Pour la première fois depuis le changement du régime syrien, une enquête d’envergure dresse un portrait précis des perceptions économiques, sociales et politiques au sein de la population. Menée par le Centre arabe de recherche de Doha, en partenariat avec le Centre d’études sur la Syrie contemporaine à Damas, cette étude sans précédent offre une radiographie inédite de la société syrienne d’aujourd’hui.
Le Centre arabe de recherche et d’études politiques (Arab Center for research and Policy Studies, Doha) a présenté, dimanche 31 août 2025, les résultats préliminaires d’une vaste enquête d’opinion menée en Syrie, en partenariat avec le Centre arabe d’études sur la Syrie contemporaine (Damas), dans le cadre des enquêtes du baromètre d’opinion publique arabe (Arab Opinion Index) pour l’année 2025.
Cette étude, la plus ambitieuse jamais réalisée en Syrie, s’appuie sur un échantillon de 3 690 répondants, représentatif de la société syrienne dans toutes ses provinces et de ses différentes composantes sociales et économiques. Le niveau de confiance atteint 98 %, avec une marge d’erreur comprise entre 2 et 3 %. Le travail de terrain, mené entre le 25 juillet et le 17 août 2025, a mobilisé plus d’une centaine d’enquêteurs et totalisé quelque 78 000 heures de travail. L’enquête, qui comprend plus de 420 questions sur les dimensions économiques, sociales, politiques et identitaires, constitue un précédent en Syrie et se veut une ressource précieuse non seulement pour les décideurs politiques et les chercheurs syriens, mais aussi pour les institutions arabes et internationales.
Voici un résumé des résultats :
Situation générale en Syrie
Les résultats révèlent une opinion publique globalement optimiste. Plus d’un Syrien sur deux (56 %) estime que la situation du pays évolue dans la bonne direction, contre un quart seulement (25 %) qui pense l’inverse. Ceux qui affichent cet optimisme l’expliquent par la chute du régime précédent, la libération du pays et des prisonniers, l’amélioration de la sécurité, le retour progressif de la stabilité et la levée des sanctions internationales.
La chute du régime de Bachar al-Assad a suscité un large éventail d’émotions positives : entre 80 et 94 % des répondants disent avoir ressenti de l’espoir, de la joie, du bonheur ou du soulagement. Toutefois, une partie significative de la population (jusqu’à 80 %) confesse aussi des sentiments persistants d’inquiétude ou d’incertitude depuis ce bouleversement.
L’évaluation des conditions actuelles confirme cette ambivalence : 57 % jugent la situation politique bonne ou très bonne et 56 % estiment que la sécurité s’est améliorée, tandis qu’une majorité qualifie la situation économique de mauvaise, voire de très mauvaise.
Évaluation des répondants sur la situation générale en Syrie
Depuis la chute du régime de Bachar al-Assad jusqu’à aujourd’hui, dans quelle mesure ressentez-vous… ?
Position vis-à-vis de la démocratie
L’opinion publique syrienne exprime un soutien massif au régime démocratique. La grande majorité des personnes interrogées rejette les arguments traditionnellement avancés contre ce modèle, qu’il s’agisse de l’incompatibilité supposée avec l’islam, de l’idée que la démocratie nuirait aux performances économiques ou encore de l’accusation d’inefficacité dans le maintien de l’ordre public.
Six Syriens sur dix (60 %) affirment que, malgré ses défauts, le régime démocratique reste supérieur à tout autre système politique. À cette opinion s’ajoute le constat qu’une majorité (61 %) considère aujourd’hui la démocratie comme la meilleure option pour la Syrie, tandis que le soutien aux autres régimes ne dépasse jamais 10 %.
Cette adhésion théorique s’accompagne d’une tolérance politique relative : 53 % des répondants déclarent qu’ils accepteraient l’accession au pouvoir d’un parti politique avec lequel ils sont en désaccord, si celui-ci obtenait la majorité lors d’élections libres et équitables.
Enfin, une large majorité se dit favorable au pluralisme politique. Les Syriens soutiennent la création de partis nationaux, islamistes, nationalistes arabes ou encore de courants libéraux civils.
Opinion des Syriens sur le système politique le plus adapté à leur pays
Parmi les systèmes politiques qui ont existé par le passé, lequel serait le mieux adapté pour la Syrie ?
Opinion des Syriens sur l’arrivée au pouvoir d’un parti dont ils ne partagent pas les idées
Si un parti politique dont vous ne partagez pas les idées et programmes obtient lors d’élections libres et équitables suffisamment de voix pour accéder au pouvoir, l’accepteriez-vous ou vous y opposeriez-vous ?
Soutenez-vous ou vous opposez-vous à l’existence des courants politiques suivants en Syrie ?
Confiance dans les institutions et la gestion du nouveau gouvernement
Une large majorité – 80 % des personnes interrogées – déclarent s’intéresser aux affaires politiques, tandis que 18 % affirment ne pas s’y intéresser du tout. Une légère majorité exprime sa confiance envers les institutions officielles, notamment l’appareil sécuritaire (56,7 %), le gouvernement actuel (55,2 %), le ministère de la Défense (54,4 %) et les gouvernorats locaux (53,4 %). Par ailleurs, 47 % estiment que le gouvernement applique la loi de manière égale entre les citoyens, 30 % pensent qu’il l’applique tout en privilégiant certains groupes, et 12 % considèrent qu’il ne l’applique pas de façon équitable.
Plus de la moitié des répondants considèrent que le gouvernement a réussi à s’attaquer à des questions majeures telles que la criminalité, la protection de la propriété privée, la lutte contre le vol, la préservation de l’intégrité territoriale du pays et le règlement des différends. En revanche, moins de 50 % estiment que le gouvernement est parvenu à faire reculer le chômage, à contenir la rhétorique confessionnelle, à récupérer les territoires syriens occupés par Israël depuis la chute du régime Assad, le 8 décembre 2024, et à maîtriser les prix.
56 % des Syriens jugent qu’il y a moins de corruption financière et administrative sous le nouveau régime que sous l’ancien. Les performances du nouveau gouvernement sont jugées bonnes dans certains domaines : garantir leur liberté et droits fondamentaux 55, 2%, mais malgré un bon résultat 45 %, elle n’atteint pas encore la moyenne en ce qui concerne la pluralité politique.
La gestion des services publiques traduit, quant à elle, la situation précaire d’une majeure partie de la population syrienne, dont les attentes à la sortie d’années de guerre et sanctions économiques sont énormes.
Pourcentage de répondants ayant exprimé leur confiance dans les institutions clés de l’État
Tendances de l’opinion publique sur l’ampleur de la corruption financière et administrative
Comparaison avant le 8 décembre 2024 : la corruption financière et administrative est-elle devenue… ?
Répondants ayant évalué les services publics comme bons pendant la période actuelle (moyenne en %)
Les droits humains et la question épineuse de la justice transitionnelle
Si plus de la moitié des Syriens jugent que l’actuel gouvernement parvient à mieux garantir leurs libertés fondamentales – liberté de manifester et de se rassembler (55,2 %) et liberté d’expression (54,4 %) -, la question de la justice transitionnelle continue de diviser l’opinion publique, même si une tendance se dessine.
Près des deux tiers des personnes interrogées (65 %) estiment que ce processus doit concerner toutes les personnes impliquées dans des crimes de guerre, qu’elles appartiennent à l’ancien régime, à l’opposition ou aux factions armées. En revanche, un quart des répondants (25 %) pensent que la justice transitionnelle devrait se limiter aux responsables du régime précédent impliqués dans des actes criminels.
Ces résultats reflètent une volonté de reddition de comptes globale et un rejet des approches sélectives, tout en mettant en lumière la sensibilité des Syriens aux débats politiques sur la réconciliation nationale et l’unité sociale.
Pourcentage des répondants ayant indiqué que la performance du gouvernement dans certains domaines est bonne
Selon vous, l’État applique-t-il la loi de manière égale pour tous ? Choisissez l’affirmation qui reflète le mieux votre opinion
Le rôle de la religion dans la vie publique et politique
La société syrienne se décrit comme religieuse, mais de manière nuancée. Seuls 10 % des répondants se définissent comme « très religieux », tandis que 57 % se disent « assez religieux » et 21 % se considèrent comme non religieux. Ces proportions sont élevées en comparaison avec d’autres enquêtes dans le monde arabe.
Pour une majorité de Syriens (59 %), la religiosité repose avant tout sur la moralité et les comportements positifs, et non sur l’accomplissement strict des rites et obligations religieuses, cités par 31 %. Cette conception ouverte de la foi se reflète dans la tolérance sociale : 58 % affirment qu’ils ne font aucune différence dans leurs relations entre une personne croyante et une personne non croyante. En revanche, 21 % déclarent préférer interagir avec des croyants, tandis que 15 % se disent plus à l’aise avec des non-croyants.
Le rapport à la religion suscite néanmoins des clivages. Ainsi, 15 % des personnes interrogées estiment qu’une personne non religieuse est forcément mauvaise, mais 75 % rejettent fermement cette affirmation. Sur le plan politique, une majorité de 57 % juge préférable de séparer la religion de la politique, contre 30 % qui défendent au contraire l’imbrication des deux sphères.
Perception des Syriens de la religiosité
Selon vous, quelle est la condition essentielle à remplir pour être considéré comme une personne religieuse ?
Degré d’adhésion ou de rejet des non-croyants
Partisans de l’affirmation « Toute personne non croyante est forcément une mauvaise personne » et ceux qui s’y opposent
Opinion des répondants sur la séparation de la religion et de la politique
Tendances des répondants à soutenir ou à s’opposer à l’affirmation suivante : « Il est préférable pour le pays que la religion soit séparée de la politique »
Intégration sociale, confessionnalisme et identité nationale
Les résultats du sondage montrent que les Syriens demeurent profondément attachés à une identité nationale commune, malgré la persistance de fractures confessionnelles et sociales. Près des deux tiers des répondants (64 %) estiment que le peuple syrien a, au fil des ans, réussi à se fondre dans le creuset d’une seule famille, même si 12 % considèrent qu’aucune fusion n’a réellement eu lieu.
Lorsqu’il s’agit de définir les fondements de l’identité nationale, 19 % des Syriens citent avant tout une « culture syrienne commune », suivie de la langue arabe (17 %), du fait de vivre sur le territoire syrien (10 %), de la diversité sociale et culturelle (9 %) et, dans une moindre mesure, de l’islam (8 %).
Mais cet attachement à une identité partagée se heurte à une autre réalité : 85 % des personnes interrogées estiment que le discours sectaire est largement répandu dans le pays. Une proportion similaire (84 %) pense que les Syriens se définissent et définissent les autres d’abord à travers leur appartenance religieuse ou confessionnelle. Cette perception va de pair avec un sentiment généralisé de discrimination : 83 % jugent qu’elle est courante dans la société syrienne.
Pour autant, les réponses nuancent ce constat. Deux Syriens sur trois (66 %) déclarent ne faire aucune distinction dans leurs relations sociales en fonction de la confession ou de la religion. Seul un quart avoue privilégier les contacts avec des personnes de la même appartenance. De plus, une majorité (entre 66 et 78 % selon les catégories) affirme n’avoir aucune objection à vivre aux côtés de voisins d’une autre religion, confession ou ethnie, ce qui traduit une volonté affirmée de dépasser les clivages.
Concernant les causes des tensions sectaires et ethniques dans la région, les avis divergent : 41 % les attribuent avant tout à des ingérences étrangères, tandis que 36 % y voient le reflet d’un déficit de citoyenneté et de tolérance. D’autres évoquent le rôle des réseaux sociaux (18 %) ou la politique des régimes en place (7 %).
Enfin, 44 % des répondants estiment que l’ancien régime s’appuyait non pas sur l’appartenance confessionnelle, mais sur des individus considérés comme fiables et loyaux. Cette lecture rejoint l’opinion majoritaire selon laquelle personne ne devrait voir son patriotisme remis en cause du seul fait de son opposition aux politiques du gouvernement.
Dans quelle mesure le peuple syrien a-t-il réussi à maintenir la cohésion sociale entre ses familles et communautés au fil des années ?
Dans quelle mesure pensez-vous que les gens se définissent-ils en fonction de leur secte et de leur religion en Syrie ?
Pensez-vous qu’en Syrie, les individus se définissent aujourd’hui davantage par leur appartenance confessionnelle et religieuse qu’il y a un an ?
Selon vous, quel est le principal facteur de tension confessionnelle et ethnique dans notre région arabe ?
Quelle affirmation correspond le mieux à votre opinion ?
En général, lorsque vous interagissez avec les autres, préférez-vous traiter avec des personnes… ?
Parmi les groupes suivants, lesquels ne souhaiteriez-vous pas avoir comme voisins ?
Sentiment d’appartenance arabe et menaces extérieures
L’enquête révèle un fort sentiment d’unité arabe parmi les Syriens. Trois quarts des personnes interrogées (75 %) considèrent que les habitants du monde arabe forment une seule nation, malgré les frontières artificielles qui les séparent. Pour certains, cette unité se double de spécificités propres à chaque peuple, mais elle reste perçue comme un socle commun. Seuls 16 % estiment au contraire que les Arabes constituent des peuples distincts, liés entre eux par des liens faibles.
Cette conception de l’unité arabe se traduit aussi dans la perception des menaces qui pèsent sur la région. Israël apparaît de loin comme le principal danger : 78 % des Syriens le désignent comme la plus grande menace pour la sécurité et la stabilité du Moyen-Orient, et 58 % comme la menace la plus sérieuse pour la sécurité de l’ensemble de la nation arabe. Pour la Syrie en particulier, 55 % des répondants considèrent Israël comme le premier facteur d’instabilité, loin devant l’Iran (14 %), les États-Unis (7 %), certains pays arabes (3 %), la Turquie (2 %) ou la Russie (1 %).
Représentations des populations arabes dans l’opinion des Syriens interrogés
Pensez-vous que les politiques actuelles de certaines puissances internationales et régionales menacent la sécurité et la stabilité de la région arabe ?
La question palestinienne et le conflit israélo-arabe
La cause palestinienne conserve une place centrale dans l’opinion publique syrienne. Près de sept Syriens sur dix (69 %) affirment qu’il s’agit de « la question de tous les Arabes et pas seulement des Palestiniens », tandis que 15 % estiment qu’elle concerne exclusivement le peuple palestinien.
Dans cette logique, une très large majorité (74 %) rejette l’idée de reconnaître Israël. Seuls 17 % se disent favorables à une telle reconnaissance. Parmi les opposants, les justifications sont multiples : Israël est perçu comme un État colonial et occupant en Palestine, un régime expansionniste cherchant à dominer la région et ses richesses, un acteur raciste envers les Arabes, responsable de l’occupation du Golan syrien, de la dispersion des Palestiniens, de leur persécution continue et du refus de leur droit à l’autodétermination.
Le refus de normalisation se traduit également par des positions fermes vis-à-vis d’éventuels accords. Ainsi, 70 % des Syriens rejettent toute entente avec Israël tant que le Golan syrien n’est pas restitué. Une proportion équivalente (74 %) estime qu’Israël s’efforce de manipuler certaines composantes de la société syrienne pour attiser des conflits séparatistes et menacer l’unité territoriale. Plus largement, 88 % considèrent Israël comme une menace directe pour la sécurité et la stabilité de la Syrie.
La guerre contre Gaza a aussi fortement marqué les consciences : 74 % des Syriens disent suivre attentivement son évolution, en dépit des difficultés que traverse leur propre pays. Selon eux, la poursuite du conflit s’explique avant tout par le soutien militaire et politique des États-Unis à Israël, mais aussi par l’insuffisance du soutien arabe à la résistance palestinienne.
La cause palestinienne : une cause arabe commune ou propre aux Palestiniens ?
Pourcentage de Syriens qui suivent les nouvelles sur la guerre à Gaza
Tendances de l’opinion publique dans les pays arabes et en Syrie concernant la normalisation avec Israël
Opinion des Syriens sur le rôle d’Israël dans le soutien à certains groupes en Syrie
Selon vous, Israël soutient-il certains groupes au sein de la société syrienne pour alimenter des conflits séparatistes et menacer l’unité du territoire syrien ?
Selon vous, Israël menace-t-il la stabilité en Syrie ?