Centre Arabe de Recherches et d’Études Politiques de Paris

30/09/2025

La « Nouvelle Syrie » : entre reconstruction sous tutelle et recomposition régionale

Par Isabel Ruck
Photo Chantier construction Syrie
Photo : Pelle Poclain en Syrie, Wikimedia Commons.

Introduction

Pour la première fois depuis 1967, un président syrien s’est adressé à 80Assemblée générale des Nations unies. Le 24 septembre 2025, Ahmed al-Charaa y a prononcé son discours en tant que président intérimaire[1]. Cette apparition historique symbolise la fin d’une ère – celle du régime de Bachar al-Assad, tombé le 8 décembre 2024 – et l’ouverture d’une nouvelle séquence pour la Syrie. Le pays, exsangue après plus d’une décennie de guerre civile, de sanctions et de fractures sociales, semble vouloir amorcer une refondation. Mais cette reconstruction d’une « Nouvelle Syrie » n’est pas seulement l’affaire des Syriens : elle se dessine sous l’influence de puissances extérieures – États-Unis, Israël, pays du Golfe et Turquie – qui entendent remodeler la Syrie selon des logiques stratégiques, sécuritaires et économiques. Ce projet dépasse donc la simple reconstruction nationale : il s’agit d’une véritable ingénierie politique et territoriale où se croisent rivalités régionales et ambitions internationales.

L’émergence d’un pouvoir de transition sous influence américano-golfe

La première étape de la « Nouvelle Syrie » s’est jouée à Riyad, en mai 2025, lors de la rencontre entre Ahmed al-Charaa, Donald Trump et Mohammed ben Salman[2]. La mise en scène symbolique – levée progressive des sanctions, promesses d’investissements massifs du Golfe, discours sur l’ouverture économique – visait à tourner la page du régime Assad et à replacer Damas dans le jeu diplomatique régional. Cette dynamique s’est accompagnée d’une reconfiguration des rapports de force : sortie progressive des acteurs iraniens et russes, montée en puissance des parrains américains et israéliens, et rôle croissant des médiateurs du Golfe. L’Arabie saoudite, en particulier, s’est imposée comme « parrain de la réconciliation » en prenant la main sur les négociations sensibles, notamment celles liées à la normalisation avec Israël.

Mais derrière cette façade de souveraineté retrouvée, l’État syrien demeure fortement dépendant de ses soutiens extérieurs. L’agenda économique illustre une reconstruction largement sous-traitée à des capitaux étrangers : ports confiés aux Émiratis, dettes rachetées par le Qatar, perspective d’investissements saoudiens.

Isabel Ruck

Isabel Ruck est politologue, spécialisée dans les questions liées au Moyen-Orient. Elle est actuellement responsable de la recherche et de la coordination scientifique au CAREP Paris, où elle anime l’axe de recherche « Écologie politique », et chargée d’enseignement à Sciences Po Paris depuis 2012.

Entre 2018 et 2019, elle a été chargée de projet pour Forccast, un programme d’excellence en pédagogie innovante soutenu par le ministère français de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Elle a auparavant exercé comme cheffe de projet dans un cabinet de conseil à Bruxelles, auprès de la Commission européenne.

Le piège des rivalités régionales : entre normalisation et fragmentation

L’illusion d’une transition pacifiée s’est rapidement heurtée aux réalités syriennes. Les épisodes de la région de la côte début mars 2025[3] suivis de ceux à Soueïda, en juillet 2025, ont révélé la fragilité du projet d’al-Charaa : la tentative de réintégrer de force une région druze a déclenché une intervention israélienne, marquée par des bombardements et un appui indirect aux forces locales.

Cet affrontement a mis en lumière une logique paradoxale. Alors qu’Israël se présente comme garant de la sécurité des minorités, son objectif stratégique dépasse la protection ponctuelle : il s’agit de façonner un nouvel ordre territorial. L’extension d’une zone d’influence sécuritaire au sud de la Syrie, les projets de cantons fédéralisés et la volonté de remodeler l’accord de désengagement de 1974 traduisent cette ambition[4].

De son côté, la Turquie cherche à contenir son isolement. Craignant l’ancrage israélien près du Golan et le poids des forces kurdes au nord, Ankara tente de maintenir l’unité syrienne pour préserver ses propres intérêts sécuritaires et gérer la question des réfugiés. Toutefois, son influence est contrebalancée par les financements et les médiations du Golfe, qui réussissent progressivement à marginaliser son rôle.

La question du Golan et l’horizon incertain de la normalisation

Au cœur des tractations se trouve la question du Golan, territoire occupé depuis 1967[5] et point de cristallisation symbolique des antagonismes. Israël pousse pour transformer la zone en espace de sécurité partagée, tout en maintenant la présence de ses colonies. Al-Charaa, officiellement intransigeant, laisse néanmoins entendre qu’une négociation reste possible en échange d’avantages économiques et politiques.

Ce jeu dangereux illustre les contradictions du projet de « Nouvelle Syrie » : entre promesse de souveraineté et concessions implicites, entre réintégration nationale et pressions centrifuges, l’équilibre est fragile. La perspective d’une normalisation progressive avec Israël, encouragée par Washington et soutenue par certains pays arabes, pourrait certes ouvrir la voie à une stabilisation régionale, mais au prix d’un coût politique considérable. La population syrienne, encore marquée par la guerre et attachée au refus de toute cession territoriale, risque de percevoir ces compromis comme une trahison.

La grande absente : une société civile en attente de représentation

Au milieu de ces tractations de haut niveau, le rôle de la population syrienne mérite une lecture plus nuancée. Certes, les négociations (sur la dette, les investissements ou la sécurité du Golan) se déroulent largement à huis clos entre régimes et puissances régionales, reléguant de nombreuses voix à la marge. Cependant, la chute du régime Assad ouvre une fenêtre d’opportunité inédite pour une réintégration politique progressive de la société civile.

Cette dynamique se manifeste par la tenue des premières élections législatives depuis la chute du régime, prévues le 5 octobre 2025[6]. Ces élections visent à constituer une nouvelle Assemblée du peuple et, malgré un mode de scrutin indirect et transitoire qui vise à privilégier les technocrates (deux tiers des sièges sont élus et un tiers est nommé par le président pour garantir une expertise), elles représentent un premier pas vers la légitimité institutionnelle. Le processus inclut des dispositions pour la participation des femmes (quota d’au moins 20 % au sein des collèges électoraux) et des consultations avec des groupes de la société civile. Ce geste, bien qu’imparfait et très surveillé, constitue un signe positif : il traduit la volonté du gouvernement intérimaire d’amorcer une reconstruction institutionnelle et d’offrir, même minimalement, une voie de participation politique aux citoyens, essentielle pour l’ancrage futur d’une Syrie unie[7]. Ces élections seront ainsi un test majeur pour l’engagement du nouveau pouvoir en faveur du pluralisme.

Conclusion

La « Nouvelle Syrie » s’apparente moins à une reconstruction autonome qu’à une recomposition sous étroite tutelle, où chaque puissance régionale cherche à tirer profit de l’effondrement de l’ancien régime. Loin d’incarner un véritable processus de souveraineté nationale, le pouvoir intérimaire d’Ahmed al-Charaa se trouve pris dans un entrelacs de dépendances : financières vis-à-vis du Golfe, sécuritaires face à Israël, politiques à l’égard de Washington.

Toutefois, l’exemple syrien révèle une dynamique complexe. Si l’avenir du pays est largement dicté par des arrangements extérieurs et imposés, l’amorce d’un processus électoral – comme la tenue des législatives pour constituer une nouvelle Assemblée du peuple en octobre 2025 – offre une lueur d’espoir pour la société civile. Bien que ce scrutin soit indirect et contraint par les circonstances, il constitue un premier pas vers une réintégration institutionnelle des citoyens.

La véritable « renaissance » de la Syrie résidera donc dans sa capacité à transformer cette ouverture politique initiale en un engagement populaire durable. Elle ne passera pas par l’ingérence ou les compromis des puissances étrangères, mais devra émerger de la volonté inébranlable de sa propre société civile, seule capable d’impulser une légitimité véritable, de rompre avec les schémas du passé et de faire de cette nouvelle Assemblée le véritable creuset d’un État syrien indépendant et inclusif.

Notes :

 [1] Hélène Sallon, « La Syrie rompt avec près de soixante ans d’isolement diplomatique avec le discours de son président à l’ONU », Le Monde, 25 septembre 2025. En ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2025/09/25/par-le-discours-d-al-charaa-a-l-onu-la-syrie-rompt-avec-pres-de-soixante-ans-d-isolement-diplomatique_6642878_3210.html

[2] « À Riyad, Trump opère un virage sur la Syrie et plaide pour un Moyen-Orient pacifié », Le Courrier International, 14 mai 2025. En ligne : https://www.courrierinternational.com/article/diplomatie-a-riyad-trump-opere-un-virage-sur-la-syrie-et-plaide-pour-un-moyen-orient-pacifie_230882

[3] Aghiad Ghanem, « Transition et violences communautaires en Syrie : perspectives depuis la côte », CAREP Paris, 11 avril 2025. En ligne : https://carep-paris.org/recherche/transition-et-violences-communautaires-en-syrie-perspectives-depuis-la-cote/

[4] Ehsan Salah et Najih Dawoud, « The New Syria, under Israeli-American construction”, MadaMasr, 28 August 2025. En ligne : https://www.madamasr.com/en/2025/08/28/feature/politics/the-new-syria-under-israeli-american-construction/

[5] Israël a saisi par la force le territoire syrien lors de la Guerre des Six Jours en 1967, en violation de l’Article 2, paragraphe 4 du Chapitre 1 de la Charte des Nations Unies, qui interdit aux États membres d’utiliser la force pour miner l’intégrité territoriale d’un État. Après la fin de la guerre, Israël et la Syrie ont établi une ligne d’armistice, et Israël a pris le contrôle du Plateau du Golan, y établissant immédiatement des colonies et expulsant de nombreux Syriens.

[6] Muriel Rozelier, « En Syrie, des élections législatives inédites mais sous contrôle », Ouest France, 11 septembre 2025. En ligne : https://www.ouest-france.fr/monde/syrie/en-syrie-des-elections-legislatives-inedites-mais-sous-controle-5fa9ee9c-8e54-11f0-b721-b06ecd26fbd1

[7] Hélène Sallon, « Nous ne voulons pas revenir à un régime totalitaire » : en Syrie, des législatives porteuses d’espoir et de craintes », Le Monde, 23 septembre 2025. En ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2025/09/23/nous-ne-voulons-pas-revenir-a-un-regime-totalitaire-en-syrie-des-legislatives-porteuses-d-espoir-et-de-craintes_6642611_3210.html