulay Abdellah à Rabat. 

[2] Selon le Conseil économique, social et environnemental (CESE), plus de 70 % des jeunes envisagent de partir s’ils en ont l’occasion, et 80 % estiment qu’ils n’ont pas confiance dans les institutions politiques.

[3] Manifestations au Maroc : des centaines de jeunes ont battu le pavé pour le neuvième jour consécutif, Le Monde, 06/10/2025. En ligne : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2025/10/06/au-maroc-des-centaines-de-jeunes-ont-battu-le-pave-pour-le-neuvieme-jour-consecutif_6644745_3212.html

[4] Arab Barometer VIII, Morocco Report 2024, p. 36. En ligne : https://www.arabbarometer.org/wp-content/uploads/AB8-Morocco-Report-ENG.pdf

[5] Nous notons d’ailleurs que les jeunes préfèrent parler de « droits » plutôt que de revendications.

[6] Voir par exemple : Bertrand Badie, Le Diplomate et l’Intrus, Paris, Fayard, 2008 et Inter-socialités : Le monde n’est plus géopolitique, Paris, CNRS éditions, 2024.

[7] Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, coll. « Théorie critique », 2018, 536 p.

[8] Nous empruntons cette notion à Frédéric Ramel : l’« enroulement planétaire » fait référence à un processus d’interdépendance profonde et globale. L’enroulement planétaire illustre la manière dont les faits sociaux, environnementaux, économiques et sécuritaires sont de plus en plus liés les uns aux autres à l’échelle mondiale. Pour aller plus loin sur la notion, voir : Frédéric Ramel (en collaboration avec Aghiad Ghanem), Espace Mondial, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2024.

[9] En Indonésie, la mobilisation a débuté en février 2025 comme un mouvement d’étudiants contre le gouvernement. Au Népal, la Génération Z s’est mobilisée en début du mois de septembre contre la décision du gouvernement de bloquer l’accès à certains réseaux sociaux, ce qui a dégénéré en des repressions violentes. À Madagascar, la mobilisation a été déclenchée à la mi-septembre 2025, demandant la démission du président et protestent contre l’extrême pauvreté et les défaillances des services publics. Au Pérou, des manifestations ont débuté à la mi-septembre contre la réforme des pensions de retraite et pour exiger l’abrogation de la « loi d’amnistie pour les militaires et les policiers ».

[10] Maroc : la Gen Z dans la rue défie la répression, ContreAttaque, 02/10/2025. En ligne : https://contre-attaque.net/2025/10/02/maroc-la-gen-z-dans-la-rue-defie-la-repression/

[11] Sophie Landrin, Le Népal a sombré dans le chaos, submergé par la colère de la population, Le Monde, 10/09/2025. En ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2025/09/10/le-nepal-a-sombre-en-plein-chaos-submerge-par-la-colere-de-toute-la-population_6640210_3210.html Voir aussi : Elena Meilune, Népal : la génération Z fait tomber le gouvernement, Mr Mondialisation, 16 septembre 2025. En ligne : https://mrmondialisation.org/nepal-generation-z-tomber-gouvernement/

[12] Pour aller plus loin sur ce point, voir : Asma Mhalla, Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats. Paris, Seuil, 2024. Voir aussi de la même auteure Cyberpunk. Le nouveau système totalitaire, Paris, Seuil, 2025.