Dans la matinée du 7 octobre 2023, le Hamas (ou Mouvement de la résistance islamique) a lancé une offensive surprise contre des positions de l’armée israélienne qui entourent la bande de Gaza ; offensive au cours de laquelle ses commandos ont réussi à prendre le contrôle d’une importante base militaire, de plusieurs postes et points de surveillance israéliens situés le long de la frontière avec l’enclave palestinienne. Ils ont également pris d’assaut une vingtaine de colonies israéliennes à l’intérieur de la « ligne verte ». D’après les chiffres annoncés à ce jour par l’armée israélienne, l’attaque a fait plus de 1200 morts et près de 3000 blessés militaires et civils, parmi lesquels on compte de nombreux officiers de haut rang. De plus, le Hamas et d’autres factions palestiniennes ont pris en otages plus de 130 Israéliens.
Contexte de l’opération « Déluge d’Al-Aqsa »
Opération baptisée « Déluge d’Al-Aqsa », cette offensive du Hamas intervient dans le contexte de l’escalade des exactions commises par le gouvernement israélien – qui affiche des positions de plus en plus extrémistes et coloniales – à l’encontre des civils palestiniens de Cisjordanie occupée, dont les terres sont confisquées pour permettre l’installation de colonies juives. À Jérusalem-Est, depuis plusieurs mois, les colons ont intensifié leurs provocations en envahissant de manière répétée la mosquée Al-Aqsa sous haute protection de l’armée et de la police israéliennes. Ces dernières semaines, le gouvernement israélien a déployé près de trente bataillons de l’armée en Cisjordanie afin de réprimer toute réaction palestinienne aux agressions des colons et en prélude à l’assaut des camps de réfugiés, des villages et des villes où la résistance mène des attaques contre les forces d’occupation et les colons. Quant à la bande de Gaza, Israël continue à la maintenir sous blocus depuis 2007. Dans les prisons israéliennes, les droits des détenus palestiniens se détériorent et la torture et les mauvais traitements empirent. Enfin, l’État hébreu refuse tout accord d’échange de prisonniers, profitant de la faiblesse de la position arabe et du fait que plusieurs pays arabes ont normalisé leurs relations avec lui ou se montrent disposés à le faire, balayant d’un revers de main les droits des Palestiniens et le principe de « la terre contre la paix ».
Unité d’analyse politique de l’ACRPS
L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.
Une série d’échecs israéliens
L’opération « Déluge d’Al-Aqsa » bouleverse la réalité qu’Israël s’est efforcé d’imposer dans la bande de Gaza depuis qu’il s’en est retiré unilatéralement en 2005. D’un coup, sa stratégie vis-à-vis d’elle et du Hamas s’est effondrée et tout le système militaro-sécuritaire sur lequel elle reposait a essuyé un échec cuisant. Les pertes humaines sont considérables pour Israël – le double de celles de la guerre de 1967. La plupart des morts sont tombés le premier jour de l’offensive. La négligence dont a fait preuve l’appareil militaro-sécuritaire surpasse celle de la guerre du Kippour en octobre 1973. Quelle que soit l’issue de la guerre lancée en représailles contre Gaza, cet échec aura d’importantes répercussions au sein des institutions de l’État hébreu et de la société israélienne. Le moment venu, le débat fera rage quant à savoir qui, au sein de l’administration israélienne, est responsable de ce fiasco sans précédent ayant entraîné près de 4200 morts et blessés, sans parler de l’ébranlement de la confiance des Israéliens dans leur système militaro-sécuritaire et sa capacité à les protéger.
Il ne fait pas de doute qu’il s’agit avant tout d’une faillite des services de renseignement israéliens. Ni les renseignements militaires («Aman »), ni les renseignements généraux (Le Shin Bet) n’ont vu venir l’offensive, ni détecté le moindre signe avant-coureur d’une opération d’une telle ampleur. Pour cet État qui s’est toujours vanté de la puissance de ses services secrets et de ses capacités d’espionnage de par le monde – tant sur le plan technique que sur le plan humain –, la débâcle est d’autant plus amère qu’elle est venue de la bande de Gaza, cette enclave minuscule surveillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre par tous les moyens humains et électroniques possibles.
Quant au deuxième fiasco, c’est la fragilité de la barrière de sécurité installée par Israël autour de la bande de Gaza. Construit à partir de 2017, ce mur de béton armé courant sur soixante-cinq kilomètres de frontière, s’enfonçant à parfois plus de dix mètres sous terre et se dressant à sept mètres au-dessus du sol, surmonté des appareils de surveillance électronique les plus perfectionnés et jalonné de miradors traquant tout mouvement aux abords de la clôture, était réputé infranchissable par les combattants du Hamas ; or le 7 octobre dernier, ils ont pu le franchir en pas moins de vingt-sept points.
Le troisième échec, c’est l’incapacité de l’armée israélienne à défendre la puissante base militaire d’Érez située à la frontière nord avec la bande de Gaza, ainsi que de multiples postes et miradors le long de la barrière de sécurité et plus de vingt colonies à l’intérieur de la « ligne verte », dans la zone dite de l’« enveloppe » de Gaza, dont les commandos du Hamas ont réussi à prendre le contrôle en infligeant des pertes à l’armée et aux différents services de sécurité israéliens.
Il semblerait que la préparation et la précision avec laquelle cet assaut surprise a été mené par le Hamas aient paralysé le commandement militaire et politique israélien, et lui aient fait perdre l’équilibre. Bien qu’elle se soit toujours targuée d’être prête à faire face à tous les imprévus et de pouvoir mobiliser instantanément assez de forces pour répondre à toutes les attaques, l’armée israélienne a échoué non seulement à protéger ses propres bases militaires, mais aussi à intervenir rapidement pour reprendre le contrôle des postes militaires et des colonies israéliennes, où les assaillants palestiniens sont restés deux jours entiers, tandis que les colons qui avaient pu se cacher ne cessaient d’appeler à l’aide.
Enfin, l’armée israélienne et les différents services de sécurité n’ont pas su assurer la sécurité d’une rave party à laquelle participaient plusieurs milliers de jeunes Israéliens sur un terrain en plein air situé à quelques kilomètres à peine de la frontière avec la bande de Gaza, non loin d’une base militaire, et ce après avoir obtenu toutes les autorisations requises de la part des services de sécurité. Globalement, l’offensive du Hamas a paralysé la capacité de décision de l’appareil militaire israélien, qui n’a pas su répondre aux exigences de la situation sécuritaire et militaire, et la confusion s’est emparée des autres institutions, que le choc de l’attaque a empêchées de réagir efficacement aux événements. C’est ainsi que les secours sont arrivés très tardivement auprès des morts et des blessés et que, pendant plusieurs jours, l’État a laissé sans informations les familles des morts, des blessés et des disparus.
Réactions et calculs stratégiques du gouvernement israélien
Après avoir pris la mesure de l’ampleur de l’offensive menée par le Hamas et des pertes humaines qu’elle a causées parmi les Israéliens, et après avoir consulté l’état-major de l’armée et des membres du « cabinet de sécurité », le premier ministre Benyamin Netanyahou a déclaré qu’Israël était en « état de guerre » et a appelé à cesser toute dissension au sein de la société israélienne. Le ministre de la Défense a quant à lui annoncé le rappel de plus de 300 000 réservistes en vue du lancement d’une offensive contre la bande de Gaza et la mobilisation de forces importantes sur le front nord, au cas où la situation militaire exploserait à la frontière avec le Liban, et pour dissuader le Hezbollah de s’engager dans le conflit. Le jour même, le gouvernement israélien s’est réuni et a chargé le « cabinet politico-sécuritaire », qui se compose de onze ministres, de prendre la décision du déclenchement de la guerre, ou d’une offensive militaire d’envergure – le rôle dudit cabinet étant de définir les objectifs de la guerre et d’en informer la Knesset.
La confiance des Israéliens en leur gouvernement et leur armée ayant été ébranlée, de nombreuses voix se sont élevées pour appeler à la formation d’un gouvernement d’urgence ou d’union nationale – surtout après que l’on a découvert l’ampleur des pertes subies par les Israéliens. Ces voix insistaient sur l’importance de resserrer les rangs et de mettre en sourdine les différends qui ont agité la société israélienne ces derniers mois, ainsi que le besoin d’inclure des figures expérimentées dans le cercle de prise de décision, en particulier des militaires comme Benny Gantz et Gadi Eizenkot, qui tous deux ont été chefs d’état-major par le passé. De fait, Netanyahou a annoncé le 11 octobre la conclusion d’un accord pour la formation d’un gouvernement d’« union nationale d’urgence » incluant le parti de l’Unité nationale dirigé par le député d’opposition Benny Gantz, qui détient 14 sièges à la Knesset. Un cabinet « de guerre » a également été formé qui réunit Netanyahou, Gantz et Yoav Gallant, le ministre de la Défense. La direction de ce cabinet a été confiée à Eizenkot, membre du parti de l’Unité nationale et ancien chef d’état-major, et à Ron Dermer, le ministre des Affaires stratégiques. Enfin un troisième membre du parti de l’Unité nationale, Gideon Sa’ar, a rejoint le gouvernement d’urgence.
Le nouveau cabinet doit prendre des décisions difficiles. La première consiste à définir l’objectif que l’État hébreu cherche à réaliser avec cette guerre. Un quasi-consensus existe en Israël quant au fait qu’elle ne doit pas ressembler aux offensives précédentes menées par Tsahal contre Gaza : il faut changer radicalement de stratégie envers l’enclave et le Hamas de façon à éradiquer son pouvoir. Mais réaliser un tel objectif nécessite d’occuper militairement la bande de Gaza ou du moins d’en envahir de larges zones, car Israël ne pourra pas trancher cette question par des bombardements aériens, quel que soit le nombre d’installations et de bâtiments qu’il détruira et le nombre de massacres qu’il commettra. Or s’il choisit de se lancer dans une invasion terrestre, son armée essuiera des pertes considérables dans des combats urbains que le Hamas sait très bien mener. Ajoutons à cela que l’infanterie israélienne n’est pas suffisamment prête à lancer une offensive terrestre dans la bande de Gaza : il y a une grande différence entre ce qu’elle fait en Cisjordanie, où elle joue le rôle de la police et affronte des groupes sans entraînement militaire dotés d’armes surannées, et ce qu’elle peut trouver à Gaza, où les unités militaires du Hamas et des autres factions maîtrisent les combats urbains et possèdent un bien meilleur armement. Il semblerait que ces dernières années, au lieu de s’attacher à développer ses capacités terrestres, Israël ait préféré investir dans les forces aériennes, la cybersécurité et les renseignements. Il est donc probable qu’il retarde le lancement d’une offensive terrestre d’envergure sur Gaza, malgré les forces impressionnantes qui sont massées à la frontière avec l’enclave.
Ces derniers jours, plusieurs anciens commandants militaires de haut rang, comme Amos Yadlin, ex-chef des renseignements militaires, et Israël Zif, chef du centre d’opérations de l’armée et ex-commandant de la division de Gaza, ont appelé à utiliser l’arme aérienne le plus longtemps possible pour frapper l’infrastructure du Hamas, détruire les quartiers où se trouve le mouvement et viser ses chefs et ses membres sans exception, et ainsi préparer du mieux possible la voie à une invasion terrestre à laquelle participeraient différentes formations d’infanterie, mais qui ne viserait pas forcément l’occupation de la totalité de la bande de Gaza. L’État hébreu s’attend à ce que cette invasion terrestre entraîne de grandes pertes dans les rangs des civils palestiniens, ce qui pourrait infléchir la position des grandes puissances qui actuellement le soutiennent activement. Il semblerait que sa campagne de bombardements intensifs vise d’une part à faire fuir les habitants, et d’autre part à les faire se retourner contre un pouvoir qui leur a valu un siège sans fin et des guerres et des cataclysmes à répétition, si bien qu’ils accepteraient n’importe quelle autre forme de pouvoir.
Si la guerre s’achève sans anéantir entièrement l’autorité du Hamas, et quelles que soient les pertes qu’il aurait essuyées, la direction israélienne se retrouvera face à un échec cuisant, qui s’ajoutera à toute la série de ratés stratégiques mentionnés plus haut. Car le maintien au pouvoir du Hamas signifierait le retour au statu quo ante.
D’aucuns craignent en Israël que la guerre contre Gaza, qui s’annonce longue et difficile, entraîne une extension du conflit sur le front libanais, où la tension augmente avec le Hezbollah. Si Israël devait s’aventurer à combattre sur deux fronts, voire plus, il essuierait d’importantes pertes humaines et son infrastructure subirait de lourds dégâts.
La direction militaire et politique israélienne table sur le fait que le Hezbollah n’entrera pas en guerre, et que sa force militaire est faite essentiellement pour protéger son projet au Liban, et avant tout le projet nucléaire iranien, et pour dissuader Israël de l’attaquer. Mais elle pense aussi que le Hezbollah n’empêchera pas les factions palestiniennes présentes au Liban de mener des actions limitées à travers la frontière. En d’autres termes, le Hezbollah préservera l’« équation dissuasive » qui prévaut entre lui et Israël sans s’engager dans une guerre totale contre lui. Cependant certains craignent aussi qu’une erreur d’appréciation ou que les réactions – pour l’instant mesurées – de part et d’autre de la frontière conduisent à un embrasement général qu’aucune des deux parties ne souhaite. Israël laissera donc ses forces déployées sur le front nord en état d’alerte, à la fois pour dissuader le Hezbollah de s’engager plus avant dans la guerre, et pour riposter aux attaques ponctuelles menées par certains groupes palestiniens depuis le Sud-Liban.
Enfin, le sort des otages retenus dans la bande de Gaza est à l’épicentre des calculs stratégiques de cette offensive israélienne. On estime qu’au moins 130 otages civils et militaires sont aux mains du Hamas. De toute l’histoire du conflit avec Israël, c’est le plus grand nombre d’otages jamais capturé par des factions palestiniennes. Leur sort est crucial pour l’opinion israélienne et, dans une certaine mesure, il limite la marge de manœuvre du gouvernement dans son offensive contre Gaza. Celui-ci s’attache donc à montrer qu’il est entré en guerre pour restaurer son prestige et sa force de dissuasion, même si cela doit se faire en sacrifiant les otages. Il est conscient qu’il ne pourra pas les récupérer vivants sans conclure avec le Hamas un accord stipulant la libération de tous les prisonniers palestiniens présents dans les prisons israéliennes. Or à l’heure qu’il est, il n’est pas prêt à accepter une telle condition.
Conclusion
En plus des pertes humaines considérables qu’elle a causées, l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » a mis à bas le mythe de la suprématie sécuritaire et militaire de l’État hébreu, ainsi que de ses services de renseignement. Elle a aussi révélé la fragilité des fortifications qu’Israël a édifiées pour se protéger et s’isoler des Palestiniens qu’il maintient sous siège. Cependant, malgré ce camouflet et cette faillite, Israël est toujours convaincu qu’il peut continuer à occuper les territoires palestiniens sans en payer le prix et forcer les Palestiniens à accepter cet état de fait. Mais la rage qui se déchaîne en Israël et les appels à massacrer le plus de Palestiniens possibles ne feront pas plier les habitants de Gaza, ni les Palestiniens en général, où qu’ils soient, et ne briseront pas leur volonté. Ils continueront à lutter pour arracher leur liberté à l’occupant, même si Israël parvient à renverser le pouvoir du Hamas à Gaza – ce qui est peu probable.