05/03/2025

Du front à l’armée régulière : les défis de l’intégration des factions en Syrie

Par Kamel Boudjemil
Image tireur Abou Husni
Abou Husni, tireur d'élite de la brigade des martyrs de l'Islam, de retour à Daraya, 18 décembre 2024. © Mani Benchelah
Le soir du 31 décembre 2024, sur la place des Omeyyades à Damas, des milliers de Syriens se sont rassemblés pour fêter la nouvelle année. La liesse est palpable :  partout, des feux d’artifice illuminent le ciel et des groupes de jeunes gens scandent des chants révolutionnaires ou des slogans à la gloire d’Abou Mohammed al-Joulani, qui, désormais connu sous son véritable nom, Ahmed al-Charaa, est devenu président de la Syrie pour la période de transition. La foule envahit les cafés et les hôtels des quartiers animés de Bab Touma, de Bab Sharqi et d’Abou Roumaneh. Ces scènes témoignent d’une exaltation révolutionnaire non feinte, d’un moment de cohésion nationale évident autour de la chute de l’ancien régime. Mais rapidement, alors que les couleurs de la révolution deviennent celles d’un nouvel État syrien en gestation, l’euphorie suscitée par la chute du régime commence à s’estomper. C’est le coût de la vie et la difficulté de se nourrir correctement qui préoccupent la majorité des Syriens. Dans un pays dévasté depuis des années où les infrastructures sont détruites, où le salaire moyen ne dépasse guère 20 dollars par mois et où plus de 80 % de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté, tout reste à faire… ou à refaire.

Kamel BOUDJEMIL

Kamel Boudjemil a vécu en Syrie entre 2009 et 2010 pour apprendre l’arabe. Il est issu d’une formation en science politique et en relations internationales (Sciences Po Paris). Depuis 2014, il occupe différents postes de chargé de programme et de consultant pour des agences de coopération internationale et des ONG, dans les domaines de la stabilisation, de la justice transitionnelle, et de la réforme des systèmes de sécurité et de défense au Moyen-Orient.

En chutant le 8 décembre 2024, le régime baathiste des al-Assad a mis en lumière les limites de l’approche réaliste des grandes puissances en Syrie, sinon les graves préjudices que celle-ci a portées aux populations syriennes exsangues après treize années de conflits. Dans les faits, cette realpolitik, en poussant l’insurrection à négocier avec le régime, en faisant que certains pays comme l’Italie et les Émirats arabes unis renouent eux aussi avec lui, a contribué à maintenir le statu quo. Cette même logique réaliste a mené l’intégralité des acteurs régionaux et des grandes puissances à privilégier, durant des années, leurs intérêts de sécurité nationale au détriment de l’objectif inconditionnel et non négociable des acteurs syriens de la révolution, à savoir la chute du régime. Ces intérêts propres étaient divers : pour la Russie, il s’agissait de sauvegarder un régime allié à même de lui fournir un accès à la mer Méditerranée via ses bases militaires ; pour les Occidentaux, il s’agissait de lutter contre Daech et les groupes djihadistes ; pour la Turquie, de lutter contre le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) ; pour Israël, de lutter contre l’arc chiite et ses capacités à se projeter depuis la Syrie ; enfin, pour une partie des États du Golfe, de réduire au maximum l’influence des factions islamistes ou djihadistes.

Statue géante renversée de Hafez el-Assad, Deir Atiyah, 30 décembre 2024. © Mani Benchelah

La conjoncture internationale n’est pas l’unique facteur de la chute du régime Assad

Si l’on en croit certains[1], l’effondrement du régime syrien serait le résultat d’une complexe réaction en chaîne ayant débuté dans un contexte qui lui était particulièrement favorable. Le 7 octobre 2023, l’attaque du Hamas en Israël, avait en effet remis au centre des préoccupations la question palestinienne alors que les accords d’Abraham, patronnés par les États-Unis, et signés par les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc et le Soudan, ôtaient toute capacité d’agir aux Palestiniens et entérinaient que les parties « aspirent à favoriser une vision réaliste du Moyen-Orient ». Cette pax americana avait une visée : l’intégration économique et sécuritaire de la région.

La Russie occupée en Ukraine, la destruction d’une partie des forces militaires du Hezbollah en Syrie et de nombreuses emprises iraniennes ou de leurs milices, ont certes donné à la coalition menée par Hayat Tahrir al-Cham (Organisation de libération du Levant, HTC) une opportunité manifeste de faire tomber le régime. Mais le contexte de ce momentum, dont la lecture confine parfois au complotisme, lorsqu’il s’agit par exemple d’attribuer à la Turquie, au Qatar ou même à Israël un rôle direct, ne doit pas nous faire négliger d’autres facteurs : d’une part, l’agentivité propre de HTC mais aussi de l’ensemble des factions de la révolution syrienne ayant contribué à la chute du régime ; d’autre part, leur long travail de maturation et de préparation politique. Percevoir le 8 décembre 2024 comme l’étape finale d’un effet domino, c’est se dérober à l’analyse. Cela revient à refuser d’étudier les dynamiques locales qui ont poussé HTC et ses alliés à se transformer sans jamais abandonner l’objectif maximaliste de faire tomber le régime, tout comme à sous-estimer la nature de l’ancien régime syrien, affaibli de l’intérieur par la prédation autophage de ses différentes composantes.

Ce qui s’est effondré en onze jours, c’est un régime corrompu, sous sanctions américaines et européennes, aux capacités militaires fortement diminuées : rares étaient, en effet, les soldats prêts à se faire tuer pour un solde mensuel de 20 dollars. Si l’opération rae’d al-adwan (Dissuasion de l’agression), lancée par le commandement des opérations militaires, une chambre des opérations militaires composée de dizaines de factions pour mener un assaut mûri et coordonné, était dirigée par HTC, celui-ci n’en constituait néanmoins pas la majorité des effectifs. Des acteurs très divers ont en effet pris part aux combats.

Au nord, l’Armée nationale syrienne (ANS) s’est jointe aux combats, certaines de ses factions continuant jusqu’à Hama, Homs et Damas. La Chambre des opérations du Sud, dominée par la huitième division réconciliée d’Ahmad al-Awda[2] a lâché l’ancien régime pour prendre part au combat et marcher vers Damas. De son côté, la Chambre des opérations Fateh dimashq (Conquête de Damas), qui se réclame de l’Armée syrienne libre (ASL), voyait son leadership revenir de Jordanie ; composée de combattants ayant pris les armes par opportunisme, elle est parvenue à reprendre des positions dans le sud de la Syrie pour entrer à Damas dès l’aube du 8 décembre 2024. Les factions druzes de Soueïda, quant à elles, sont remontées également jusqu’à Damas en passant par le sud-est, tandis que la faction ASL d’al-Tanf, présente sur la base américaine aux frontières jordano-irakiennes, a repris des positions abandonnées par le régime pour se projeter jusqu’à Palmyre et as-Sukhna, dans le centre de la Syrie. Enfin, les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont repris des territoires abandonnés par l’armée syrienne dans sa déroute, avant de se confronter, autour du barrage de Tabqa et au nord d’Alep, à l’ANS, armée supplétive de la Turquie.

Si une mobilisation aussi intense a été possible, et qu’elle a pris tout le monde de court, c’est avant tout parce que les acteurs locaux ont fait preuve de fermeté et d’intransigeance face à la normalisation récente des relations entre le régime et plusieurs acteurs régionaux, tels que les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite ou la Turquie. La chute du régime n’est pas le seul fait de HTC, qui, selon l’adage « le gagnant rafle la mise », tend à se tailler la part du lion et à minimiser, sinon mettre de côté, le rôle décisif qu’ont joué d’autres acteurs dans la chute du régime.

Nous ne reviendrons pas ici sur les transformations pragmatiques de HTC qu’a impulsées son leader Ahmad Al-Charaa. Celles-ci ont été en effet décrites en détail par d’autres commentateurs[3] : modération par le haut des cadres du mouvement ; adaptation à un environnement sunnite conservateur mais non extrémiste ; purges et éliminations des éléments les plus radicaux ; consolidation populaire à travers une gouvernance locale efficace en partie déléguée au gouvernement du Salut à Idlib ; restructuration des unités d’HTC pour casser les chefferies, sources de dissensions, et accroître la discipline ; politique de conciliation avec les minorités ; gages de modération donnés depuis deux ans aux minorités et aux alliés de certaines forces loyalistes de l’ancien régime.

Quelques trajectoires d’acteurs de la révolution syrienne

Nous proposons ici de retracer la trajectoire d’acteurs ayant pris part à la révolution, sinon au renversement du régime, et de mettre en évidence un continuum remontant au début du soulèvement armé de 2011. Ces portraits, alliant reportage et mise en contexte, sont issus d’un terrain d’un mois en Syrie entre mi-décembre 2024 et mi-janvier 2025 ; ils témoignent de ce que les réticences de certains groupes armés à se fondre complètement dans la nouvelle armée syrienne selon les conditions formulées par les autorités de Damas, risquent de créer les problèmes de demain. L’annonce, le 29 janvier 2025, de la dissolution de HTC et de toutes les factions, reste pour le moment performative et certains commandants continuent de s’exprimer librement sur le ton de leur ancienne affiliation. HTC et ses alliés les plus proches se sont en réalité fondus dans le ministère de la défense sur le mode de l’incorporation par faction, en bloc, mais exigent d’autres groupes plus autonomes qu’ils démantèlent leurs anciennes lignes de commandements pour faire de même ; ce qui reviendrait, en fin de compte, à les faire rejoindre l’armée homme par homme.

photo Riyad al-Asaad
Riyad al-Asaad, Damas, 23 décembre 2024. © Mani Benchelah

Riyad al-Asaad ou le cas des anciens officiers de l’Armée syrienne libre

Lorsque nous rencontrons Riyad al-Asaad dans un hôtel de Damas, c’est un homme reconnu de tous, âgé de soixante-trois ans, qui nous offre quelques-unes de ses réflexions sur la chute du régime et sur la transition en cours. Certains lui demandent une photo, d’autres le félicitent d’un simple « mabrouk ». Pour lui, l’effondrement du régime a suscité, selon ses mots : « un grand sentiment de joie et un soulagement de voir que la révolution a réussi. Le régime criminel a complètement détruit le pays et ses infrastructures, l’économie est dévastée. Les défis sont aujourd’hui ceux de la transition politique et constitutionnelle, avec la participation de toutes les composantes syriennes ». Il continue en indiquant que « la question des groupes armés » va être cruciale.

Riyad al-Asaad, cofondateur de l’ASL, fait défection dès 2011. Au début de la révolution, son rôle est central, mais il se voit progressivement marginalisé lorsque Salim Idris prend la tête de l’état-major de l’ASL. En 2013, à Mayadin, al-Asaad est victime d’un attentat ; il y perdra l’une de ses jambes, amputée. Bien que de nombreux commentaires aient longtemps imputé cet attentat au Jabhat al-Nosra, lui, s’inscrit en faux : c’est l’ancien régime syrien qui l’a ciblé. En 2017, lorsque HTC instaure le gouvernement du Salut à Idlib, il est nommé vice-premier ministre chargé des affaires militaires, un poste avec peu d’influence qu’il occupe pendant deux ans. Cette nomination a lieu alors que Jabhat al-Nosra, duquel est en partie issu HTC, a combattu certaines factions historiques de l’ASL. Pour l’attaquer, ses détracteurs sous-entendent qu’il travaille avec al-Qaïda.

Dès 2016, de nombreux groupes issus de l’ASL s’implantent dans le réduit d’Idlib suite aux accords de capitulation et d’évacuation conclus avec l’ancien régime. C’est le cas, par exemple, de la Liwa shuhada al-Islam de Daraya, ou de factions de l’ASL de la région de Deraa ayant refusé toute réconciliation. Même si les débuts sont marqués par des tensions allant parfois jusqu’à l’affrontement, HTC mène une politique de rapprochement et d’inclusion en direction des groupes armés, bien loin du djihadisme. Plus modérés, ces groupes accompagnés de leurs familles se trouvent une place dans un environnement dominé par HTC, lequel, à leur contact, adopte un discours à la couleur plus nationaliste. Lorsque nous rappelons à Riyad al-Asaad qu’à certains moments de la révolution, Jabhat al-Nosra a combattu des factions de l’ASL, celui-ci rappelle que « al-Nosra n’est qu’une des différentes factions ayant donné naissance à HTC », et qu’« aujourd’hui, HTC a changé en profondeur : son commandement a changé, sa pensée, sa manière de faire ont changé. Ahmad al-Charaa a été djihadiste, il est passé par l’Irak, il était très jeune ; aujourd’hui le cadre d’action est national, nous ne sommes plus dans l’ère du djihadisme, l’objectif est un nouveau pacte national pour tous les Syriens. »

Figure emblématique de ces officiers de l’ASL qui ont mené la première partie de la révolution syrienne, il n’est pourtant pas approché par les nouvelles autorités de Damas lors de la création du ministère de la Défense, ni consulté pour participer à Conférence du dialogue national. Les premières nominations au sein du ministère de la Défense ne concernent que des cadres militaires de HTC, ou de factions très proches et alliées, dont des combattants étrangers. Selon lui, « aucun ancien officier de l’ASL n’a été contacté pour le moment. C’est évident qu’il s’agit d’une marginalisation, mais nous voulons mettre en avant nos prétentions à jouer un rôle durant la transition ».

Il entame un véritable tour de la Syrie libérée. Des échos nous parviennent de son passage à Binnish, à quelques kilomètres d’Idlib, où il a été convié à une jalseh (rencontre), entouré de notables locaux. Invité par des groupes du coin, il se rend à Deraa, à la mosquée Khalid Ibn-Walid de Homs, ou auprès de représentants tribaux. Chaque fois, il est accueilli avec déférence, et partout, il est reconnu dans la rue. Al-Asaad est d’avis que la nouvelle armée en construction aura tout à gagner des officiers de l’ASL et de leur expérience lors de la première partie de la révolution. Il s’explique : « Je peux apporter mon expertise au sein du ministère de la Défense, pour sa structuration, aider à son organisation. Les officiers de l’ASL ont été formés dans des académies militaires. La nouvelle armée syrienne a besoin de cadres ayant démontré leur rôle dans la révolution, dotés d’une expérience au sein d’une armée conventionnelle ». Faut-il y voir un début de campagne ? Dans tous les cas, Riyad al-Asaad ne cache pas ses ambitions politiques.

Il faut attendre la fin du mois de janvier 2025 pour qu’il soit reçu, en compagnie d’autres officiers historiques de l’ASL, par le nouveau ministre de la Défense, Mourhaf Abou Qasra. Le rendez-vous a pour objectif de discuter de leur rôle au sein de la nouvelle armée syrienne. Mais lors de la nomination d’Ahmad al-Charaa à la Présidence, parmi les invités de l’assemblée se trouvent Mohammad Haj Ali, commandant de la première division côtière de l’ASL, ou Jamil al-Saleh, commandant de Jaysh al-Izza. Issue de l’ASL, cette branche a connu par la suite une trajectoire islamiste tout en maintenant de bonnes relations avec HTC. Le message semble être clair : seuls les commandants de l’ASL encore en activité et proches d’HTC ont droit à une voix dans les réorganisations actuelles.

Parmi les officiers de la première heure de l’ASL, nombreux sont ceux qui ont finalement connu l’exil. D’autres ont été décrédibilisés, accusés de corruption, parfois de trahison quand ils ont participé au processus d’Astana[4] ou se sont recyclés au sein de l’ANS, cet instrument de la Turquie pour lutter contre la présence du PKK en Syrie. Peut-être font-ils désormais partie d’un ancien monde.

photo Abou Husni article groupes armés Syrie
Abou Husni, tireur d'élite de la brigade des martyrs de l'Islam, de retour à Daraya, 18 décembre 2024 ; © Mani Benchelah

La Liwa shuhada al-Islam de Daraya : une formation au parcours singulier

Nous rencontrons les membres de Liwa shuhada al-Islam de Daraya (Brigade des martyrs de Daraya) après un tour des dévastations subies par la ville pendant quatre années de siège entre 2012 et 2016. Abou Husni, tireur d’élite, est de retour d’Idlib. La Brigade, composée à l’époque d’environ 700 combattants et leurs familles, y avait trouvé refuge en 2016. C’était après leur évacuation dans les fameux bus verts de l’ancien régime, symboles de capitulation et de déplacement forcé. Abou Husni nous guide à travers les décombres, nous montre les tunnels qui servaient à circuler sous les bâtiments lors du siège. C’est une partie de la ville presque totalement détruite, où il ne reste des bâtiments que les ossatures de béton et d’aciers. Des missiles artisanaux faits de bonbonnes au chlore qui n’ont pas explosé sont encore présents sur certains toits. Des tags, signés de la 4e division blindée dirigée par Maher al-Assad, tapissent les murs, qui proclament : al-Assad lil-abad (al-Assad pour l’éternité). D’autres tags en farsi révèlent que des milices iraniennes sont passées par là.

La Brigade a pris part aux combats de novembre et de décembre 2024. Depuis son retour, elle sécurise la ville, prend en charge les demandes au commissariat local, met en place quelques rares barrages et assure la protection de l’aéroport militaire de Mezzeh, qui jouxte Daraya. L’aviation israélienne l’a frappé quelques jours plus tôt. Certains membres de l’appareil sécuritaire et militaire de l’ancien régime sont gardés à résidence, dont un général accusé d’être mêlé à un trafic d’organes.

La Brigade est installée dans ce qui ressemble à une ancienne école, et la fabrication turque de leurs blindés laisse présumer leur affiliation à l’ANS. Pourtant, la Brigade des martyrs de l’Islam de Daraya est à l’origine l’une des factions les plus renommées du Front du Sud de l’ASL, à laquelle elle a été affiliée jusqu’en 2016. Seul groupe armé de la révolution syrienne sous l’administration d’un conseil local civil, la Brigade est un exemple de gouvernance.

En 2016, forts de leur réputation de spartiates rompus au combat en milieu urbain, auréolés de leur endurance lors de quatre années de siège, ils sont accueillis à Idlib avec ferveur. Pourtant, leurs meilleurs combattants sont très vite capturés, faits prisonniers puis relâchés par le Jabhat al-Nosra, lequel niera leur enlèvement. Malgré des relations parfois tendues avec HTC, ils participent tout de même à l’offensive sur Hama en 2017. En 2018, aux dires de la Brigade, c’est Saeed Narqash, leur commandant historique, qui est enlevé à son tour par HTC. Accusé d’avoir participé aux accords de cessez-le-feu d’Astana, il sera finalement libéré. Cet événement constitue un point de rupture qui va transformer progressivement le commandement : la Brigade participe à la formation du Jabhat al-wataniya lil-tahrir (Front national pour la libération) et rejoint la Faylaq as-Sham (Légion du levant), deux composantes de l’ANS, sous l’autorité du ministère de la défense du gouvernement intérimaire syrien basé à Gaziantep en Turquie. Aux côtés de la Turquie, elle participe à la bataille d’Efrin contre les YPG kurdes (Unités de Protection du Peuple). La Brigade s’installe à Bab al-Hawa, à la frontière turque, dans ce qui ressemble à une enclave murée, bâtie de maisons relativement confortables. Rien à voir avec les camps des alentours, composés de tentes à même le sol où s’entassent des centaines de réfugiés de Hama. Par son rapprochement avec la Turquie, sa capacité à trouver des financements et à s’intégrer dans son nouvel environnement, et surtout grâce à une gestion civile du camp, la Brigade gagne une certaine aisance.

Lorsque Abu Hafs, le commandant de la Brigade, nous reçoit, il prend la parole, entouré de membres du conseil civil de Daraya. Abou Khayr, porte-parole de la Brigade et du conseil civil, use d’une comparaison arabe pour nous résumer la longévité de la Brigade : « Les Tunisiens se sont fatigués au bout de quelque temps ; aujourd’hui, ils sont revenus à une situation aussi désespérante qu’en 2011. Nous, en quinze ans, nous n’avons pas baissé les bras ». Abu Hafs, lui, commente la chute du régime et les relations qu’ils entretiennent avec HTC : « Nous étions bien coordonnés lors de la bataille, nous avons pris part aux combats à Hama puis à Homs. Nous avons de bonnes relations avec HTC, et cela depuis plusieurs années ». Lorsque nous leur demandons ce qu’ils souhaitent faire maintenant que le régime est tombé, beaucoup nous disent qu’ils désirent retourner progressivement à la vie civile, reprendre leurs études là où ils les ont laissées il y a près de quatorze ans. Certains d’entre eux auront cependant une trajectoire militaire au sein du nouveau ministère de la Défense. D’ailleurs, la dissolution de la Brigade et de Faylaq al-Sham (Légion du Levant), à laquelle ils appartiennent, ne signe pas, dans les faits, leur propre désintégration : la preuve en est qu’ils continuent de sécuriser la ville sous le commandement d’Abu Hafs. L’intégration des groupes armés nécessitera plus d’efforts et plus de temps que de simples déclarations.

La chambre des opérations Fateh dimachq : une reconstitution opportuniste

 Nous rencontrons les membres de la Chambre des opérations Fateh dimachq (Conquête de Damas), dont des civils et l’officier Baraa al-Nabulsi. Ce dernier affirme que la prise de Damas, le 8 décembre à l’aube, s’est faite avec peu de combats :

« Les soldats du régime, aux portes de Damas, ne se sont pas battus : nous avons fait en sorte d’envoyer des déclarations pacifiques en indiquant qu’il n’y aurait pas de vengeance. La plupart d’entre eux se sont rendus ». Il continue en indiquant que « depuis Deraa, nous nous sommes coordonnés avec la Chambre des opérations rae’d al-adwan. Nous sommes arrivés à l’aube à Damas, nous avons pris le palais présidentiel et nous avons fait la déclaration télévisée maintenant connue de tous, qui annonçait la victoire de la révolution. Nous avons fait en sorte que ce soit une déclaration non conventionnelle, sans hommes armés, avec des civils et qu’elle reprenne les termes de la révolution. »

Les hommes de la Chambre des opérations Fateh dimachq arrivent à Damas avant les factions réconciliées de la Chambre des opérations du sud composées des hommes d’Ahmad al-Awda, et avant les factions druzes de Soueïda, qui, elles, atteignent Damas par le sud-est. Confondus avec la Chambre des opérations du sud, ils insistent pour ne pas être associés à ces derniers, décriés pour avoir semé le chaos lors de la prise de la capitale.

Fateh dimachq est composé d’officiers de l’ASL exilés en Jordanie et qui ont refusé, en 2018, la réconciliation avec le régime syrien. Pour de nombreux jeunes, le désordre des premiers jours de décembre 2024 a représenté une opportunité : celle de reprendre des barrages et des bases militaires, tout en se saisissant, au passage, d’armes et de matériel. À l’instar de Baraa al-Nabulsi, des commandants de l’ASL, sont revenus de Jordanie avec des hommes pour prendre le commandement désorganisé de ces factions en gestation. Il était jusqu’en 2018 le commandant de la Brigade blindée du martyr Walid al-Qaisi de la Furqat al-Moutazz Billah, affiliée au Front du Sud et dissoute en 2018 après la reprise de Deraa par le régime.

Fateh dimachq, revendique quelques milliers d’hommes, mais ce sont surtout des hommes ayant pris les armes lors de la prise de Damas. Aujourd’hui, le colonel Baraa al-Nabulsi insiste pour que les officiers qui se battent depuis 2011 (dont il fait partie) et qui ont une expérience militaire conventionnelle, aient une place au sein du nouveau ministère de la Défense et de son état-major. La Chambre des opérations est présente dans le gouvernorat de rif Dimachq (campagne de Damas) et de Deraa. Al-Nabulsi reste critique envers les déclarations de dissolution des groupes armés du 29 janvier 2025 : « Ce ne sont que des déclarations, HTC ne veut pas que les groupes soient incorporés dans l’armée en bloc, mais par individu. C’est une fausse intégration. Nous refusons qu’un nouvel autoritarisme se mette en place. Aucune organisation ne doit dominer ». Ce qui est reproché à HTC, in fine, c’est son fonctionnement affinitaire dans ses nominations.

Une intégration par les fidèles

L’annonce, le 29 janvier 2025, de la dissolution de HTC est ambiguë. À l’heure actuelle, elle ressemble davantage à une incorporation en bloc, dans l’armée, de HTC et de ses partenaires les plus proches. Aucun poste haut placé n’a en effet été donné à d’autres acteurs en dehors du cercle très restreint des fidèles ou des alliés, qui compte des combattants étrangers. Pour le moment, cette déclaration de dissolution des groupes armés n’est que performative ; les chaînes de commandement des anciennes factions n’ont pas été brisées, ce qui permet à certains commandants de faire des déclarations hors du cadre de la nouvelle armée.

Il est néanmoins compréhensible qu’Ahmad al-Charaa et le commandement de HTC aient recours en priorité aux personnes dont ils sont proches et qu’ils connaissent : les forces armées, dans les pays arabes, constituent avant tout la colonne vertébrale de l’État, et leur contrôle est la garantie d’une stabilité. Cependant, la reconstitution affinitaire de l’armée, sans inclure tout le spectre de la révolution syrienne, pourrait créer des griefs. De même, une purge trop importante pourrait, comme cela a été le cas dans d’autres pays arabes, créer les ferments d’un mouvement contre-révolutionnaire.

La chute du régime n’est pas le seul fait de HTC. Il n’est pas non plus le seul fait des acteurs qui y ont participé lors des opérations militaires de novembre et décembre 2024. Pour la comprendre, il faut, et c’est ce que nous avons tenté de montrer, l’inscrire dans un continuum révolutionnaire remontant à 2011. Les autorités de transition devront affronter de grands obstacles en termes de stabilisation ; mais au-delà de ces enjeux contextuels, il est à craindre que réapparaissent d’anciens griefs entre les différents groupes armés ayant contribué à la chute du régime, si HTC n’aborde pas de front la question de leur intégration. Celle-ci ne saurait, en effet, se limiter à l’incorporation de ses propres chaînes de commandement au sein de l’armée. La Syrie hérite finalement de forces armées qui seront complètement remaniées, dont les officiers de l’ancien régime ne seront certainement pas reconduits. Créer de l’unité dans une armée avec des factions aux allégeances et aux ancrages régionaux aussi variés prendra beaucoup de temps.

À l’heure de la conclusion de cet article, certains commandants de l’ANS ont reçu des grades et des postes élevés, comme le commandant de la Faylaq Sham, Fadlallah al-Hajji, devenu directeur de la Haute académie militaire au sein du ministère de la défense. Mais d’autres factions de l’ANS qui combattent les FDS dans le nord de la Syrie, continuent de s’exprimer en leur nom propre, traduisant un niveau d’intégration varié. Des officiers de la Chambre des opérations Fateh dimachq ont été nommés commandants de régiments, ou même conseiller militaire au sein de l’état-major. Certaines factions de l’ASL sont également bien représentées, car proches d’HTC depuis de nombreuses années, comme cela est le cas de la première division côtière. Quant à la Chambre des opérations du Sud, son intégration semble plus difficile et laisse penser que celle-ci demeure incomplète pour le moment. Les FDS, dont le noyau dur est composé des forces kurdes YPG, ne comptent ni obéir à l’abandon de la lutte armée annoncée par le leader historique du PKK, Abdullah Ocala, ni intégrer l’armée syrienne naissante sans le respect de conditions jugées impossibles par les autorités de Damas : autonomie des forces au sein de la nouvelle armée syrienne, garantie d’une forte décentralisation.

Alors que la stabilisation et le contrôle de tous les territoires restent une gageure pour le gouvernement de Damas, la montée de l’insécurité, notamment dans les régions côtières et de Homs, pousse le gouvernement à rappeler de nombreux policiers ou militaires de l’ancien régime. Mais les préoccupations les plus fortes restent tout de même l’accès aux liquidités, la cherté de la vie et les conditions économiques difficiles. Pour une grande majorité de Syriens, la transition en cours, n’a d’importance que s’il y a une amélioration des conditions de vie.

Tableau des différents groupes armés mentionnés

Acronyme

Nom complet

Caractéristiques

Date de formation

ASL

Armée syrienne libre

Rassemble des groupes principalement formés par des officiers défecteurs de l’armée syrienne

29 juillet 2011

ANS

Armée nationale libre

Dépend du ministère de la défense du gouvernement intérimaire syrien installé en Turquie et rassemble un ensemble de factions parfois issues de l’ASL. Financé par la Turquie, elle poursuit notamment ses objectifs de lutte contre les forces kurdes des YPG en Syrie

Mai 2017

Opération rae’d al-adwan

Opération « Dissuasion de l’agresseur »

Nom de l’opération militaire donnée par le commandement des opérations militaire dirigé par HTC et composé de plusieurs dizaines de factions

27 novembre 2024

Fateh dimachq

Chambre des opérations « Conquête de Damas »

Créée au début du mois de décembre, elle est composée d’anciens officiers de l’ASL et majoritairement de combattants ayant pris les armes de manière non coordonnée

Début décembre 2024

Chambre des opérations du Sud

Chambre des opérations dirigées par Ahmad al-Awda

Composée principalement de la 8e division du 5e corps d’armée, dirigée par Ahmad al-Awda qui fit défection

6 décembre 2024

Commandement des opérations militaires

Chambre des opérations menée par HTC

Composé d’une variété de factions visant en premier à desserrer l’étau sur Idlib et faire cesser les bombardements, il mène finalement la bataille jusqu’à la chute du régime

27 novembre 2024

Front du Sud

Coalition très disparate de factions affiliées à l’ASL dans les gouvernorats de Rif dimachq, Quneitra et Deraa

Présent dans le sud de Damas et dans le sud de la Syrie, il est dissous en juillet 2018 à la suite de la reprise par le régime de ces territoires.

14 février 2014

FDS

Forces démocratiques syriennes

Formées pour lutter contre Daech et financées par la coalition internationale, les FDS sont dominés par les Kurdes des YPG/YPJ et des groupes issus de l’ASL. Ils poursuivent également un objectif de lutte contre la présence turque dans le nord de la Syrie.

10 octobre 2015

Notes :

[1] Selon Benjamin Netanyahu « L’effondrement du régime syrien est le résultat direct des coups sévères que nous avons portés au Hamas, au Hezbollah et à l’Iran », Jean-Philippe Rémy, « Syrie : la chute du régime d’Assad permet à Israël d’étendre son contrôle sur certaines zones stratégiques du pays », Le Monde, 10 décembre 2024, https://www.lemonde.fr/international/article/2024/12/10/syrie-la-chute-du-regime-permet-a-israel-d-etendre-son-controle-sur-certaines-zones-strategiques-du-pays_6440302_3210.html

[2] Ahmad al-Awda était de 2014 à 2018 le commandant de la faction quwa chabab al-Sunnah, membre du Front du Sud au sein de ASL, et actif dans les gouvernorats de Deraa et de Quneitra. Lorsque l’ancien régime reprend ces régions en 2018 après les accords de désescalade d’Astana, il passe un accord sous l’égide de la Russie qui lui permet de prendre le commandement de la 8e division du 5e corps de l’armée syrienne à Bosra, actant sa réconciliation avec le régime. Le 6 décembre 2024, il fait défection pour fonder la Chambre des opérations du Sud qui participe à la chute du régime à Damas le 8 décembre.

[3] Patrick Haenni, « Syrie. Hayat Tahrir Al-Cham, radioscopie d’une mutation idéologique », Orient XXI, 16 décembre 2024, https://orientxxi.info/magazine/syrie-hayat-tahrir-al-cham-radioscopie-d-une-mutation-ideologique,7850, Félix Legrand, « Leçon d’une victoire syrienne. Les transformations sous contraintes de Hayat Tahrir al-Cham », CAREP, 19 février 2025, https://www.carep-paris.org/recherche/etat-societe-religion/lecon-dune-victoire-syrienne/

[4] Les accords d’Astana de 2017, signés par la Turquie, l’Iran et la Russie, instaurent quatre zones dites de « désescalade » dans le sud, dans la Ghouta orientale, à Rastane et à Idlib. Ni le régime, ni l’opposition armée ne reconnaissent ces accords. Ces derniers ont permis au régime de reprendre de nombreux territoires et la participation de la rébellion à ce processus a été dénoncée comme acte de trahison par de nombreux groupes armés refusant de capituler.