Neuf mois après les élections législatives et présidentielles, durant lesquelles la coalition dirigée par le parti de Recep Tayyip Erdoğan (le Parti de la justice et du développement – AKP) a remporté la présidence et la majorité au Parlement, les élections municipales en Turquie du 31 mars étaient tout aussi attendues. Les résultats ont cependant été radicalement différents, consacrant une victoire écrasante pour le parti d’opposition. Le Parti républicain du peuple (CHP) a en effet pris le contrôle des conseils municipaux de 35 villes, y compris les trois plus grandes et les plus importantes de Turquie : Istanbul, Ankara et Izmir. Revers majeur pour le parti d’Erdoğan, les électeurs turcs, souffrant des conséquences d’une profonde crise économique et désillusionnés après deux décennies de règne de l’AKP, ont changé d’allégeances. De nombreux fidèles de l’AKP ont ainsi choisi de voter pour les conservateurs du Nouveau parti de la prospérité, tandis que le CHP a également arraché des voix au Bon Parti. Les petits partis qui s’étaient détachés de l’AKP ont quant à eux été marginalisés. Ces changements préparent le terrain pour une refonte majeure de la politique intérieure turque en prévision des élections générales de 2028.
Résultats et participation
Au total, 34 partis politiques ont participé aux élections. La compétition la plus suivie concernait les municipalités d’Istanbul et d’Ankara, en raison de leur importance démographique, économique et politique. À l’échelle nationale, le taux de participation s’est élevé à 78,6 %, marquant une baisse de 6 % par rapport aux élections de 2019 et la participation la plus basse depuis 2004. Cela est largement dû à la fatigue des électeurs découlant de la profonde polarisation de la société turque, rendue particulièrement évidente lors des dernières élections générales et du scrutin présidentiel, tenus en mai 2023. De nombreux partis ont perdu la confiance d’une grande partie de leurs électeurs qui, aussi rebutés par les jeux d’alliances électoraux, n’ont pas senti que leurs aspirations avaient été entendues. Ces dernières élections municipales ont vu l’opposition CHP remporter 37,8 % des voix, comparées aux 35,5 % de l’AKP, tandis que le Nouveau parti de la prospérité (YRP) est arrivé en troisième position avec 6,2 % des votes.
Tableau 1 : Répartition des votes des principaux partis aux élections municipales de 2019 et 2024
Résultats des principaux partis
1. Parti républicain du peuple (CHP)
La victoire du CHP est clairement visible sur la carte ci-dessous, où le parti est représenté en rouge. Le CHP a remporté 35 municipalités, contre 21 lors des élections de 2019. Il a également conservé sa main mise sur ls mairies des trois municipalités les plus importantes de Turquie : Istanbul, Ankara et Izmir. Sa marge est bien plus importante qu’en 2019 pour les deux premières villes, bien que son avance ait légèrement diminué à Izmir. À l’échelle nationale, le CHP a obtenu le plus grand nombre de voix, tous partis confondus, pour la première fois depuis 2002, avec 37,8 % des suffrages. De plus, contrairement aux élections de 2019, le parti a remporté la majorité dans les conseils municipaux d’Istanbul et d’Ankara. Dans la première ville, il est arrivé en tête dans 12 districts en plus des 14 qu’il contrôlait déjà, tandis que dans la seconde, il est passé de 3 districts à 16, sur les 25 qui composent la capitale.
Carte présentant les municipalités turques et les partis vainqueurs lors des élections municipales de 2024
Le CHP, dont l’influence a traditionnellement été limitée aux grandes villes côtières, a également remporté des votes sans précédents au cœur de l’Anatolie, y compris dans des villes relativement petites. Pour la première fois, il a pris le contrôle des municipalités de Manisa, Afyonkarahisar, Kilis, Kütahya et Zonguldak. Il a également remporté la municipalité du sud-est d’Adıyaman, une première depuis 1989, ainsi que les municipalités d’Amasya, Bartin, Giresun et Kastamonu, perdues depuis 1977. Ces résultats ont incité le président du CHP, Özgür Özel, à déclarer que ces élections municipales étaient les premières du bi-centenaire de la République turque, assurant aux partisans du parti qu’il remporterait les prochaines élections générales prévues en 2028[1].
Pendant des décennies, le CHP – le parti du fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk – avait rassemblé environ un quart des votes nationaux. L’élection du 31 mars marque une rupture dans cette tradition. Cela est en partie dû aux changements à sa tête, Kemal Kılıçdaroğlu ayant démissionné de son poste de chef de parti à la suite de la défaite du CHP aux élections générales de 2023. Le succès du CHP découle également d’une stratégie consistant à adopter des positions et à promouvoir des programmes pertinents pour les préoccupations des électeurs ainsi qu’à capitaliser sur la fatigue publique après vingt ans de vie politique dominée par l’AKP et l’échec de politiques économiques. Cela fait écho aux commentaires du leader du parti, Özel, pour qui les résultats des élections reflètent l’appétit des électeurs turcs pour le changement. Cependant, il est également important de noter qu’une portion significative des partisans du Bon parti (İyi) a changé d’allégeance pour voter CHP. Dans certaines villes, l’alliance non déclarée de ce dernier avec le parti DEM lui a également permis de remporter certaines municipalités, notamment Istanbul. La faible participation des électeurs traditionnels de l’AKP a également joué en faveur du CHP. Pourtant, malgré sa victoire écrasante, la popularité du CHP a diminué dans son fief, notamment à Izmir, ainsi que dans le district de Çankaya à Ankara, qui a été le siège du règne d’Atatürk, longtemps considéré comme un bastion du CHP.
2. Parti de la justice et du développement (AKP)
L’AKP du président Erdoğan a perdu 16 municipalités sur les 39 qu’il avait remportées lors des élections de 2019, y compris des villes du cœur historique du parti en Anatolie, telles qu’Adıyaman, Afyonkarahisar et Kilis. La plupart de ces municipalités sont passées au CHP, tandis que deux – Yozgat et Şanlıurfa – ont été remportées par le Nouveau parti de la prospérité. Le Parti de la grande unité a gagné dans la municipalité de Sivas. L’AKP a conservé les municipalités de Kocaeli, Gaziantep, Konya, Kayseri, Samsun, Trabzon, Sakarya, Ordu, Malatya, Kahramanmaraş et Erzurum.
Tableau 2 : Nombre de municipalités remportées par le CHP et l’AKP lors des trois dernières élections municipales
Parti | 2014 | 2019 | 2024 |
CHP | 13 | 21 | 35 |
AKP | 50 | 39 | 24 |
L’AKP n’a pas été seul dans sa défaite. Son allié parlementaire, le Parti d’action nationaliste (MHP), a également perdu 5 des 11 municipalités qu’il avait remportées en 2019, toutes au profit du CHP. Le MHP a toutefois réussi à conserver les municipalités de Kırklareli, Çankırı, Erzincan, Osmaniye et Kars. Il a également arraché deux municipalités à l’AKP, à savoir Tokat et Gümüşhane[2].
Bien que le pourcentage de votes pour l’AKP (35,5 %) soit presque identique aux 35,6 % obtenus lors des élections générales de mai 2023, une comparaison avec son score lors des précédentes élections municipales de 2019 est plus révélatrice. À l’époque, le parti au pouvoir avait reçu 44,3 % des voix. L’AKP a donc perdu près d’un dixième de ses électeurs entre 2019 et 2024, un constat d’autant plus important que les résultats des élections municipales en Turquie sont considérés comme de meilleurs reflets des réalités et préoccupations quotidiennes des électeurs que les sondages nationaux.
3. Le Nouveau parti de la prospérité
Le succès du Nouveau parti de la prospérité a été la deuxième principale surprise des élections de mars. Malgré sa création récente en 2018 et sa participation aux élections sans coalition, le parti est arrivé en troisième position, avec 6,2 % des voix. Il a remporté deux municipalités, Yozgat et Şanlıurfa, au niveau provincial, ainsi que plusieurs autres sous-districts. Il est également arrivé deuxième dans des villes importantes comme Konya[3]. Ce résultat inscrit le Nouveau parti comme un acteur majeur de la vie politique turque.
4. Le Bon Parti (İyi)
Le Bon parti a été un autre grand perdant des élections municipales. Il avait décidé de se présenter seul aux élections, abandonnant son alliance avec le CHP après la défaite de leur bloc lors des élections générales de 2023. La part des voix municipales du Bon Parti a chuté de 8 % en 2019 à seulement 3,5 % en 2024, bien en dessous des estimations qui, jusqu’à l’année dernière, lui attribuaient entre 10 à 12 % des suffrages. En fin de compte, le Bon Parti n’a remporté qu’une seule municipalité.
Le parti semble avoir été plongé dans la confusion depuis sa mauvaise performance lors des élections générales. Sa dirigeante Meral Akşener avait rejoint le CHP dans une alliance de six partis (l’Alliance nationale) contre le président Erdoğan, puis l’avait quittée, pour y revenir trois jours plus tard. Elle avait également fermé les yeux sur l’alliance conclue avec l’opposition kurde, sapant la confiance des supporters nationalistes turcs du parti.
En conséquence, on estime que la moitié de ceux qui avaient voté pour le Bon Parti lors des dernières élections ont choisi de voter pour le CHP cette fois-ci. Ce revers a fait naître une pression au sein du parti pour que Akşener démissionne. Il est fort probable qu’elle le fasse, surtout après avoir publiquement annoncé que si son parti perdait, elle « rentrerait à la maison »[4].
Analyses des résultats
Plusieurs facteurs ont déterminé les résultats de ces élections. Parmi eux :
1. L’économie
Avant même que la crise du Covid et la guerre en Ukraine ne fassent flamber les prix du carburant et de l’alimentation, les Turcs luttaient déjà contre une inflation à deux chiffres. En 2022, celle-ci avait atteint plus de 70 %, le taux le plus élevé depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002. Les ménages turcs ont vu leur pouvoir d’achat s’effondrer alors que la valeur de la lire est passée de deux pour un dollar, en 2015, à environ 30 livres pour un dollar aujourd’hui. Aucune des politiques d’Erdoğan, y compris le changement du gouverneur de la Banque centrale et de son équipe économique, n’a réussi à freiner l’inflation ou à maîtriser l’effondrement du taux de change[5]. Par conséquent, les revenus d’environ sept millions d’électeurs turcs se situent aujourd’hui dans la catégorie du salaire minimum.
2. Les retraites
Il y a environ 16 millions de retraités en Turquie dont la retraite s’élève en moyenne à seulement 11 000 livres (340 dollars) par mois, même après la dernière augmentation approuvée par le gouvernement début 2024. Les retraités fonctionnaires se plaignent également d’avoir été traités de manière injuste par rapport aux employés de l’État, dont les salaires ont été augmentés à plusieurs reprises au cours des deux dernières années en réponse à l’inflation, alors que les retraites publiques elles, n’ont pas été ajustées. Les retraités ont historiquement été un électorat clé pour l’AKP, mais en mars, il semble que beaucoup d’entre eux aient décidé que le parti ne représentait plus leurs intérêts. Le Nouveau parti de la prospérité a capitalisé sur ce sentiment, se présentant comme leur allié. Après les élections, Erdoğan a admis que le gouvernement avait échoué à aborder la question des retraites[6].
3. La sélection des candidats
Selon de nombreux observateurs, l’insistance de l’AKP à présenter d’anciens candidats bénéficiant de peu de soutien populaire a sévèrement endommagé les chances électorales du parti. Les électeurs sélectionnent en effet leurs candidats non seulement sur la base des programmes électoraux, mais aussi sur la crédibilité des candidats eux-mêmes. Ainsi, certaines des nominations effectuées par l’AKP ont pu pousser les électeurs à voter pour d’autres partis, ou à s’abstenir[7].
4. L’échec des alliances
L’AKP n’a pas réussi à persuader le Nouveau parti de la prospérité de le rejoindre dans une alliance électorale. Ce dernier avait posé trois conditions : la Turquie devait interrompre toutes les transactions commerciales avec Israël en raison de la guerre à Gaza ; fermer la base radar de Kürecik de l’OTAN dans le sud du pays ; et augmenter les pensions de l’État à 20 000 livres turques[8]. L’AKP a également renoncé à unir ses forces avec son ancien allié, le MHP, dans les villes où chacun pensait pouvoir concourir l’un contre l’autre, convaincus que le CHP n’y aurait aucune chance. Ces calculs se sont avérés erronés dans de nombreuses villes, entraînant des pertes pour les deux partis.
5. Le faible taux de participation
Une participation électorale relativement faible a été particulièrement préjudiciable au parti au pouvoir, l’AKP.
6. La guerre à Gaza
Bien que les questions de politique étrangère ne jouent généralement pas un rôle majeur dans les élections municipales turques, certains éléments indiquent que la position du gouvernement concernant la guerre menée par Israël contre la bande de Gaza peut avoir eu un impact sur les résultats. De nombreux électeurs ont exprimé leur mécontentement face à la manière dont le gouvernement turc a réagi à la guerre, en écrivant des slogans sur les bulletins de vote ou sur les réseaux sociaux. Erdoğan a admis que son parti avait subi de lourdes attaques en raison de sa position sur la guerre à Gaza. Dans un discours, il a déclaré : « Malheureusement, même sur une question telle que la crise de Gaza, pour laquelle nous avons fait tout ce que nous pouvions et en avons payé le prix, nous n’avons pas réussi à repousser les attaques politiques et à convaincre certains cercles de notre position. Nous ferons certainement des évaluations sur ces questions, y compris leurs avantages et inconvénients[9].
7. Les préoccupations locales
De nombreux autres problèmes peuvent avoir influencé le vote de l’électorat turc. La prolifération des chiens errants inquiète de nombreuses personnes en Turquie. 30 personnes ont été tuées par des chiens errants en 2022 seulement – un fléau dont la gestion revient avant tout aux municipalités. Cependant, il semble clair que le désir de changement politique des citoyens turcs après près d’un quart de siècle de pouvoir de l’AKP a joué un rôle déterminant dans les résultats de ces élections.
Conclusion
Le coup dur porté à l’AKP lors des élections municipales de 2024 en Turquie pourrait avoir des répercussions sur de nombreuses initiatives inscrites à son agenda, notamment la rédaction d’une nouvelle constitution civile proposée par le président Erdoğan. Erdoğan a reconnu que les élections pourraient constituer un tournant pour son parti. On peut donc s’attendre que ce dernier subisse des changements majeurs dans sa structure et ses politiques – notamment économiques – pour endiguer toute nouvelle perte de soutien populaire.
Le CHP, pour sa part, cherchera probablement à capitaliser sur sa victoire pour l’utiliser comme rampe de lancement lors des prochaines élections générales. Les maires d’Istanbul et d’Ankara, Ekrem İmamoğlu et Mansur Yavaş, ont chacun renforcé leur influence sur la scène politique turque, en vue des élections de 2028. Yavaş a laissé entendre qu’il pourrait se présenter à la présidence, affirmant que son succès à Ankara pourrait se répercuter sur l’ensemble de la Turquie. Mais certains craignent une rude bataille interne au sein du CHP pour savoir qui sera le candidat du parti, d’autant plus que le président Özgür Özel s’est également imposé comme figure politique influente, compte tenu de son succès dans la gestion des affaires internes du parti. Cela pourrait augurer d’une confrontation avec İmamoğlu, qui a obtenu près de cinq millions de voix à Istanbul et qui a déjà commencé à se comporter comme un candidat à la présidentielle et un chef de parti.
Enfin, les élections municipales de 2024 ont déjà un impact majeur sur la scène politique turque. Leurs conséquences vont probablement prendre la forme de changements profonds au sein et entre les partis politiques alors qu’ils se préparent à la prochaine bataille électorale en 2028 et se doivent d’envisager la politique sans Erdoğan, qui exerce actuellement son dernier mandat présidentiel autorisée par la Constitution.
NOTES :
[1] « CHP Chairman Özgür Özel: ‘We Will Put Atatürk’s Party in Power at the First General Elections of the Second Century' », site du CHP, 31 mars 2024, consulté le 4 mars 2024, sur : https://n9.cl/r3xz6.
[2] Yeni Şafak, « Türkiye Local Election Results 31 March 2024 », consulté le 2 avril 2024 sur : https://n9.cl/pckq3t.
[3] Ibid.
[4] Oksijen, « Akşener: If you don’t vote, I will go home and stay away from politics », 8 mars 2024, consulté le 3 avril 2024, sur : https://n9.cl/hvm2o.
[5] Yeni Şafak, « President Erdoğan evaluates the local elections, emphasizing the ‘disease of arrogance’: We either recover or melt like ice, » 2 avril 2024, consulté le 3 avril 2024, sur : https://n9.cl/ghmq1.
[6] « Doğan Bekin, Deputy Chairman of the New Welfare Party: The pensions of retirees will determine the outcome of the municipal elections », site du Nouveau parti de la prospérité, 1er février 2024, consulté le 3 avril 2024, sur : https://n9.cl/02vzmt.
[7] Yeni Şafak, « President Erdoğan evaluates the local elections ».
[8] Halk TV, « Erbakan tells AKP: Three conditions for withdrawing from Istanbul », 28 mars 2024, consulté le 3 avril 2024, sur : https://n9.cl/gjq1yh.
[9] Yeni Şafak, « President Erdoğan evaluates the local elections ».