Depuis le printemps 2024, l’affrontement militaire ouvert entre Israël et l’Iran constitue une rupture stratégique majeure au Moyen-Orient. Si les tensions entre les deux pays étaient anciennes, leur escalade vers un conflit direct a profondément bouleversé les équilibres régionaux. Ce conflit ne saurait être appréhendé sans une analyse des dynamiques internes du régime iranien, des fractures croissantes avec la société, des ambitions géopolitiques de Téhéran, ainsi que des réactions du monde arabe et de l’impact de cette guerre sur la cause palestinienne. Le présent article propose d’examiner les origines immédiates du conflit, la stratégie mise en œuvre par les autorités iraniennes, l’état de sidération qui s’est emparé d’une partie de la population, et les conséquences de l’intervention israélienne pour l’avenir du régime iranien comme pour celui de l’ordre régional.
Une opinion publique majoritairement favorable à la paix
L’offensive israélienne a pris de court une grande partie de la population iranienne, plongée dans un état de sidération. Toutefois, cette surprise populaire contraste fortement avec la stratégie de confrontation tous azimuts avec Israël assumée par les plus durs du régime, et plus particulièrement par les Gardiens de la révolution islamique (pasdaran). Depuis les « opérations Promesses véridiques » 1 et 2 d’avril et d’octobre 2024[1], les pasdaran s’étaient engagés dans une logique de confrontation directe avec Israël, malgré des résultats militaires limités. Ces premières offensives avaient déjà mis en évidence un écart préoccupant entre les objectifs idéologiques du régime et ses réelles capacités militaires opérationnelles. Le budget de la défense a connu une hausse significative dans les années 1403 et 1404 du calendrier persan (2024–2026), confirmant le choix d’une stratégie pouvant conduire à la confrontation militaire. Ces actions visaient à restaurer la crédibilité régionale après des défaites stratégiques, telles que la chute du régime syrien en décembre 2024 et l’affaiblissement du Hezbollah[2].

Clément Therme
Clément Therme est chercheur associé à l’EHESS et à l’Institut international d’études iraniennes (Rasanah), enseignant à l’université Paul Valéry de Montpellier spécialiste de l’Iran et auteur de nombreux ouvrages et articles, dont prochainement : Idées reçues sur l’Iran (Le Cavalier Bleu, 2025) et Téhéran-Washington 1979-2025 (Hémisphères, 2025).
Cependant, la riposte israélienne, avec des assassinats ciblés de figures militaires, de l’appareil de sécurité et de la police, a constitué une défaite majeure pour Téhéran. Le 17 juin 2025, plus de 20 hauts responsables militaires des Gardiens de la Révolution ont été éliminés et on recense au moins 224 morts civils depuis le début des bombardements. Ces pertes ont exposé les faiblesses du régime, avec des funérailles annulées pour le général Hajizadeh, que l’on présentait ces derniers mois comme le nouveau Qassem Souleimani[3]. La survie du régime est désormais en jeu alors que l’on parle du chef de l’État, l’Ayatollah Ali Khamenei, comme d’une cible militaire possible pour Israël.
L’opération « Promesse véridique numéro 3 », aujourd’hui en cours d’exécution, en réponse aux opérations militaires israéliennes, sur le territoire iranien, du mois de juin 2025, était envisagée par les responsables militaires iraniens de la Force aérospatiale des Gardiens de la Révolution et notamment le général Hajizadeh depuis le mois de novembre 2024. Néanmoins, elle avait été maintes fois reportée pour préserver la survie du régime et renforcer ses capacités militaires. Les appels à la vengeance n’ont néanmoins pas cessé pendant cette période, démontrant ainsi la logique de surenchère sécuritaire de l’appareil de sécurité de la République islamique d’Iran. Les factions dures du régime, frustrées par les revers subis au Liban, en Syrie et dans les négociations nucléaires, voyaient dans cette opération l’occasion de restaurer la crédibilité régionale de l’Iran. Mais cette stratégie militaire s’est opérée en décalage profond avec une population aspirant majoritairement à la paix, au développement économique et à une normalisation internationale.
Les activistes iraniens blâment le Guide suprême Ali Khamenei pour le conflit tout en s’opposant aux frappes israéliennes, craignant leurs conséquences humanitaires. Par exemple, Sepideh Qolian, une activiste, déclare : « Je sais que la guerre n’apportera pas la démocratie[4]. »Il existe des sentiments mitigés au sein de la population, avec des Iraniens oscillant entre l’espoir d’une chute du régime et la terreur face aux destructions et à l’accroissement du nombre de victimes civiles, comme Mehrdad (36 ans, Bandar Abbas), qui déclare : « Nous n’avons pas peur… c’est mieux que la situation actuelle avec le gouvernement », tandis qu’Elham (37 ans, Hamedan) se sent « engourdie, sans espoir, comme des morts qui semblent vivants[5] ».
Le recul régional de l’Iran et la fuite en avant idéologique
Le déclenchement de cette guerre intervient dans un contexte de net recul de l’influence iranienne au Moyen-Orient. L’affaiblissement structurel du Hezbollah libanais, allié de longue date de Téhéran, et surtout la chute du régime de Bachar al-Assad en décembre 2024 ont constitué des défaites stratégiques majeures pour la République islamique. Le retrait précipité de près de 4 000 combattants iraniens de Syrie, perçu comme un abandon de la « ligne de front révolutionnaire », a alimenté les critiques internes à l’encontre de l’appareil sécuritaire.
En réponse, les pasdaran, force idéologique et non régulière (contrairement à l’Artesh), ont plaidé pour une escalade militaire afin de réaffirmer l’engagement révolutionnaire de l’Iran. Le régime a ainsi cherché à compenser ses pertes géostratégiques par une réaffirmation de son potentiel balistique et de sa posture de dissuasion. L’opération « promesse véridique numéro 3 » visait à restaurer cette dissuasion, mais a été perçue comme une réponse asymétrique insuffisante pour dissuader Israël de poursuivre ses opérations militaires avec le soutien américain.
L’opération « surprise » militaire israélienne de juin 2025 constitue la plus grave défaite militaire de la République islamique depuis la guerre Iran-Irak (1980-1988). Parmi les figures éliminées figurent Ismael Qaani, ancien responsable de la force Al-Qods, ainsi que Mohammad Kazemi, chef du renseignement des Gardiens de la révolution. Ces éliminations frappent le cœur de l’« État profond » iranien, en épargnant pour l’instant les structures visibles du pouvoir. Le Guide suprême Ali Khamenei, affaibli politiquement, n’a pu organiser de funérailles officielles pour Hajizadeh – ce qui montre l’absence de contrôle sécuritaire du régime au moment où les frappes israéliennes provoquent un exode des habitants de la capitale iranienne et que le président américain Donald Trump appelle à l’évacuation de Téhéran. La question de la succession de Khamenei, et la possible montée en puissance de son fils Mostafa, réactivent les débats sur l’avenir du système politique iranien.
Les dimensions régionales
La guerre israélo-iranienne suscite des réactions contrastées dans le monde arabe. Les régimes arabes du Golfe, préoccupés par la stabilité régionale, affichent pour la plupart un soutien implicite à l’action israélienne, tout en appelant à une désescalade. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte redoutent une extension du conflit à leurs territoires et cherchent à contenir la puissance des milices pro-iraniennes dans les pays frontaliers.
La majorité des États arabes entretenant des relations diplomatiques avec Israël — tels que les Émirats arabes unis, Bahreïn ou encore l’Égypte — ont fermement condamné les frappes israéliennes. L’Arabie saoudite a ainsi dénoncé l’« agression israélienne[6] », tandis que l’Égypte qualifiait les risques que ces attaques provoquent une « dangereuse escalade régionale[7] ». Ces prises de position s’inscrivent dans une volonté manifeste de préserver la stabilité de la zone, alors que les appels à la désescalade se multiplient afin d’éviter un embrasement régional.
Sur le plan stratégique, ces condamnations publiques ne sauraient occulter les préoccupations persistantes des monarchies de la péninsule arabique vis-à-vis des réseaux d’influence de Téhéran. Les États de la péninsule arabique cherchent à contenir l’expansion des milices pro-iraniennes tout en composant avec la recherche de la stabilité pour préserver leur prospérité économique. Malgré leurs antagonismes persistants avec Téhéran, la plupart des pays arabes ont choisi d’adopter une position commune de condamnation d’Israël, révélant ainsi les arbitrages délicats auxquels ils sont confrontés dans un environnement diplomatique complexe et pour préserver leur sécurité nationale.
Les évolutions récentes du paysage régional contribuent à accentuer cette recherche d’une désescalade. La reprise progressive des relations diplomatiques entre l’Iran et plusieurs États arabes — avec les Émirats arabes unis dès 2020, puis l’Arabie saoudite à partir de 2023 — introduit une nouvelle variable dans l’équation stratégique. Cette normalisation, bien que fragile, complique les marges de manœuvre de ces acteurs, tiraillés entre le souci de ne pas fragiliser les équilibres nouvellement établis et la crainte persistante d’une contagion de l’escalade militaire irano-israélienne à l’ensemble de la région.
S’agissant de la question palestinienne, le conflit aggrave l’impasse politique. La centralité traditionnelle de la question palestinienne dans la rhétorique iranienne est fragilisée par les revers militaires de Téhéran. Le Hezbollah, principal relais militaire de l’Iran à la frontière nord d’Israël, est aujourd’hui affaibli et marginalisé. La guerre a pour effet paradoxal de renforcer le contrôle israélien tout en affaiblissant les canaux traditionnels de soutien à la résistance palestinienne, remettant en cause les dynamiques d’alliances régionales issues de la guerre de Gaza.
Le conflit actuel contribue à approfondir l’impasse politique dans laquelle se trouvent les Palestiniens. L’escalade des affrontements directs entre Israël et l’Iran tend à capter l’attention de la communauté internationale, reléguant ainsi la question palestinienne à la périphérie des priorités diplomatiques. Les attaques iraniennes de 2024 contre Israël avaient déjà entraîné des représailles israéliennes, détournant davantage l’attention portée aux processus de négociation impliquant les Palestiniens.
Dans ce contexte, un affaiblissement stratégique de l’Iran ou un changement de régime en Iran pourrait, d’une part, favoriser l’émergence de nouvelles configurations régionales, mais, d’autre part, générer un vide susceptible de réorienter les dynamiques arabes. Certains gouvernements arabes pourraient ainsi, à court terme, privilégier la recherche d’une désescalade israélo-iranienne qui pourrait menacer leur sécurité nationale aussi longtemps que se poursuivent les affrontements militaires israélo-iraniens, reléguant au second plan la question palestinienne.
Ce conflit entre Israël et l’Iran illustre ainsi le paradoxe d’une guerre destinée à « écraser l’ennemi », qui pourrait paradoxalement déboucher sur un surcroît d’instabilité régionale et une crise humanitaire en Iran. Malgré les déclarations initiales israéliennes, les cibles militaires visées – pasdaran, ministère des Renseignements, forces de sécurité, IRIB, infrastructures énergétiques – laissent peu de doute sur une volonté de transformation structurelle du régime iranien.
En définitive, l’un des objectifs implicites de la stratégie politique israélienne à l’égard de l’Iran pourrait être le changement de régime. Un gouvernement iranien moins hostile aux intérêts d’Israël et des puissances occidentales constituerait, aux yeux de Tel-Aviv, un gain stratégique suffisant, y compris dans l’hypothèse où Téhéran poursuivrait son programme nucléaire. Cette posture s’inscrit dans une continuité historique : sous le règne de Mohammad Reza Pahlavi dans les années 1970, l’Iran était déjà considéré comme un État du seuil sur le plan nucléaire. Cependant, cette situation ne suscitait pas d’inquiétude majeure de la part d’Israël, dans la mesure où le régime impérial n’adoptait pas une posture hostile à son encontre.
Toutefois, ce projet de changement de régime soulève une double ambiguïté : quel projet politique alternatif ? À quel coût humain et sécuritaire ? La majorité de la population iranienne, bien que soulagée par l’élimination de figures responsables de répressions internes, reste profondément inquiète face aux frappes israéliennes. La priorité exprimée est celle d’une transition politique interne pacifique, préservant les institutions publiques tout en réformant le système. L’absence de soutien militaire actif de la Russie et de la Chine, partenaires traditionnellement prudents, isole davantage le régime iranien sur la scène internationale.
In fine, la guerre israélo-iranienne révèle les tensions profondes au sein de la République islamique entre la ligne dure sécuritaire et une population aspirant à la paix. Tandis que les dirigeants iraniens cherchent à maintenir une posture idéologique par la militarisation de leur politique étrangère, les revers subis sur les théâtres régionaux, la perte de figures centrales de l’appareil sécuritaire, et l’usure du capital politique du régime posent la question de sa pérennité. Si l’objectif israélien semble être à la fois d’entraver durablement le programme nucléaire et de favoriser un changement de régime, l’issue de cette guerre dépendra largement des capacités de résilience du régime, de la mobilisation populaire si le régime perd le contrôle de tout ou partie de son territoire, et des jeux de puissances à l’échelle régionale.
Notes :
[1] صادق وعده (Vadeh-ye Sadeq) : promesse sincère / promesse véridique / promesse tenue.
[2] “How War Between Iran and Israel Could Escalate—and Drag In the United States. A Conversation With Daniel B. Shapiro”, Foreign Affairs, 13 juin 2025. https://www.foreignaffairs.com/iran/dan-shapiro-israel-iran-attacks
[3] Arash Reisinezhad, “Iran’s strategic loneliness: From regional overextension to regional embrace?”, The Netherlands Institute of International Relations, Clingendael, 2 juin 2025. https://www.clingendael.org/publication/irans-strategic-loneliness-regional-overextension-regional-embrace
[4] Citée in Arash Azizi, “‘This War Is Not Helping Us’. Members of Iran’s opposition want change, and fear for their lives”, The Atlantic, 16 juin 2025. https://www.theatlantic.com/international/archive/2025/06/iran-opposition-israel-war/683207/
[5] “Israeli attacks leave Iranians fearful and hopeful”, The Washington Post, 14 juin 2025. https://www.washingtonpost.com/world/2025/06/14/israel-iran-attacks-war-people-reaction/
[6] « L’Arabie saoudite condamne “l’agression israélienne” contre l’Iran », L’Orient-Le-Jour, 13 juin 2025. https://www.lorientlejour.com/article/1464354/larabie-saoudite-condamne-lagression-israelienne-contre-liran.html
[7] « L’Égypte condamne l’attaque israélienne contre l’Iran et met en garde contre une dangereuse escalade régionale », Ahraminfo, 13 juin 2025. https://french.ahram.org.eg/News/65838.aspx