Depuis leur émergence au XXe siècle, les mouvements islamistes arabes naviguent entre ambition supranationale et inscription dans les cadres nationaux imposés par les régimes en place. Ce texte analyse les dynamiques historiques et contemporaines de cette tension, en mettant en lumière l’évolution de leur positionnement face à la question palestinienne. Il s’attarde notamment sur les recompositions idéologiques et politiques intervenues depuis le 7 octobre 2023, révélatrices des limites et des reconfigurations de l’islamisme transnational à l’heure des crises régionales.
Supranationalisme, mouvements islamistes et régimes arabes
Le monde académique s’intéresse depuis longtemps aux mouvements islamistes arabes, perçus comme un phénomène social, politique et culturel depuis leur émergence dans les années 1930, en particulier après la fondation des Frères musulmans en Égypte par Ḥassan al-Banna (1906–1949) en 1928. Alors même qu’ils étaient nés en réaction à la disparition de l’ordre islamique transnational de la Umma incarné par le califat, les Frères musulmans sont entrés en politique à la fin des années 1930, en adoptant les cadres de l’État-nation moderne en vigueur dans la région arabe. Cette dynamique s’inscrivait dans un contexte de présence coloniale occidentale et faisait suite à la chute de l’Empire ottoman en 1923[1].
Saif Alislam Eid
Saif Alislam Eid est chercheur au Centre arabe de recherches et d’études politiques (ACRPS, Doha). Il dispose d’une maîtrise en sciences politiques et en relations internationales de l’Institut de Doha pour les études supérieures.
L’étude des mouvements islamistes s’est progressivement développée selon divers axes d’analyse, parmi lesquels figure en bonne place la question du « supranationalisme ». Celui-ci renvoie à la manière dont les mouvements islamistes les plus influents se sont présentés aux nations comme les représentants de l’ensemble de l’Umma. Cela implique de considérer ces mouvements comme des acteurs supranationaux, opérant au-delà des frontières étatiques et aspirant à forger une identité située au-dessus de l’identité nationale moderne – une identité que les puissances coloniales ont contribué à façonner, que certaines luttes nationales modernes ont renforcée, et à laquelle certaines élites et dirigeants arabes ont cru et qu’ils ont contribué à faire progresser.
Les mouvements islamistes – et en premier lieu les Frères musulmans – se sont construits intellectuellement autour de la notion d’appartenance, d’identité et d’action supranationale. D’autres idéologies, telles que le marxisme, partageaient également cette conviction. Toutefois, les mouvements islamistes ne se distinguent pas uniquement par leur adhésion au supranationalisme : ils sont également uniques en ce qu’ils ont fait de l’islam l’identité même de leurs membres[2]. Ce trait distinctif est demeuré une caractéristique centrale de ces mouvements, ainsi que de nombreux courants islamiques issus de leur matrice, en dépit de la diversité de leurs méthodes, de leurs ambitions, de leurs pratiques et de leurs modes d’action. Lorsque les Frères musulmans ont implanté des branches dans plusieurs pays arabes et non arabes, ils l’ont fait en vertu de ce même principe, qui a permis leur expansion et leur enracinement dans divers contextes, jusqu’à devenir un phénomène supranational.
Le supranationalisme est demeuré un élément structurant des mouvements islamistes, tout comme il l’a été pour d’autres courants marxistes. Dans le même temps, il est devenu une question particulièrement sensible après la formation et l’indépendance des États arabes répressifs, ainsi qu’avec l’émergence d’identités nationales distinctes. Ces identités étaient inévitablement appelées à entrer en conflit avec des identités supranationales, voire à les réprimer. Il convient toutefois de souligner que la nature de ces affrontements ne relevait pas exclusivement de la sphère identitaire : ils opposaient, plus fondamentalement, les mouvements islamistes à des États détenant le monopole des instruments de répression. Ces affrontements ont souvent conduit en campagnes répressives visant à éradiquer l’existence même de ces mouvements et à les déraciner dans plusieurs pays arabes, notamment en Égypte – avec les campagnes de Nasser contre les Frères musulmans en 1954 et 1965, puis celle, toujours en cours, de Sissi depuis 2013 –, mais aussi en Algérie, en Tunisie, en Jordanie, en Libye, en Irak, et plus récemment en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis. À d’autres moments, ces tensions se sont atténuées, mais la question de l’identité supranationale est restée l’un des facteurs de confrontation avec les régimes arabes. Ces derniers l’ont souvent invoquée comme prétexte pour mener des campagnes de répression fondées sur l’accusation de « non-patriotisme », ou pour mettre fin à toute forme d’« affiliation » qui ne soit strictement confinée au cadre national.
Les campagnes répressives visant les mouvements islamistes se sont longtemps poursuivies dans plusieurs pays arabes. La logique de l’État-nation est parvenue, dans bien des cas, à dominer la vocation transnationale de ces mouvements, parfois par la répression et la coercition, parfois par un processus de domestication, consistant à les accoutumer aux contraintes du jeu politique dans les limites permises (quoique très restreintes) par certains régimes. Ainsi, la posture supranationale n’est plus restée marginale dans certains contextes, bien qu’il subsiste des cas particuliers où les mouvements islamistes ont toriquement appelé au jihad avec le soutien de certains régimes arabes[3] mus par des intérêts conjoncturels. Deux situations principales illustrent ce phénomène :
Premièrement, le jihad, notamment l’appel au jihad en Afghanistan contre l’Union soviétique dans les années 1980, qui fut directement soutenu par le régime saoudien. Les régimes égyptiens ont, dans un premier temps, appuyé cet appel, avant de se rétracter, pour ensuite réapparaître aux côtés d’autres appels au jihad, notamment en Bosnie-Herzégovine au milieu des années 1990, puis à nouveau en Afghanistan contre les forces américaines après l’invasion de 2001. Il était attendu – et cohérent avec la logique des États arabes – que ces régimes ne soutiennent pas ouvertement de tels appels, ce qui a conduit à une intensification de la répression contre les réseaux à dimension supranationale, jusqu’à en criminaliser les manifestations dans les contextes arabes, en les associant de manière durable aux appels au terrorisme.
Deuxièmement, la solidarité avec la résistance palestinienne, que les islamistes considèrent comme une question centrale et supranationale, devant être traitée indépendamment de toute contrainte d’ordre national, tout en la considérant également comme une cause nationale. Historiquement, les mouvements islamistes ont cherché à maintenir leur soutien à la cause palestinienne comme le dernier lien symbolique permettant à l’action islamique en faveur de la Palestine de conserver un caractère supranational, en grande partie affranchi des considérations propres à l’État-nation. La dimension morale de cette cause – à savoir son incontestable légitimité – ainsi qu’une solidarité populaire constante ont permis à ces mouvements de s’étendre. Toutefois, la réalité a démontré le contraire, notamment à une époque récente, comme nous l’illustrerons dans les sections suivantes de cet article.
Il ne nous est pas possible d’énumérer ici tous les tournants historiques qui ont contribué au déclin de l’action supranationale des mouvements islamistes au profit de la logique de la cause nationaliste arabe émergente dans la région – une logique à laquelle les islamistes ne furent pas les seuls à se rallier. Nous ne saurions néanmoins passer sous silence les révolutions arabes, qui ont éclaté en 2010 et qui, malgré les vagues successives d’alliances régionales visant à les contenir et à y mettre un terme sont toujours actives. Sans être les seuls acteurs en action, les mouvements islamistes ont en effet joué un rôle déterminant dans l’orientation de ces révolutions.
Les mouvements islamistes faces aux révolutions arabes
La première vague des révolutions arabes de 2010–2011, en Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen et en Syrie, a mis en évidence la présence active et influente des islamistes dans l’ensemble des pays ayant connu ces soulèvements. L’ascension simultanée des islamistes, en particulier en Égypte, a suscité la crainte de nombreux acteurs internes, notamment l’armée égyptienne[4], dont l’agenda politique repose sur la conviction que le pouvoir et la direction de l’État constituent un domaine qui lui revient exclusivement depuis le coup d’État militaire de 1952, lequel mit fin à la monarchie en Égypte. Certains acteurs externes ont, quant à eux, perçu la montée des islamistes égyptiens comme une trajectoire et un modèle susceptibles de favoriser l’émergence d’une alliance de mouvements refusant d’être confinés dans les cadres nationaux. Par ailleurs, les puissances régionales et internationales ont vu dans ces islamistes — à ce moment précis — non pas des alliés potentiels, mais bien des adversaires en puissance, en raison d’une idéologie jugée incompatible avec les intérêts occidentaux dans la région.
L’ensemble de ces facteurs a contribué à saper l’expérience islamiste du pouvoir dans des pays tels que l’Égypte et la Tunisie. À cela se sont ajoutés des éléments internes, tels que la faiblesse de leur culture politique, leur incapacité structurelle à gouverner, ainsi qu’un net déficit d’expérience en matière de gestion du pouvoir. En outre, le contexte politique — notamment en Égypte — était marqué par une polarisation aiguë, un manque d’expérience des acteurs politiques en matière de travail partisan et institutionnel, ainsi qu’une compréhension incomplète des dynamiques du pouvoir.
Ces facteurs ont contribué à l’effondrement précoce de l’expérience islamiste au pouvoir. Cette combinaison, qui a permis de renverser le régime islamiste en Égypte après à peine une année de tentative de gouvernance, a donné naissance à ce que l’on pourrait désigner comme « l’axe des contre-révolutions ».
Celui-ci a été incarné par des puissances régionales qui ont fait de l’hostilité envers les islamistes à la fois un mot d’ordre et un objectif stratégique de leur alliance, dirigée par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, une position à laquelle Israël a adhéré ouvertement[5]. Cette dynamique a culminé avec le coup d’État militaire de juillet 2013 en Égypte. L’escalade officielle arabe contre les islamistes s’est poursuivie, parfois en soutenant les régimes politiques de la région afin de les inciter à réprimer les islamistes, parfois en les désignant officiellement comme organisations terroristes. Cette logique a conduit à une phase inédite d’encerclement et de tentative d’éradication des mouvements islamistes dans plusieurs pays arabes, tels que l’Égypte, la Tunisie, la Libye, le Soudan et la Syrie — avant la chute du régime sectaire instrumentalisé dirigé par Bachar al-Assad –, et l’émergence d’un islamisme néo-pragmatique incarné par Ahmed al-Charaa.
Le monde arabe a atteint une nouvelle étape, sans précédent, dans la mise à nu des intentions des régimes arabes officiels à l’égard des mouvements islamistes, y compris le Hamas, que de nombreux régimes – en particulier ceux appartenant à l’axe des contre-révolutions – considèrent comme rien de plus qu’un mouvement islamiste qu’il convient d’éliminer afin qu’il ne puisse servir de modèle de résistance. D’un autre côté, l’appel lancé dès l’aube du 7 octobre 2023 par Muhammad al-Deif, commandant des Brigades al-Qassam, a constitué une véritable épreuve pour la notion de supranationalité au sein des milieux islamistes. Dans cet appel, al-Deif exhortait à l’unité et à l’action collective en réponse à l’appel du Toufan al-Aqsa (Déluge d’Al-Aqsa)[6] . Cette initiative a placé les islamistes face à leurs propres prétentions supranationales, dans un moment critique – d’autant plus que l’opération du 7 octobre, Déluge d’Al-Aqsa, s’est révélée sans précédent par son ampleur, sa nature, son succès tactique et le degré de précision dans ses détails, combinant plusieurs éléments militaires inédits ayant conduit l’opération à sa « réussite[7] ». Cette opération a été suivie d’un génocide perpétré par Israël, qui s’est traduit par un nombre sans précédent de civils tués dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Les mouvements islamistes, déjà affaiblis par la répression des régimes arabes, notamment en Égypte, ou réduits à une position marginale dans d’autres pays, comme nous le verrons plus loin, ont été profondément bouleversés par le « succès » du Hamas le 7 octobre et par la situation engendrée par cette opération, qui les a placés face à une épreuve sans précédent depuis la deuxième Intifada palestinienne en 2000. L’opération Déluge d’Al Aqsa a représenté une opportunité inédite pour les islamistes de renouer avec une certaine efficacité dans l’espace public, au sein de divers pays arabes où ils avaient été marginalisés au cours de la dernière décennie[8] , notamment en mobilisant l’axe de la « solidarité avec la Palestine », que ce soit par les manifestations ou les campagnes de collecte de fonds. Cette marginalisation résultait, selon les cas, d’une répression directe – comme pour la majorité des islamistes, en particulier en Égypte – ou d’un encadrement strict de leurs activités dans l’espace public, imposé par les régimes politiques, comme ce fut le cas des islamistes en Jordanie avant la fin avril 2025, ou au Maroc, comme nous le détaillerons dans cet article.
Après le 7 octobre, les mouvements islamistes se sont retrouvés face à une équation confuse : préserver leur propre existence afin d’éviter des affrontements violents avec les régimes politiques, et ainsi garantir leur sécurité, ou bien répondre à l’appel lancé. C’est cette même équation complexe dans laquelle est tombée la Résistance islamique au Liban, le Hezbollah, au début de la guerre qu’il a engagée le 8 octobre. Cette décision a conduit à une guerre ouverte, dépourvue de stratégie claire, qui a provoqué l’effondrement du mouvement et coûté la vie à son secrétaire général historique, Hassan Nasrallah[9]. C’est également cette équation que le mouvement Ansar Allah (les Houthis) a affrontée, en optant cette fois pour la seconde option : celle de s’engager pleinement. Forte de sa puissance croissante, la mouvance houthie a choisi d’entrer de manière inattendue dans la guerre de soutien à la Palestine – une guerre toujours en cours contre Israël –, ce qui l’a conduite à conclure un accord historique avec les États-Unis en mai 2025. Il convient de noter que le mouvement Ansar Allah n’est pas entré en confrontation avec un régime politique national comme cela avait été le cas face au gouvernement légitime du Yémen, mais avec des acteurs internationaux, qui ont mené des centaines de frappes aériennes sur le territoire yéménite ; des frappes qui se sont poursuivies même après l’accord conclu avec Washington.
Un an après l’opération Déluge d’Al Aqsa et depuis l’émergence d’un scénario de guerre régionale sur plusieurs fronts contre Israël, nous pouvons affirmer clairement (à la lumière des réactions des mouvements islamistes – ou de leur absence –), que les régimes arabes ont démontré leur capacité à restreindre l’espace d’action toléré (ou à domestiquer), ou à contenir avec succès leurs ambitions supranationales, en mobilisant l’ensemble des moyens à leur disposition. Cela s’explique par plusieurs raisons, au premier rang desquelles le refus catégorique de voir se développer une quelconque dynamique supranationale, notamment après le séisme provoqué par le Printemps arabe, ainsi que leur volonté de maintenir leurs pays à l’écart des logiques de conflit, pour des raisons à la fois internes et géopolitiques. Ils cherchent également à préserver un état de calme et de stabilité dans leurs relations avec Israël – même lorsque ce dernier les menace ou porte atteinte à leur sécurité nationale. À titre d’exemple, l’Égypte a subi de nombreuses violations de ses frontières depuis le 7 octobre, sans pour autant remettre en cause un statu quo pacifique qui perdure depuis des décennies, et plus précisément depuis le dernier affrontement entre une armée régulière arabe et Israël, il y a 52 ans.
Cela transparaît clairement dans les récits officiels véhiculés par les régimes politiques, selon lesquels toute confrontation avec Israël serait une entreprise perdue d’avance et mènerait les pays arabes à la destruction. Ce discours est particulièrement manifeste en Égypte et en Jordanie, et il a gagné en popularité depuis le 7 octobre. Par ailleurs, des dissensions sont apparues au sein même des mouvements islamistes, non seulement entre courants sunnites, mais aussi, comme à l’accoutumée, dans le cadre de l’opposition sunnite-chiite, ainsi que dans certains cas de tensions intra-sunnites entre mouvements islamistes. Un discours s’est imposé dans lequel de nombreux groupes, associations, mouvements, collectifs et cadres islamistes ont donné la priorité à leur ancrage national plutôt qu’à leur vocation supranationale. Cela, soit par crainte de la répression exercée par les régimes, soit pour se maintenir dans un rôle politique et social que leur assignaient les régimes autoritaires – comme ce fut le cas pour les groupes salafistes en Égypte et en Arabie saoudite –, motivés également par la peur de subir le sort réservé aux opprimés, ou encore dans le but de se prémunir contre les conséquences de confrontations directes avec le pouvoir politique.
La contradiction entre les mouvements islamistes et les différents acteurs politiques s’est cristallisée entre ceux qui se sont rangés du côté des régimes arabes, obéissant à leurs injonctions visant à contenir l’élan révolutionnaire déclenché par le Déluge d’Al Aqsa, ainsi que les réactions populaires attendues face au génocide perpétré à Gaza. Certains mouvements islamistes ont assumé ce rôle de manière organique – c’est-à-dire par conviction profonde qu’il leur incombait d’agir ainsi, afin d’aider les États arabes à éviter le sort réservé à ceux qui se dressent contre « la bête furieuse qu’est Israël, soutenue par les États-Unis ». D’autres mouvements islamistes, en revanche, ont soutenu le Déluge d’Al Aqsa sur le plan rhétorique, sans jamais fournir la forme d’engagement réelle, efficace et influente que la résistance palestinienne avait espérée et réclamée à maintes reprises[10] . Peut-être ne pouvons-nous mentionner qu’une seule exception notable : celle de la Jama‘a islamiyya du Liban (al-Jamāʿa al-islāmiyya), qui a affronté ouvertement l’occupation israélienne selon ses moyens, a soutenu le Hezbollah dans les combats, et a tenté de se frayer une place en tant que faction sunnite dans l’équation militaire. Ce mouvement a payé le prix fort lors de la dernière guerre au Liban, dans un contexte marqué par l’absence de l’État, et par un confessionnalisme structurel qui permet aux composantes politiques d’être armées – contrairement à d’autres pays que nous citerons plus loin, où les armes sont censées rester le monopole de l’État.
Les régimes politiques arabes ont surveillé de près les discours politiques et de mobilisation portés par les islamistes, réprimant tout ce qu’ils percevaient comme un possible retour à l’atmosphère des révolutions arabes, notamment lorsqu’il s’appuyait sur un discours de soutien à la résistance palestinienne. D’un autre côté, plusieurs acteurs islamistes ont pratiqué l’autocensure, pris dans une équation confuse où ils redoutaient de perdre leur sécurité ontologique, – tout en souhaitant maintenir leur discours politique en faveur de la résistance palestinienne – un discours dont le moment de vérité était précisément arrivé. La fracture intra-islamiste n’est pas apparue entre des courants traditionnels – tels que sunnites et chiites, par exemple –, mais s’est manifestée de manière claire entre des mouvements islamistes supposément liés de manière organique. Une ligne de fracture est ainsi apparue entre les visions des branches égyptienne, yéménite, jordanienne, marocaine, syrienne et algérienne des Frères musulmans, toutes pourtant censées appartenir à une même école de pensée. Cette division illustre, à mes yeux, un point essentiel : la logique de l’État-nation arabe est, jusqu’à présent, en train de l’emporter sur les mouvements islamistes.
Voici pourquoi et comment à travers un aperçu de du positionnement des mouvements islamistes vis-à-vis de la question palestinienne dans différents pays arabes :
Égypte
Les déclarations politiques des Frères musulmans égyptiens – qui ont subi un coup d’État militaire sanglant en 2013 et traversent depuis près d’une décennie de profondes divisions internes, tandis que la majorité de leur direction se trouve en prison ou en exil – se sont clairement positionnées en opposition frontale aux politiques du régime égyptien actuel. Ce dernier a été incapable d’apporter un soutien sérieux aux Palestiniens, a poursuivi sa coopération économique avec Israël, n’a pas ouvert le point de passage de Rafah malgré la menace de famine dans la bande de Gaza, et a réprimé tous les acteurs politiques ayant tenté de manifester leur solidarité avec les Palestiniens sur le sol égyptien[11].
Le discours tenu par les milieux proches des Frères musulmans a vigoureusement critiqué le régime égyptien actuel pour le maintien de relations officielles avec Israël – relations qui remontent à 1979, lorsque l’Égypte devint le premier pays arabe à établir des liens diplomatiques avec Israël, à la suite de l’accord de paix signé sous l’égide des États-Unis. Les déclarations des Frères musulmans d’Égypte ont exprimé leur soutien à l’ensemble des acteurs non étatiques ayant ouvert des fronts en appui à la résistance palestinienne dans son combat. Ils ont récemment soutenu l’Iran par l’envoi d’un message officiel adressé par le Guide adjoint des Frères musulmans, Salah Abdelhaq, au Guide suprême iranien, Ali Khamenei. Dans ce message, le mouvement affirme explicitement soutenir l’Iran dans sa lutte contre le sionisme, qu’il considère comme une bataille menée au nom de l’Umma. Le discours des Frères musulmans s’est ainsi aligné – sans possibilité d’action concrète – sur toute initiative opposée à Israël, sans jamais formuler de critiques à l’encontre des acteurs engagés, notamment ceux d’obédience chiite tels que le Hezbollah, les Houthis ou encore l’Iran. Il n’est guère surprenant que la confrérie égyptienne, malgré ses divisions internes, ait produit une déclaration d’un tel contenu. Cela s’inscrit dans un contexte où le mouvement a perdu l’ensemble de ses cartes politiques et a été décimé par la répression dans un environnement politique égyptien en total déclin. N’ayant plus rien à perdre, il a cherché à affirmer une position rhétorique de façade, sans parvenir à générer une quelconque dynamique politique susceptible de le replacer dans les calculs du champ politique – ni à l’échelle individuelle, ni à travers des prises de position collectives, qui ne relèvent désormais que de l’ordre de l’archive historique[12].
Yémen
À l’inverse, la branche yéménite des Frères musulmans, représentée par le Parti al-Islah, s’est illustrée par une posture en totale contradiction avec celle de la confrérie égyptienne. Les calculs politiques internes ont entraîné une perte notable de leur ancrage dans l’espace transnational. Les contraintes imposées par leur alliance avec l’Arabie saoudite – notamment le fait que de nombreux dirigeants du parti aient été déplacés ou se soient réfugiés dans ce pays – ont forcé al-Islah à adopter une position hostile au front de soutien initié par les Houthis d’Ansar Allah au Yémen, malgré le fait que ces derniers faisaient face à une agression internationale menée par des puissances occidentales, avec des bombardements au cœur du Yémen, y compris des frappes israéliennes. Ainsi, le Parti al-Islah a adopté une position de condamnation à l’égard d’Ansar Allah. Toutefois, cette position est restée ambivalente, oscillant entre rhétorique et inaction, en raison de la défaite stratégique subie par al-Islah au cours de la dernière décennie. Il est étonnant de constater à quel point les prises de position du mouvement al-Islah divergeaient de celles des Frères musulmans égyptiens et d’autres branches de la confrérie dans le monde arabe. Cela étant, il apparaît que les contraintes de la politique intérieure et la primauté des dissensions nationales et régionales ont joué un rôle déterminant dans la configuration de cette posture.
Jordanie
Depuis octobre 2023, les Frères musulmans de Jordanie ont adopté une posture prudente et équilibrée, fondée sur la nécessité de préserver leur survie collective ainsi que leur sécurité ontologique, à la lumière du sort réservé aux islamistes dans d’autres pays arabes, comme l’Égypte. Soucieux de maintenir leur présence dans l’espace public jordanien, ils n’ont toutefois pas renoncé à leur soutien rhétorique à la résistance palestinienne. Ce soutien s’est principalement manifesté à travers des moyens symboliques, tels que les manifestations organisées les vendredis et les rassemblements de solidarité. Les Frères musulmans de Jordanie ont organisé des marches hebdomadaires ininterrompues, tout en évitant soigneusement toute action susceptible de contrarier le régime jordanien ou le roi. Bien que la Jordanie ait adopté une position officielle condamnant le génocide perpétré à Gaza, elle a maintenu des relations diplomatiques avec Israël (en vertu de l’accord de Wadi Araba de 1994), ainsi que des échanges commerciaux ininterrompus depuis le début de la guerre. Sa position est restée faible, à l’instar de celle d’autres régimes arabes, quant à sa capacité à influer concrètement sur Israël pour obtenir la fin du conflit.
Par ailleurs, les Frères musulmans jordaniens ne se sont pas alignés sur le discours de la résistance palestinienne qui a appelé, par exemple, à marcher vers les frontières israéliennes ou en organisant un siège de l’ambassade américaine à Amman – ce qui a provoqué une certaine déception au sein de la résistance palestinienne.
Dans ses déclarations officielles, la branche jordanienne des Frères musulmans a appelé à soutenir « la position nationale et à faire confiance à la direction politique ». La situation est restée encadrée par une équation visant à préserver la survie du mouvement, tout en évitant tout acte de nature supranationale susceptible d’influencer le cours de la cause palestinienne ou de susciter l’hostilité du régime jordanien, soucieux de maintenir cet équilibre afin de prévenir une explosion régionale. Le groupe a atteint un tournant critique après que les autorités jordaniennes ont annoncé l’arrestation d’une « cellule de fabrication de roquettes », considérée comme une initiative réellement « internationale » en soutien à la résistance palestinienne. La majorité des personnes accusées par les autorités jordaniennes ont été présentées comme appartenant aux Frères musulmans, bien que nombre d’entre elles n’y soient pas officiellement affiliées, selon plusieurs sources. Dans un premier temps, le mouvement a publié une déclaration s’apparentant à une prise de distance, afin de préserver sa sécurité politique, sociale, juridique et existentielle.
Cependant, cette position s’est révélée inefficace face à la volonté farouche du régime jordanien de réprimer toute action véritable et significative. Les autorités jordaniennes ont officiellement annoncé l’interdiction des Frères musulmans après le premier affrontement au cours duquel – selon le récit officiel – des membres du mouvement auraient tenté de mener une « action supranationale sérieuse », invoquant le concept d’une seule nation, que les autorités jordaniennes ont considéré comme « nuisible à la sécurité nationale du royaume hachémite ». Le mouvement s’est alors engagé dans une pente dont les contours restent encore inconnus[13]. L’équation est restée inchangée jusqu’à aujourd’hui.
Maroc
La situation n’est guère différente pour le mouvement islamiste au Maroc, que le régime en place a utilisé, par l’intermédiaire du Parti de la justice et du développement (PJD), comme un outil pour signer l’accord de normalisation avec Israël en décembre 2020. Cet accord a causé plus de tort que de bénéfice au parti, qui a perdu à la fois le pouvoir et une large part de sa popularité, voyant son influence auprès de ses membres réduite de moitié. Le PJD est désormais confronté à une véritable crise de sécurité ontologique[14] [15]. Après le 7 octobre, les islamistes marocains – et pas seulement le PJD – ainsi que d’autres forces politiques, ont tenté de maintenir le même équilibre que celui des Frères musulmans jordaniens, comme s’il s’agissait du destin inéluctable des islamistes dans les monarchies consolidées. À cela s’ajoute un avantage géographique : l’éloignement des frontières israéliennes, qui a joué en faveur des islamistes marocains. Ceux-ci ont organisé des manifestations actives à travers le pays, sans que cela ne conduise à une confrontation directe avec le Makhzen, qui a maintenu sa relation étroite avec Israël, ni que cela ne perturbe les relations officielles maroco-israéliennes. L’équation semble donc se vérifier – du moins jusqu’à présent – en laissant un espace sécurisé aux islamistes marocains pour manifester dans des cadres bien définis et avec des slogans soigneusement choisis. Cet espace est perçu comme un exercice réussi de confinement opéré par l’État, cantonnant les islamistes à des cadres strictement nationaux sans aborder la dimension transnationale.
Algérie
Quant au mouvement islamiste en Algérie, il n’a manifesté aucun enthousiasme particulier pour une action concrète en faveur de la résistance palestinienne, se limitant à un soutien purement rhétorique et à l’adhésion à la position officielle de rejet de la normalisation. Cette position ne diffère pas fondamentalement du contenu de l’Initiative arabe présentée lors du sommet de la Ligue arabe à Beyrouth en 2002. Depuis le 19 octobre 2023, les mouvements politiques, y compris les mouvements islamistes algériens, ne sont plus autorisés à organiser des manifestations, à la suite de grandes mobilisations initiées par le Mouvement de la société pour la paix (HAMS), principal mouvement islamiste du pays. Ces mobilisations ne se sont reproduites qu’une seule fois, en avril 2025. Le régime politique algérien fonctionne selon une logique sécuritaire stricte, interdisant toute manifestation, notamment depuis le mouvement du Hirak de 2019, de peur que celles-ci ne servent de levier aux mouvements d’opposition, y compris islamistes, porteurs d’une mémoire douloureuse de leur affrontement avec l’État durant les années 1990, période connue sous le nom de Décennie noire. Par conséquent, les islamistes algériens semblent accorder une priorité plus grande à la préservation de leur sécurité ontologique qu’à l’engagement dans des causes supranationales susceptibles de les confronter au système politique et aux généraux de l’armée, déjà en proie à une certaine instabilité. Le régime politique algérien, quant à lui, redoute la création d’une opportunité politique qui pourrait menacer son équilibre. La politique de l’État visant à contenir les islamistes – ainsi que certains groupes de gauche – s’est révélée efficace jusqu’à présent, notamment après le 7 octobre, qui a constitué un véritable test pour le discours des mouvements islamistes dans l’ensemble du monde arabe. Ce test a mis à l’épreuve leur rhétorique immuable à propos de la question palestinienne, toujours considérée comme une cause non négociable.
Conclusion
Ces exemples issus de mouvements islamiques idéologiquement homogènes dans plusieurs États arabes illustrent une tendance plus large. Il serait nécessaire de poursuivre les recherches pour identifier et analyser la position des mouvements islamistes dans l’ensemble des pays arabes, ainsi que celle des acteurs non arabes actifs au Moyen-Orient. Toutefois, ce qui apparaît de manière manifeste jusqu’à présent, c’est la supériorité de la logique de l’État arabe autoritaire dans sa capacité à contenir et neutraliser les mouvements islamistes [16], au détriment des acteurs non étatiques dont les appartenances supranationales se manifestent ponctuellement à travers certaines actions. Il est également manifeste que la logique des États arabes forts ne se préoccupe plus véritablement de la notion de sécurité nationale arabe, laquelle entre désormais en contradiction avec la logique de la sécurité nationale propre à chaque État pris individuellement. Ainsi, un paradoxe s’est installé : la sécurité nationale d’un État arabe donné entre en conflit avec le concept de sécurité nationale arabe entendu comme une notion globale, fondée sur des principes que tous les États arabes seraient supposés adopter collectivement[15].
D’un autre côté, les mouvements islamistes continuent de souffrir d’une évaluation hésitante de leurs positions, tiraillés entre la tentation de composer avec des régimes politiques qui leur accordent une certaine marge de manœuvre en échange d’un strict contrôle, notamment au niveau supranational, et la confrontation – toujours perdante pour eux comme pour les sociétés arabes – avec des régimes autoritaires brutaux qui recourent systématiquement au discours de l’éradication des « radicaux » pour se légitimer auprès de l’Occident et, en retour, obtenir un soutien absolu en vue d’éliminer les islamistes. Cette bataille ne réussit finalement qu’à produire davantage de répression, de violence, et à faire perdre aux sociétés arabes les opportunités historiques de construire des États démocratiques solides, fondés sur le pluralisme politique, les valeurs de citoyenneté, les libertés collectives et individuelles, ainsi qu’une répartition équitable des richesses.
Notes :
[1] Il est utile, dans une discussion sur la formation de l’État arabe, de mentionner l’ouvrage suivant : Azmi Bishara, L’État arabe. Étude sur sa genèse et sa trajectoire, Doha/Beyrouth, Arab Center for Research and Policy Studies, 2024 [en arabe], notamment le chapitre consacré à l’Égypte. Voir également : Adham Saouli, The Arab State: Dilemmas of Late Formation, New York, Routledge, 2012.
[2] Voir le chapitre consacré à la question de l’identité dans : Khalil al-Anani, Inside the Muslim Brotherhood: Religion, Identity and Politics, Oxford, Oxford University Press, 2016.
[3] Par exemple, en autorisant les Frères musulmans jordaniens à participer aux élections législatives à la fin des années 1980.
[4] Azmi Bishara, La transition démocratique et ses dilemmes. Étude théorique et appliquée de cas comparés, Doha/Beyrouth, Arab Center for Research and Policy Studies, 2020 [en arabe].
[5] C’est ce que j’ai tenté d’analyser dans une étude publiée en 2018. Voir : Saif Alislam Eid, « Les relations arabo-israéliennes après les révolutions arabes : dimensions et déterminants », Arkan for Studies and Publishing, 2018, disponible en ligne : https://acr.ps/1L9GPcu [en arabe].
[6] Voir la vidéo diffusée sur Al Jazeera Arabic : Mohammed Deif : en l’espace d’une demi-heure, nous avons lancé 5 000 roquettes, 23 octobre 2023, URL : https://www.youtube.com/watch?v=-cxL5_Nw1l0 [en arabe].
[7] Omar Ashour, « L’Ukraine et les guerres liées à Gaza : observations militaires pour des leçons préliminaires », RKK / International Center for Defense and Security, 12 juin 2024, consulté le 1er juillet 2025, en ligne : https://acr.ps/1L9GPjO.
[8] J’ai également abordé cette question au début de la guerre. Voir : Saif Alislam Eid, « Les islamistes reviennent-ils au premier plan par la porte de l’“Inondation d’al-Aqsa” ? », Ultra Sawt, 11 décembre 2023, en ligne : https://acr.ps/1L9GPOT.
[9] Adham Saouli, « Identité, angoisse et guerre : le Hezbollah et la tragédie de Gaza », AlMuntaqa, vol. 7, no 1, février 2024, p. 99‑114.
[10] Peut-être ni al-Daif ni Sinwar n’avaient anticipé la faible réaction des mouvements islamistes arabes lors du lancement par le Hamas du « Tufan al-Aqsa » le 7 octobre 2023.
[11] « Égypte : libération des personnes détenues pour avoir exprimé leur soutien à la marche pour Gaza », Amnesty, 7 août 2025, consulté le 7 août 2025, en ligne : https://acr.ps/1L9GP6K.
[12] Voir le tweet en anglais : https://x.com/ikhwansocial/status/1935637323074375901?s=46
[13] Voir aussi : Burhan Ghalion, Le Malaise arabe, Paris, La Découverte, 1991.
[14] Hamed Rabie, dans son ouvrage : La théorie de la sécurité nationale arabe et l’évolution contemporaine des relations internationales au Moyen-Orient, Beyrouth, Dar al-Mawqif al-Arabi, 1984 [en arabe].
[15] Mes réflexions quatre mois après le début de la guerre sont également consultables dans : Saif Alislam Eid, « L’inondation d’al-Aqsa et l’échec du modèle de l’État arabe ! », Al Jazeera, 3 février 2024, en ligne : https://acr.ps/1L9GPzy [en arabe].