16/12/2024

Éloge de l’inversion. Sexualités et rites de transgression au Maghreb

Recension de l’ouvrage de Khalid Mouna

Par Sara Scampini
Page de couverture de L'Éloge de l'inversion, sexualités et rites de transgression au Maghreb
Les affaires de « mariages homosexuels » survenues en 2007 à Ksar el Kébir puis à Sidi Ali ont suscité une grande agitation dans les médias marocains. Au-delà de l’émotion provoquée par l’association jugée scandaleuse entre une institution respectée comme le mariage et une forme de sexualité illégale, ces événements ont révélé une évolution dans la manière dont la question homosexuelle était abordée publiquement. À la suite d’enquêtes réalisées à Sidi Ali, il apparaît que la couverture médiatique de ces mariages homosexuels a servi de levier à une stratégie visant au « retour de la morale », dans le sillage de l’établissement du règne du roi Mohammed VI, plutôt qu’à l’expression d’un véritable débat sur la situation des homosexuels au Maroc.
Ainsi, Khalid Mouna, anthropologue et professeur à la faculté des Lettres et des Sciences humaines de l’université Moulay-Ismaïl à Meknès, dans son ouvrage Éloge de l’inversion. Sexualités et rites de transgression au Maghreb, paru en 2022 aux éditions de la Croisée des chemins, retrace le lien indissociable entre corps, genre et pouvoir dans le contexte maghrébin, à travers une étude ethnographique minutieuse qui mêle mythes et traditions.

Sexualité et jeux de pouvoir

Dans la société arabe préislamique et au début de l’Islam, la figure de « l’efféminé » n’était pas insolite. Au Maroc, par exemple, dès le XVIe siècle, Léon l’Africain décrivait la présence à Fès de pleureurs professionnels vêtus d’habits féminins. Ces rituels d’inversion des rôles de genre s’exprimaient dans des contextes spectaculaires, tels que ceux encore visibles aujourd’hui sur la place Jemaa el-Fna, à Marrakech, où des groupes de musiciens et de danseurs, souvent marginalisés, remettent en question les relations de genre et reflètent les tensions de la société. À Meknès – ville dans laquelle l’anthropologue a conduit ses recherches – cette pratique a acquis une dimension rituelle et symbolique, illustrant la manière dont les rapports de pouvoir et de genre se manifestent dans le contexte maghrébin, en particulier à travers les rites de transgression. Analyser l’inversion des rôles sexuels, soutient l’auteur, est un moyen de comprendre les rapports de pouvoir en tant que constructions sociales et politiques : on observe de nouvelles formes de pouvoir et une diversité de choix et de significations que les individus utilisent pour affirmer leur identité.

Dans ce contexte, différentes forces politiques – de gauche, de droite et islamistes – s’accordent pour considérer comme essentiel de défendre l’ordre moral, perçu comme menacé par des pratiques sexuelles « déviantes ». Le makhzen, l’appareil d’État marocain, se présente comme le garant de cette moralité, exerçant un contrôle étroit et omniprésent sur la société. Cependant, le corps politique est constamment défié par des formes de transgression qui remettent en question l’équilibre apparent entre les deux systèmes social et politique. Ces transgressions brouillent les frontières entre le corps social et le corps politique et se manifestent comme une tentative de déplacer les lignes de pouvoir, mettant en cause l’autorité elle-même. Ainsi, toujours selon Mouna, le corps humain ne doit pas seulement être perçu comme un objet physique : il est plutôt le lien entre le corps social et le corps politique, permettant une meilleure compréhension du fonctionnement d’une société. L’émergence du changement politique passe souvent par un « relâchement » du corps, symbole d’un assouplissement des structures sociales et politiques.
La sexualité devient alors une source de pouvoir en créant une relation de dépendance hiérarchique avec autrui. Cette dimension n’est jamais vraiment séparée de la politique : en effet, la sexualité devient un nouveau terrain d’affrontement où le pouvoir autoritaire règle ses comptes, en déclenchant des scandales pour isoler socialement ses opposants et miner leur crédibilité.

Les marges comme lieu de résistance

En proposant une approche ethnographique dans un domaine longtemps réservé à la sociologie, Mouna affirme que l’ethnographie ne prétend pas offrir une vérité absolue, mais cherche à montrer comment les marges interrogent les valeurs fondamentales de la société. À travers une description minutieuse des scènes et des processus d’interaction, la démarche ethnographique ouvre ainsi la voie à une remise en question de la dichotomie qui domine l’enseignement des sciences sociales au Maghreb. Cette approche anthropologique s’inscrit au cœur des dualités qui structurent la société maghrébine : statique et changement, islam populaire et islam officiel, pur et impur. Cette dernière dualité en particulier apparaît dans la classification des comportements sociaux liés à la sphère religieuse, définissant les limites entre ce qui est perçu comme acceptable et ce qui ne l’est pas.

Les marges, en effet, ne sont pas que des espaces en périphérie ; elles constituent des constructions politiques qui, comme l’expliquent les géographes, Nora Semmoud et Pierre Signoles[1], traduisent les rapports entre les pouvoirs publics et les territoires de pauvreté, et reflètent les dynamiques de domination exercées sur ces populations. Les marges partagent une caractéristique commune : le pouvoir de fragiliser l’ordre social, politique et religieux établi. Elles possèdent aussi la capacité unique de déplacer les frontières imposées par les forces dominantes et d’incarner une opposition aux valeurs soutenues par la moralité normative. Cette résistance se retrouve tant dans les écrits académiques, qui jugent ces pratiques comme archaïques et les interprètent comme des survivances, que dans les textes des défenseurs de l’orthodoxie islamique, qui les considèrent comme des menaces à l’ordre moral.

En s’intéressant aux marges, l’auteur cherche à repenser l’ordre social et les relations au pouvoir. La vie sociale, tout comme la vie politique, est traversée par des mythes et des rites d’inversion, parfois libérateurs, parfois asservissants, qui jouent un rôle essentiel en tant que moteurs de changement. Ce terrain amène à dépasser les abstractions de la connaissance pour explorer des questions concrètes liées à la sexualité, au corps, aux mythes et aux rites, qui se situent au carrefour du social et du politique. Le rituel, qui relie le visible à l’invisible, acquiert une dimension publique et interroge la capacité de l’État à gérer des enjeux tels que le genre et la sexualité. Les mythes et les rituels associés à la figure maraboutique d’Aïcha, par exemple, révèlent une identité sexuelle marquée par une indétermination queer. Ils utilisent le rituel comme un prisme pour brouiller les conventions de genre par un processus complexe de déguisement et d’inversion, défiant ainsi les normes établies.

Ainsi, la marge est souvent perçue comme une forme de déviance – qu’elle soit politique, économique ou sexuelle (homosexualité, « efféminement », etc.). Pourtant, la marge incarne aussi une forme de conformité qui échappe aux normes dominantes. Par son non-conformisme, elle trace ses propres frontières de pensée et donne à ses membres la possibilité d’affirmer leur identité, façonnée par leur appartenance à cet univers parallèle. L’essai de Khalid Mouna s’inscrit dans la continuité de son étude, publiée en 2020, sur l’identité de la marge[2], et s’attache à explorer comment la marge contribue à la construction du genre et du pouvoir dans la société.

Entre mythe et réalité : l’exemple d’Aïcha

Pour certains hommes efféminés, leur comportement féminin est attribué à l’esprit de Malika ; d’autres affirment être hantés par l’esprit juif de Mira, connue pour son goût pour l’alcool et les fêtes. D’autres encore se rattachent à l’esprit de Lalla Aïcha, considérée comme celle qui détourne la sexualité des hommes. Par ce rôle initiatique, Lalla Aïcha devient une source de baraka, cette bénédiction divine qui confère un pouvoir unique sur le monde masculin.

Elle représente un espace où l’anthropologie peut explorer des significations profondes, en plaidant pour la reconnaissance de souffrances sociales, économiques, politiques et culturelles. En effet, Aïcha est investie d’une symbolique qui éclaire les tensions existantes dans la société maghrébine et les rend visibles. À travers la figure de Lalla Aïcha, on peut observer les complexités de la société et ses contradictions profondes.

Aïcha Hamdouchiya, femme originaire d’Afrique subsaharienne, renforce la marginalité en incarnant une double exception dans le contexte maghrébin : marginalité raciale et marginalité sexuelle. Ce mythe est un outil précieux pour une compréhension progressive de la société, car il permet de retracer les étapes complexes de l’évolution d’un groupe social. Aïcha, perçue comme appartenant à une lignée de pouvoir, est dotée d’une puissance punitive comparable à celle du roi. Son autorité se manifeste dans le corps de ceux qu’elle « commande », exerçant un pouvoir d’exception qui échappe à la norme et au cadre juridique. Cette puissance absolue rappelle un état originel où les distinctions entre pouvoirs (législatif, exécutif, etc.) n’ont pas encore été établies, pas plus que les distinctions de genre et donc les distinctions sociales qui caractérisent notre contemporanéité.

C’est dans ce mouvement de résistance et de subversion que se dévoile le véritable enjeu des marges dans une société maghrébine marquée par des tensions entre l’officiel et l’informel, le religieux et le politique, le pur et l’impur. En définitive, l’étude de figures comme Aïcha souligne la puissance des marges en tant qu’espaces de négociation et de réinvention sociale. Ces zones périphériques deviennent des terrains d’expérimentation où se jouent des rapports de pouvoir alternatifs, défiant les structures dominantes. Par l’entremise du mythe et du rituel, les marges témoignent d’une dynamique complexe entre résistance et intégration. Elles rappellent que toute société, malgré ses hiérarchies rigides, est traversée par des tensions créatrices qui redessinent continuellement son équilibre. Ainsi, analyser ces tensions, comme le propose Khalid Mouna, invite à reconsidérer la place du marginal dans la construction de l’ordre social marocain.

Notes :

[1] Nora Semmoud et Pierre Signoles (dir.), (2020). Exister et résister dans les marges urbaines. Villes du bassin méditerranéen. Éditions de l’Université de Bruxelles, 320 p.

[2] Khalid Mouna, Identité de la marge, Approche anthropolique du Rif. Bruxelles, Peter Lang, 2020.

Khalid Mouna

Khalid Mouna est professeur à l’université Moulay Ismail de Meknès. Ses recherches portent sur la production et la consommation de drogues, les migrations internationales, le corps et les identités à la marge.