02/06/2025

Égypte : quand le pouvoir s’empare des corps

Le corps citoyen entre surveillance, violence et domination
Par Ahmed Abdelhalim
photo prison bleue
Photo de Dibakar Roy sur Unsplash

Traduit de l’arabe par Racha Abazied

Le soir du samedi 12 avril dernier, la famille du jeune Mahmoud Asaad a annoncé sa mort au poste de police d’Al-Khalifa, au Caire, quelques semaines seulement après son arrestation par des agents de la police judiciaire du commissariat. Elle a accusé[1] les officiers de l’avoir torturé à mort, affirmant avoir constaté des traces de sévices sur son corps. Le parquet a été saisi pour enquêter sur les circonstances de ce décès.

Pratiquement en même temps, à l’extrême ouest de la République égyptienne, dans la ville de Marsa Matrouh, les forces de police ont emmené deux jeunes hommes originaires de la ville — Youssef Eid Fadl al-Sarhani et Faraj Rubbash al-Fazzari — sur la route de Salloum, après s’être rendus d’eux-mêmes, pour les exécuter sommairement, en dehors de tout cadre légal.

Dans ces deux affaires, il ne s’agit pas simplement de violations de dispositions constitutionnelles garantissant les droits humains des citoyens lors de la garde à vue ou de la détention. Il faut replacer ces faits dans une histoire plus vaste : celle des meurtres commis par l’État égyptien, par l’intermédiaire de ses agents de sécurité. Ce phénomène renvoie à une relation historique — nouée puis transformée au fil du temps, depuis la fondation de l’État moderne sous Muhammad Ali (1805) — entre le pouvoir et les corps des Égyptiens.

Dans cet article, nous tenterons de comprendre, brièvement, la nature de ce lien historique entre l’autorité étatique et les corps des citoyens, et comment se manifeste cette possession par l’État à travers les pratiques de torture, de surveillance, d’emprisonnement et de mise à mort.

Une relation complexe entre pouvoir et corps dans l’histoire égyptienne

 

Ahmed Abdelhalim

Ahmed ABDELHALIM

Écrivain et chercheur égyptien, il écrit sur les questions de sociologie politique et les études du corps. Il est l’auteur de six ouvrages, entre littérature et recherche, portant sur le corps, la prison, la société, la politique et l’exil.

Avec la fondation de l’État moderne en Égypte, au début du règne de Muhammad Ali (1805), la manière dont l’État — et, en son centre, le pouvoir politique — considérait les Égyptiens et leurs corps s’est profondément transformée. Le corps du citoyen égyptien n’était plus perçu comme une entité autonome, capable d’interagir avec la société et les espaces environnants selon ses choix ou sa position sociale. Désormais, son existence quotidienne était subordonnée aux besoins du pouvoir : il travaille, vit, est enrôlé, combat, est emprisonné ou meurt selon la volonté de l’autorité.

Ce pouvoir nouveau, dont l’historien égyptien Khaled Fahmy a analysé l’émergence dans son ouvrage La quête de justice[2], s’est structuré autour d’une logique inédite. Fahmy y montre que la création de l’armée égyptienne a marqué un tournant décisif dans la conception de l’autorité de l’État : « exercer le pouvoir ne consistait plus à commander par la menace de mort pour préserver la souveraineté, mais à gouverner en vue de préserver la vie — et ce, pour une autre raison : gérer, améliorer et soumettre la vie à une surveillance rigoureuse et totale[3] ».

Ce fut là le point de départ d’une institutionnalisation de la « possession » des corps des citoyens par l’État, marquée notamment par l’apparition du recensement — le ta‘dād al-nufūs[4]  — destiné à enregistrer, ordonner et classifier les Égyptiens en fonction des besoins du pouvoir.

Selon Khaled Fahmy, c’est cette logique de contrôle et de gestion des corps qui a motivé l’introduction de la médecine moderne en Égypte. Les nouvelles recrues de l’armée, souvent originaires de la Haute-Égypte et envoyées vers la capitale protégée — Le Caire —, étaient exposées aux risques de mort liés aux épidémies et à la dureté du voyage. La médecine moderne devint alors un outil central pour préserver la vie de ces corps, car sans eux, le pacha n’aurait pas pu constituer son armée moderne ni mener ses projets de domination, qu’ils soient internes ou externes.

Par la suite, d’autres éléments viennent éclairer le lien entre le corps du fellah égyptien et les palais des pachas. Khaled Fahmy évoque, dans un article[5]  consacré à la torture, un épisode révélateur : la mise à mort d’un serviteur — ou « esclave », selon le vocabulaire de l’époque — du palais d’Ilhami Pacha, à la suite d’actes de torture. Le 6 novembre 1858, dans ce palais appartenant au fils d’Abbas Pacha et frère du khédive en poste, Saïd Pacha, un homme nommé Sultan al-‘Abd, ouvrier agricole du domaine, fut puni.

Sur ordre du directeur des écuries, Omar Bek, il reçut plus de mille coups de fouet pour n’être pas revenu à son poste deux jours après la date prévue. Privé de nourriture et d’eau après cette punition, son état de santé se dégrada rapidement, et il mourut des suites de ses blessures.

Peu après, des dizaines d’« esclaves » du palais, révoltés, fuirent vers le poste de police d’Al-Azbakiyya, au Caire, pour dénoncer les faits. Omar Bek fut arrêté, puis condamné à l’exil hors d’Égypte, sans possibilité de retour.

Cette histoire ne dit pas seulement la brutalité des maîtres de palais envers leurs serviteurs, ni même un exemple de justice rendue par les institutions de l’État. En réalité, la peine d’exil ne saurait être qualifiée de justice équitable pour la victime, d’autant que ceux issus des classes populaires, accusés de vol, de vagabondage ou de désertion de l’armée, subissaient alors des peines bien plus lourdes : flagellation, emprisonnement, exécution, tatouage punitif, voire mutilation (comme l’amputation d’une main).

Cet épisode révèle aussi que le directeur du palais a transgressé le monopole de l’État — en tant que pouvoir politique suprême — sur le droit exclusif de posséder, exploiter, préserver ou détruire les corps. Il met en lumière une vérité plus profonde : la torture est une pratique historiquement enracinée en Égypte, exercée sur les corps des plus pauvres, sacrifiés au pouvoir des pachas du khédivat comme à celui de la république. Ces corps, longtemps — et encore aujourd’hui — livrés à la violence, sont devenus le théâtre où se déploie le pouvoir dans toute sa brutalité politique, sociale et individuelle.

Représentations de la possession : torture et mise à mort du corps

Avec l’avènement de la République égyptienne, l’État a étendu son emprise en multipliant les institutions bureaucratiques, notamment dans ce qu’on appelle le secteur public. Au cœur de ce dispositif se trouvent les structures relevant des ministères de la Défense et de l’Intérieur : camps des forces de sécurité, forces centrales, armée, commissariats, directions de police, ainsi que les prisons civiles et militaires — dont le nombre n’a jamais autant augmenté que sous le règne d’Abdel Fattah al-Sissi[6] .

Dans les espaces placés sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, la torture est devenue une pratique systématique. La violence, autrefois infligée dans les palais des pachas, où l’« esclave » était torturé devant ses pairs, a été déplacée derrière les murs des prisons, des commissariats, des sous-sols des services de renseignement et de la sûreté nationale. C’est là que les détenus subissent les sévices des agents de sécurité. Le mot « esclaves » a été remplacé par « prisonniers », mais ces derniers peuvent être considérés comme des « esclaves modernes » dans l’univers carcéral égyptien : condamnés à une existence de servitude, privés de toute dignité humaine, en dépit des garanties formelles inscrites dans la Constitution égyptienne et dans les traités internationaux[7].

L’époque nassérienne a incarné de manière flagrante toutes les formes de torture, dont les objectifs pouvaient varier : extorquer des aveux (investigation), se venger (vengeance), ou éliminer physiquement la personne torturée (extermination individuelle, à distinguer d’un génocide collectif). D’autres institutions, extérieures au milieu carcéral — comme les autorités d’enquête — recouraient également à la torture, souvent pour obtenir des aveux. Certaines formes de torture, plus humiliantes, n’avaient d’autre finalité que l’abaissement, l’humiliation et la destruction symbolique de l’individu.

De nombreux récits documentent ces pratiques dans les régimes arabes et occidentaux, où la torture a servi à extorquer des aveux, à humilier ou à tuer. La Syrie, notamment, est un cas emblématique de cette instrumentalisation de la torture jusqu’à l’extermination

Le cinéma, miroir de l’histoire collective, a souvent représenté cette violence enracinée dans la société égyptienne. L’un des films les plus marquants est Nous sommes les gens du bus (Ehna Betou‘ el-Atobees), sorti en 1979, écrit par le journaliste Jalal al-Din al-Hamamsi et réalisé par Hussein Kamal[8].
Madbouli révéla plus tard que cette scène s’inspirait d’un fait réel. Une femme qu’il connaissait lui avait raconté s’être rendue, avec sa fille, au pénitencier militaire du Caire pour voir son mari, vers le milieu des années 1960. Celui-ci était entré dans la salle à quatre pattes, enchaîné comme un chien, provoquant l’effroi de son épouse et de sa fille face à l’humiliation subie en détention sous le régime nassérien.

Sous le régime de Hosni Moubarak, la torture humiliante était également largement répandue. Des vidéos authentiques, filmées dans les commissariats, ont été divulguées par des citoyens via les blogs et les réseaux sociaux, notamment entre 2005 et 2011, révélant au grand jour l’humiliation systématique infligée aux détenus.

Des plaintes ont été déposées par des victimes ou leurs proches contre des officiers accusés de torture ayant conduit à la mort ou à l’humiliation publique. L’une des affaires les plus emblématiques remonte à 2006, lorsqu’un policier d’Alexandrie a soumis un citoyen à des sévices, l’a contraint à porter une chemise de nuit féminine, puis l’a exhibé dans la rue, devant ses voisins, dans son propre quartier, pour l’humilier et le déshonorer[9].

D’autres cas de torture[10] ayant entraîné la mort sont tristement célèbres, comme celui de Khaled Saïd, tué en juin 2010, et celui de Sayed Bilal, assassiné en janvier 2011. Ces deux affaires ont constitué des déclencheurs majeurs de la révolution de janvier 2011.

Juillet 2013 : restauration violente du pouvoir sur les corps

Depuis juillet 2013, date à laquelle Abdel Fattah al-Sissi accède au pouvoir en tant que chef du coup d’État militaire, puis comme président de la République — poste qu’il occupe toujours —, la force et la brutalité des appareils sécuritaires égyptiens n’ont cessé de s’intensifier et de se consolider. Ces appareils ont depuis été restaurés dans toute leur puissance répressive, alors qu’ils avaient été affaiblis, désorganisés et brisés — matériellement, psychologiquement et symboliquement — par la révolution de janvier 2011, notamment lors du 28 janvier (le « vendredi de la colère »), jour où ils s’étaient retirés de l’espace public face à la montée de la révolte populaire.

Cette restauration répondait à un objectif éminemment politique : les forces de sécurité devaient écraser le vaste mouvement de contestation mené par les islamistes opposés au coup d’État, en particulier les sit-in et manifestations organisés sur les places publiques et dans les universités. Pour étouffer ces mobilisations, le régime avait besoin d’un appareil sécuritaire fort et brutal — et c’est précisément ce qui s’est mis en place.

Dès 2017, tous les mouvements de protestation pacifique menés par les islamistes avaient été éradiqués, au prix de milliers de morts et de blessés. Parallèlement, les forces de sécurité étaient également parvenues à neutraliser les dernières actions de violence armée dirigées contre l’État ou ses représentants, menées par divers groupes islamistes aux appartenances organisationnelles et idéologiques variées.

Mais cette restauration de la violence d’État ne s’est pas limitée aux figures politiques de l’opposition. Elle s’est également exercée — comme c’est historiquement le cas depuis la naissance de l’État moderne égyptien — contre les classes populaires et les milieux pauvres, communément appelés dans la société égyptienne « les gens du peuple ».

Les cas de morts sous la torture dans les commissariats se sont multipliés ces dernières années. L’un des plus emblématiques est celui d’Islam Al-Australi, tué en septembre 2020 [11] dans le quartier d’Al-Mounib. À la suite de ce drame, des manifestations ont éclaté : les habitants ont scandé des slogans accusant les agents du ministère de l’Intérieur de l’avoir assassiné.

Le jeune homme avait été emmené de force au commissariat par un policier, accompagné de plusieurs collègues, à la suite d’une altercation. Sa famille a ensuite été informée de son décès. D’autres cas similaires ont été signalés, notamment des assassinats de conducteurs de tuk-tuks par des policiers dans plusieurs provinces du pays[12].

Dans ce type de situation, les autorités nient systématiquement les accusations de torture[13] et déploient tous les moyens possibles pour se soustraire à leurs responsabilités. Les médias — journaux et chaînes de télévision, majoritairement contrôlés par les services de censure de l’État — évitent de relayer la moindre information ou enquête sur l’affaire, au moins jusqu’à la publication d’un communiqué du parquet. Celui-ci s’appuie généralement sur les conclusions du médecin légiste pour trancher : s’agit-il d’un décès naturel ou d’un décès sous la torture ?

Les procédures judiciaires, qu’il s’agisse d’enquêtes ou de procès, sont alors enclenchées selon les dynamiques internes du pouvoir et l’équilibre des forces entre les différentes parties. Si la personne responsable de la mort est un officier, l’affaire ne suit pas le même parcours que si le suspect est un simple agent. Le traitement du dossier varie selon le grade du policier, son réseau de relations, mais aussi selon la position sociale de la victime et les ressources de sa famille — notamment leur capacité ou non à réclamer justice avec ténacité.

L’État ne punit pas un meurtrier pour rendre justice à la victime. Bien que ce soit là l’apparence que donne parfois le système judiciaire, la réalité est toute autre : si l’État punit, c’est parce que l’auteur du crime a usurpé ce qu’il considère comme son propre « droit » de vie et de mort sur le corps du citoyen. Comme par le passé, l’État se réserve le monopole absolu sur cette souveraineté corporelle : lui seul, en tant que pouvoir politique suprême, peut décider de préserver, de punir ou de détruire un corps. Ce droit n’appartient à aucun individu, même s’il est membre de l’appareil d’État, qu’il soit simple agent ou officier.

À titre d’exemple, aucun des officiers responsables du massacre de centaines de manifestants sur la place Rabaa al-Adawiya[14], le 14 août 2013, n’a été poursuivi. La différence ici réside dans le fait que cette tuerie avait été décidée au plus haut sommet de l’État, dans le cadre d’un état d’exception[15]. Il s’agissait d’une exécution de masse à caractère « fonctionnel », menée par les agents de l’État sur ordre direct du régime.

En revanche, dans les cas individuels où la mise à mort n’a pas été ordonnée par une décision politique explicite, les autorités peuvent laisser les procédures judiciaires suivre leur cours — sans pour autant viser une justice réelle ni défendre le droit du citoyen à vivre sans torture ni assassinat.

Dans Ibrahim Labyad, film écrit par Abbas Abou El-Hassan et réalisé par Marwan Hamed (2009, sous Moubarak), cette idée du « droit exclusif » de l’État de tuer est mise en scène. Dans l’une des séquences, l’acteur Amr Waked (interprétant Achri) tente d’expliquer la témérité de son ami Ibrahim Labyad (joué par Ahmed El-Sakka) lors des bagarres de rue. Il déclare :

« Le gouvernement te tourne le dos pour n’importe quoi, même si t’es fendu en deux… sauf pour le meurtre. »

Ce que cette phrase dit, en dialecte égyptien — et que tous comprennent dans la société —, c’est que l’État tolère tout : coups, blessures, violences dans les rues ou entre bandes. Il réagit avec une froide indifférence. Mais lorsqu’il s’agit de meurtre, il intervient avec fermeté. Non pas parce qu’une vie humaine aurait une valeur en soi, mais parce que le corps du citoyen appartient à l’État. Le tuer sans son aval, sans sa décision souveraine, constitue une transgression inacceptable.

Possession et contrôle : la surveillance permanente du corps

Une fois restauré dans toute sa puissance, l’appareil sécuritaire égyptien ne s’est pas limité à la répression, à la torture et à l’emprisonnement. Il a également mis en place ce qu’il appelle une stratégie de « suivi » — en réalité illégale — visant les anciens détenus politiques ou les citoyens soupçonnés d’activités politiques.

Ainsi, une fois libérés, ces individus demeurent sous la surveillance active des services de sécurité, qui les contactent régulièrement — chaque semaine ou toutes les deux semaines — pour leur ordonner de se présenter dans des lieux de détention relevant de l’État : postes de police, centres de sécurité, casernes ou bâtiments de la sûreté nationale.

Ces convocations provoquent une détresse psychologique profonde. Lorsqu’ils s’y rendent, les anciens détenus ignorent ce qui les attend : parfois, ils sont relâchés au bout de quelques heures ; parfois, après plusieurs jours ; parfois, ils ne ressortent pas du tout. Ils peuvent être victimes de disparition forcée ou accusés de nouveaux délits fabriqués de toutes pièces, avant d’être réincarcérés pour des mois, voire des années[16].

Le système répressif mis en place après juillet 2013 a méthodiquement brisé les personnes passées par la prison. Ces individus, exposés pendant des années à des expériences de vie destructrices, ont vu leur identité et leur corps lentement démantelés dans un système qui ne respecte ni les règles pénitentiaires, ni les conventions humanitaires, ni même les standards minimaux d’une vie humaine digne.

Et lorsqu’ils parviennent à sortir de prison pour tenter de reprendre le cours de leur existence, ils restent piégés dans une machine sécuritaire qui continue de les surveiller, de les convoquer, de les harceler ou de les arrêter à nouveau — comme si ce système incarnait une forme de « pouvoir insaisissable », pour reprendre l’analyse du sociologue polonais Zygmunt Bauman : un pouvoir auquel il est impossible d’échapper ou de s’opposer[17].

Par le biais de cette stratégie de surveillance continue — ces convocations régulières imposées aux anciens prisonniers —, le pouvoir met en place un mécanisme d’assujettissement, où les individus intériorisent les normes et contraintes sociales, reproduisant ainsi leur propre subordination, comme l’analyse la philosophe américaine Judith Butler[18].

Le pouvoir contraint ces individus à se rendre dans les bâtiments des services de sécurité pour une détention arbitraire, de quelques heures ou plusieurs jours, sans aucun fondement légal. À force, ce processus engendre une forme de résignation : une soumission volontaire au pouvoir répressif. Ces personnes finissent par se livrer d’elles-mêmes, corps et âme, à leur propre prison.

Une société sous surveillance, un pouvoir centralisé autour de la prison

Tout cela se déroule dans une société traversée par des crises économiques et culturelles, rendant pratiquement impossible une vie équilibrée pour les anciens prisonniers politiques. Il devient également illusoire de soigner ou de reconstruire ce qui a été déformé ou détruit à l’intérieur de la prison. Deux voies seulement semblent alors s’offrir à eux : continuer à vivre dans un climat de dépression, d’isolement et d’oppression, ou partir à l’étranger dans l’espoir d’échapper à l’enfermement.

Mais l’exil — qu’il soit volontaire ou forcé —, à en juger par les expériences de ceux qui ont quitté l’Égypte pour fuir la répression sécuritaire, ne garantit pas une vie sûre, stable ou propice à la reconstruction intérieure. Il s’agit bien souvent d’une prolongation de l’expérience carcérale, marquée par la peur, l’aliénation, l’isolement et l’expropriation de soi[19].

Ce ne sont pas uniquement les individus politiquement marqués qui sont surveillés par les services de sécurité, mais tous les citoyens égyptiens. Depuis 2019, une unité spécialisée a été créée au sein du parquet général : l’« Administration de l’information, de l’orientation et de la communication sociale ». Elle est chargée de surveiller toutes les activités sur les réseaux sociaux, en observant la manière dont les Égyptiens se présentent dans ces espaces numériques[20] — ce qu’ils expriment, verbalement comme corporellement.

De nombreux citoyens, hommes et femmes, avaient ainsi été arrêtés pour avoir diffusé des vidéos : il s’agissait de plaintes sur la cherté de la vie, d’expulsions forcées, de violences policières, ou encore de contenus humoristiques ou artistiques (chants, danses, sketchs, imitations, etc.).
Ces personnes avaient été emprisonnées sur la base d’accusations telles que la diffusion de fausses informations, l’incitation à la débauche ou d’autres chefs d’inculpation du même ordre, ce qui les avait entraînées dans l’engrenage du système carcéral.

Le pouvoir cherchait ainsi à contrôler chaque aspect de la vie des Égyptiens, jusque dans leurs gestes et leurs paroles du quotidien, aussi bien dans l’espace public que dans le monde numérique. En Égypte, la prison constituait l’instrument central de domination — à toutes les époques, et plus encore sous le régime actuel. Il existait une corrélation étroite entre la stabilité du pouvoir politique et celle de l’institution carcérale.

Un exemple contemporain en offrait une illustration saisissante. Le 29 janvier 2011, en pleine révolution, plusieurs prisons avaient été ouvertes, et un grand nombre de détenus s’étaient évadés. Ce moment mettait en lumière une vérité fondamentale : la stabilité du pouvoir reposait étroitement sur celle de l’institution carcérale — autrement dit, sur sa capacité à maintenir l’enfermement, à contenir les corps pour contenir la société.

À ce moment-là, la rue était en ébullition. Les forces de sécurité, submergées par la vague de protestation, avaient déserté leurs postes, abandonné leurs uniformes, disparu de l’espace public. Ce retrait soudain, conjugué à une situation d’émeute généralisée, avait déclenché un soulèvement carcéral. Certaines prisons avaient été ouvertes sur ordre direct, et les détenus en étaient sortis sur instruction.

D’autres prisonniers, dans un état de révolte et de clameur continue, exigeaient eux-mêmes de quitter les lieux, conscients de l’effondrement de l’appareil sécuritaire à l’extérieur.
À la prison de Minya, de nombreux prisonniers s’étaient évadés. Ceux qui étaient restés avaient capturé des membres du personnel pénitentiaire afin de faire pression sur les autorités et obtenir leur libération. Mais ces dernières avaient répondu par la force, provoquant des morts des deux côtés. Ceux qui n’avaient pas réussi à fuir étaient restés incarcérés[21].

Le pouvoir sécuritaire de Moubarak misait alors sur le chaos : il pensait que la fuite de ces prisonniers — perçus comme des monstres dans l’imaginaire collectif — sèmerait la peur parmi les manifestants, les poussant à supplier le régime de rester pour rétablir l’ordre. C’était la fameuse stratégie : « Moi ou le chaos ». Mais l’effet fut inverse.

Les révolutionnaires avaient eux-mêmes assuré la protection de leurs quartiers en organisant ce que l’on a appelé les « comités populaires ». Quant aux évadés — environ 26 000 prisonniers —, la majorité n’avait commis ni crimes, ni actes de vandalisme. Certains étaient rentrés chez eux, d’autres s’étaient cachés, et d’autres encore avaient été arrêtés de nouveau par l’armée, qui avait repris le contrôle dans une brutalité manifeste[22].

Même lorsque la société semble stable en apparence, des troubles ou des émeutes survenant à l’intérieur des prisons peuvent embraser la rue — à condition que l’information circule. Cela est d’autant plus vrai lorsque les prisonniers sont des détenus politiques, dont les réseaux d’influence à l’étranger — qu’ils soient militants, populaires ou médiatiques — peuvent relayer leur combat. Dans ce cas, ils incarnent un corps de résistance à deux dimensions : l’un à l’intérieur, l’autre à l’extérieur — mais l’un et l’autre indissociables.

Un exemple frappant en est offert par les grèves des détenus palestiniens dans les prisons israéliennes, où les actes de résistance menés à l’intérieur se sont intensifiés en lien direct avec les luttes extérieures contre l’occupation — et cela bien avant le 7 octobre. Cela complique considérablement la tâche du pouvoir, qui ne parvient pas à éteindre la résistance sur les deux fronts simultanément. C’est ce même principe qui animait la prise de la Bastille, en France, en 1789.

Tous ces exemples montrent à quel point la stabilité du pouvoir politique est intimement liée à celle de l’institution carcérale — et réciproquement.

Notes :

 

[1] « Signes de torture et de pendaison par les mains : détails du meurtre de Mahmoud Asaad au commissariat de Khalifa », (en arabe) Zawia 3, 14 avril 2025 : https://zawia3.com/el-khalifa/

[2] Khaled Fahmy, La quête de justice : médecine, jurisprudence et politique dans l’Égypte modern, Le Caire, Dar Shorouq, Première édition, 01 janvier 2022 : https://www.goodreads.com/book/show/61413486

[3] Ibidem, p. 101

[4] Jamal Badawi, L’Égypte vue par la fenêtre de l’histoire, Le Caire, Dar Shorouq, 1994 : https://www.goodreads.com/book/show/6326455

[5] Khaled Fahmy, « Histoire de la torture en Égypte » (en arabe), Kaledfahmy, 10 avril 2014 : https://bit.ly/436Qi5Q

[6]  « Le nombre de prisons égyptiennes s’élève à 88, dont 45 construites sous le régime de Sissi », (en arabe), Alaraby, 17 décembre 2021 : https://bit.ly/43pYWeF

[7]  « Pas de recul face à la torture en Égypte : diversité des fonctionnaires, méthodologie et uniformité des instruments de torture – Analyse de 569 témoignages de torture avant procès, de 2013 à 2021 », Egyptian Front, 03 avril 2025 : https://egyptianfront.org/ar/2025/04/569-torture-testimonies/

[8] Le film sorti en France sous le titre « Nous, ceux du Bus » est basé sur une histoire vraie mentionnée par l’écrivain Jalal al-Din al-Hamamsi dans l’un de ses articles inclus dans le livre : Jalal al-Din al-Hamamsi, Dialogue derrière les murs, Le Caire, Modern Egyptian Book, Première édition, 1975 : https://www.goodreads.com/book/show/12475341

[9] Voir le documentaire d’Al Jazeera, « Derrière le soleil : la torture dans les massacres du ministère de l’Intérieur égyptien pré-révolutionnaire », en anglais Behind the sun, visible sur : https://www.ifilms.media/video/behind-the-sun-2/

[10] Récit sur le film documentaire d’Al Jazeera, Behind the sun (en arabe), Al Quds, 09 février 2007 : https://bit.ly/3YVmeYi

[11] « ‘Le ministère de l’Intérieur est un voyou’ : des chants résonnent en Égypte après la mort d’un jeune homme dans un commissariat » (vidéo en arabe), Al Jazeera, 08 septembre 2020 : https://bit.ly/4k4YqJU

[12] « Arrestation du policier accusé d’avoir tué le ‘conducteur de la route d’Ahmar’ » (en arabe), Youm 7, 18 février 2016 : https://bit.ly/4k8MlDK

[13] « Le ministère égyptien de l’Intérieur nie qu’un détenu ait été tué sous la torture, tandis que des témoins le confirment (Regarder) » (en arabe), Arabi21, Londres, 25 décembre 2024 : https://bit.ly/4du0Pvq

[14]  « Égypte : sang, mort et flammes… Souvenirs du massacre de Rabaa al-Adawiya », Amnesty, 14 août 2015 : https://www.amnesty.org/ar/latest/news/2015/08/egypt-blood-death-and-flames-memories-of-the-rabaa-massacre/

[15] L’état d’exception désigne une situation dans laquelle le cadre juridique normal est suspendu par l’autorité souveraine, au nom de circonstances exceptionnelles (guerre, crise politique, insurrection, etc.). La première formulation théorique de ce concept revient au juriste et philosophe allemand Carl Schmitt, qui le définit dans Théologie politique comme le pouvoir, pour le souverain, de décider de la suspension de la loi face à un danger menaçant l’ordre établi. Cette définition implique que le souverain est celui qui décide de l’état d’exception, c’est-à-dire de la sortie temporaire du droit.
Ce concept a été largement repris et développé par le philosophe italien Giorgio Agamben, notamment dans son ouvrage L’État d’exception (publié dans la collection L’Homme sans visage), où il analyse les implications historiques et contemporaines de cette notion, notamment à travers les régimes d’exception modernes.
Voir : Giorgio Agamben, L’état d’exception, Madarat, première édition, 2015, p. 39.

[16] « Sur les conditions de détention et autres questions : Le Front égyptien pour les droits de l’homme a soumis cinq rapports à l’Examen périodique universel de la situation des droits de l’homme en Égypte, Front égyptien pour les droits de l’homme » (en arabe), Egyptian Front, 23 décembre 2024 : https://bit.ly/43I17vi

[17] Zygmunt Bauman, Le présent liquide : peurs sociales et obsession sécuritaire, Seuil, 15 mars 2007 : https://www.ombres-blanches.fr/product/11731/bauman-zygmunt-le-present-liquide-peurs-sociales-et-obsession-securitaire

[18] Judith Butler, La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, Amsterdam éditions, trad. Brice Matthieussent, Paris, 2022 : https://journals.openedition.org/lectures/59007

[19] Ahmed Abdel Halim, « L’après-carcération en Égypte De multiples tendances à l’intérieur et à l’extérieur du pays » (en arabe), Al Jumhuriya, 12 janvier 2023 : https://bit.ly/43aHyf4

[20] « Analyse du discours du ministère public » (en arabe), Afte Egypt : https://afteegypt.org/public-prosecution-discourse-ar

[21] Retrouvez le témoignage du lieutenant-colonel Amr El-Dardir sur ce qui s’est passé dans la prison de Minya, pour mémoire : Qui est derrière l’ouverture des prisons ?! Al-Badil TV, YouTube, publié le 31 janvier 2014

[22] Ahmed Azab, « Qui a ordonné l’ouverture des prisons ? Les activistes documentent la vérité », Al-Araby Al-Jadeed, Le Caire, 02 décembre 2014 : https://bit.ly/4kv9ZKg