La version originale de cet entretien a été publiée sur le site de Mediapart le 5 décembre 2024. Nous le reproduisons ici avec leur autorisation.
En quelques jours, à la faveur de l’offensive israélienne au Liban et des redistributions de puissance en cours au Proche-Orient, les rebelles du groupe islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC) se sont emparés d’Alep, deuxième ville de Syrie.
Cette avancée signe-t-elle un affaiblissement durable de l’axe chiite dans la région et du régime de Bachar al-Assad, soutenu par la Russie ? Quelle est la nature réelle de ce groupe issu d’une scission du Front Al-Nosra et de la nébuleuse djihadiste liée à Al-Qaïda ?
Éléments de réponse avec Salam Kawakibi, chercheur en science politique et directeur du Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris (Carep). Salam Kawakibi était auparavant directeur adjoint à l’Arab Reform Initiative et a dirigé, de 2000 à 2006, l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) à Alep. Il est aussi membre du conseil administratif de l’association The Day After (Le Jour d’après), pour une Syrie démocratique.
Mediapart : Quelle lecture faites-vous de la prise d’Alep par les rebelles d’Hayat Tahrir al-Cham ? Est-ce un simple effet collatéral des coups portés par Israël au Hezbollah qui soutenait jusqu’ici le régime syrien notamment dans la région d’Alep ?
Salam Kawakibi : Il est certain que l’implication du Hezbollah et de son parrain iranien dans ce qui se passe au sud du Liban et à Gaza a affaibli la protection fondamentale qu’ils fournissaient auparavant à certains groupes militaires gouvernementaux en Syrie.
En revanche, le facteur israélien n’a rien à voir avec la décision des groupes armés rebelles de lancer une attaque sur les lignes de front et de reprendre les territoires concernés par les accords d’Astana, conclus entre les Russes et les Turcs.
Alep représentait une importance cruciale pour l’Iran, puisque le général Qassem Soleimani, assassiné par un drone américain, avait un jour évoqué la restauration du règne du chiisme à Alep, qui dominait avant le XIe siècle.
Historiquement, il existe dans cette ville des sanctuaires religieux chiites que certains groupes extrémistes ont utilisés comme prétexte pour s’emparer d’Alep, avec le soutien de forces libanaises, afghanes et irakiennes, toutes couvertes par des conseillers iraniens et russes.
Il existe aussi une décision turque de fermer les yeux, voire d’encourager ce qui s’est passé à Alep, et ce qui continue de se produire dans d’autres territoires syriens. Les Turcs ont essayé de se rapprocher du régime syrien, au cours de l’année écoulée au moins, sans obtenir aucune réaction positive de la part du régime de Damas.
Aujourd’hui, les Turcs ont vu une opportunité de franchir certaines lignes rouges sans provoquer les Russes, et avec le recul de l’influence iranienne, ils ont trouvé l’occasion idéale pour soutenir les forces rebelles et revenir aux lignes définies par les accords d’Astana de 2019.
À cela s’ajoute le fait que les forces gouvernementales – si l’on peut réellement parler de forces gouvernementales – se composent en réalité de groupes armés et de milices dispersées, dirigées par leurs propres intérêts et profits.
Ces milices se sont enfuies sans tirer une seule balle. De nombreux officiers ont abandonné leurs uniformes militaires et laissé leurs soldats entre les mains des conquérants. Cela reflète l’effondrement de l’institution militaire gouvernementale syrienne.
En quoi la situation est-elle différente de la rébellion de 2011 ?
La différence est grande. Ce qui s’est passé en 2011 était une révolution pacifique qui a maintenu son caractère pacifique pendant sept à huit mois avant que certaines forces gouvernementales ne fassent défection et que certains civils ne prennent les armes à cause de la violence, de la destruction, des assassinats, des déplacements et de la répression sévère exercés par les forces du régime.
La révolution pacifique ne s’est transformée en action armée qu’après que la patience a été épuisée et alors qu’il n’y avait plus aucun espoir de convaincre le régime de s’ouvrir à des réformes, même superficielles.
Il existe de nombreux signes indiquant un changement fondamental et radical dans l’orientation de Hayat Tahrir al-Cham
Un rôle important a également été joué dans la dispersion des forces combattantes par les interventions extérieures et les calculs régionaux et internationaux, ce qui a conduit à l’émergence de milices dont l’objectif principal n’était pas de se débarrasser du régime ou de combattre la tyrannie, mais plutôt d’accéder au pouvoir et de contrôler Damas.
Aujourd’hui, nous voyons des forces organisées et bien équipées, portant des uniformes militaires et recevant des instructions strictes concernant leur comportement envers les civils de toutes composantes et confessions.
Comment définiriez-vous ce groupe, Hayat Tahrir al-Cham, dont certains jugent que la rupture avec Al-Qaïda en 2016 a été plus tactique qu’idéologique, tandis que d’autres estiment qu’il aurait évolué du djihadisme et du salafisme vers l’islam politique et le soufisme ?
Hayat Tahrir al-Cham est un groupe radical qui applique les instructions religieuses sous leurs formes les plus strictes. Cependant, il existe depuis un certain temps de nombreux signes indiquant un changement fondamental et radical dans l’orientation de ce groupe.
Le chef de cette organisation s’est débarrassé de tous ses proches collaborateurs connus pour leur radicalisme et leurs tendances extrémistes. Cela ne signifie pas qu’il a abandonné ses croyances religieuses strictes, mais il a compris qu’il devait jouer un jeu politique et, par conséquent, réfléchir à chaque pas, position ou même apparence religieuse qu’il adopte ou soutient.
Beaucoup de membres de Hayat Tahrir al-Cham sont des Syriens non religieux. Leur présence dans ce groupe est uniquement liée à l’opportunité qu’il leur offre de porter les armes contre ce qu’ils considèrent comme leur ennemi, à savoir le régime syrien.
Si un gouvernement de transition et un État unifié sont établis avec un soutien international en faveur de leur continuité, de nombreux membres de ce groupe pourraient se transformer en une armée régulière, détachée de toute idéologie religieuse ou non religieuse, et seraient loyaux envers une seule patrie appelée la Syrie.
Cela ne signifie pas qu’il n’y aura plus de radicalisme ni d’extrémistes essayant d’imposer leur voie à tous. C’est ici que le rôle des politiciens avisés intervient pour encadrer de telles tendances.
Enfin, les forces rebelles ne se limitent pas seulement à Hayat Tahrir al-Cham. Elles comprennent également des éléments restants de l’Armée syrienne libre et diverses factions qui ne partagent pas l’extrémisme religieux prôné par le HTC.
Comment était gérée la ville d’Idlib par ce groupe depuis quelques années ?
À l’exception des pratiques religieuses strictes auxquelles les habitants d’Idlib ont été exposés, et auxquelles une grande partie s’est adaptée, la gestion administrative de la ville par Hayat Tahrir al-Cham s’est avérée plus réussie, plus efficace et moins corrompue que la manière dont le pays est généralement administré.
Cela inclut l’approvisionnement en biens essentiels ainsi qu’un accès relativement stable à l’électricité et à l’eau, contrairement à de nombreuses régions de Syrie, y compris Damas et, auparavant, Alep.
De manière surprenante, Alep, qui ne voyait l’électricité qu’une heure par jour, a retrouvé, moins de trois jours après l’arrivée des forces rebelles, un accès prolongé à l’électricité pendant la journée.
Il est également question de réorganiser la distribution des denrées alimentaires et de rétablir une surveillance des marchés afin d’éliminer les pratiques de monopole et de corruption profondément enracinées dans la société syrienne depuis l’arrivée du parti Baas au pouvoir, et plus particulièrement depuis l’arrivée d’Hafez al-Assad à la tête de l’État en 1970.
Sait-on d’où viennent les armes de ce groupe ?
Les armes sont venues de plusieurs endroits. Certaines proviennent de l’Armée syrienne libre, dont une partie a effectivement été saisie par le HTC. Il y a également des armes issues des forces de défense de l’Armée nationale syrienne, équipées par la Turquie. Et de nombreuses armes ont été récupérées récemment par les forces rebelles dans les entrepôts de l’armée syrienne, abandonnés par des soldats et officiers qui ont pris la fuite, laissant derrière eux des chars, des canons et des munitions.
Comment expliquer l’effondrement de l’armée du régime ?
L’affaiblissement de l’armée s’est aggravé au fil des années, au profit des appareils de sécurité, car le régime n’a jamais fait confiance aux forces armées depuis l’arrivée d’Hafez al-Assad au pouvoir. Ayant lui-même accédé au pouvoir par un coup d’État militaire contre ses collègues, il savait que les officiers constituaient une menace. Il a donc renforcé les forces des services de renseignement au détriment de l’armée.
Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas des unités militaires modernes et bien équipées, mais leur mission est de défendre Damas et le palais présidentiel.
Peut-on imaginer une reconquête rapide d’Alep par le régime syrien avec le soutien russe ?
La reprise d’Alep par le régime et ses alliés est peu probable dans un avenir proche. Les frappes aériennes aveugles, qu’elles soient syriennes ou russes, ont commencé à tuer des dizaines de civils dans la ville d’Alep.
Cependant, cela reflète davantage la colère et une réaction impulsive, plutôt qu’un plan militaire clair visant à reprendre la ville. De plus, les Russes ne semblent plus aussi concernés qu’auparavant par le soutien inconditionnel à ce régime.
Les Russes ont leurs propres intérêts, leurs négociations et leur agenda, qui ne coïncident peut-être pas totalement avec les objectifs poursuivis par le régime syrien.
Quel est le rôle de la Turquie dans ces événements ? L’envie possible d’Erdoğan d’affaiblir les Kurdes ou le régime de Bachar al-Assad est-elle compatible avec une nouvelle déstabilisation du nord de la Syrie et un nouvel afflux de réfugié·es ?
Ce qui se passe s’inscrit dans un projet plus large que le simple renversement du régime dans la ville d’Alep. Des négociations turco-kurdes sont en cours, et il existe également une volonté fondamentale de la Turquie de rapatrier des centaines de milliers de réfugié·es dans les zones reprises au cours des derniers jours.
Toute opération entraînant un nouvel afflux de réfugiés effraie la Turquie, car ces derniers n’auront d’autre choix que de tenter de franchir la frontière turque.
Israël n’a aucun intérêt à soutenir un mouvement rebelle dont l’agenda diffère du sien.
Il semble donc que la Turquie se coordonne avec les Russes, les Américains et peut-être aussi certains groupes kurdes syriens pour réaliser des plans à grande échelle visant à réhabiliter les zones reprises et à y installer les réfugiés syriens se trouvant actuellement en Turquie ou dans des camps. Cela inclut également la recherche de solutions pragmatiques ou de compromis avec les groupes kurdes syriens, dont les projets ne sont pas nécessairement superposables avec ceux des Kurdes turcs.
Existe-t-il un rôle direct ou indirect des États-Unis ou d’Israël, un pays qui peut se réjouir de voir ainsi coupé l’axe chiite reliant l’Iran au Hezbollah ?
Bien que les Américains affirment avoir été surpris par ce qui s’est passé, je ne pense pas que la Turquie aurait pu agir – que ce soit en fermant les yeux, en donnant son feu vert ou en soutenant les mouvements militaires rebelles dans le Nord – sans obtenir, au moins, un accord indirect de Washington.
Quant à Israël, je ne pense pas qu’il ait un lien avec ce qui s’est passé dans le nord de la Syrie, bien qu’il puisse tirer profit de l’interruption des voies d’approvisionnement entre l’Iran et la Syrie, interruption qui dure déjà depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois.
Cependant, Israël peut atteindre cet objectif par ses frappes aériennes, qui n’ont jamais été empêchées par les forces aériennes syriennes. Les avions de chasse israéliens pénétraient dans l’espace aérien syrien à leur guise pour bombarder des entrepôts d’armes, des points de rassemblement et des voies d’approvisionnement.
Israël n’a donc aucun intérêt à soutenir un mouvement rebelle dont l’agenda diffère du sien. Les rebelles ont d’ailleurs répondu à ces allégations en brandissant le drapeau palestinien sur la citadelle d’Alep à côté du drapeau national.
Quel avenir pouvez-vous entrevoir pour la Syrie, votre pays d’origine ? Ce qui se passe aujourd’hui promet-il davantage de chaos ou vous reste-t-il de l’espoir pour le nouveau Proche-Orient qui est en train de se dessiner ?
En ce qui me concerne, je suis pessimiste de nature. Alep que je connais a été détruite. Pas seulement matériellement, mais aussi socialement. Le régime est le premier responsable de cela. Le problème syrien est désormais entre les mains d’acteurs extérieurs, qu’ils soient régionaux ou internationaux. Il semble qu’une nouvelle carte soit en train d’être tracée pour la région, et la Syrie en fait partie. Cependant, il faut prendre en compte les attentes du peuple syrien, bien que cela relève de l’utopie.