Parti d’un drame à Al-Hoceïma, le Hirak du Rif a réveillé les plaies d’une région longtemps marginalisée. Entre colère sociale, répression d’État et bataille pour la mémoire, ce mouvement citoyen a mis à nu les fragilités du modèle politique marocain et la profondeur du malaise social.
L’assassinat tragique d’un vendeur de poisson à Al-Hoceïma aurait pu rester un événement isolé s’il n’était pas survenu dans un contexte marocain marqué par une tension croissante entre les citoyens et certaines institutions ces dernières années. Ce n’est pas la première fois que des citoyens sont confrontés à des actes irresponsables de la part de figures de l’autorité, actes qui génèrent un sentiment d’injustice sociale et conduisent à des tragédies humaines.
L’incident effroyable impliquant Mohcine Fikri, broyé par une benne à ordures alors qu’il tentait de sauver sa marchandise, largement diffusé sur les réseaux sociaux, a certainement joué un rôle en intensifiant le mécontentement et en donnant un nouvel élan au mouvement de protestation. Cependant, il ne constitue ni la seule ni la principale raison ayant poussé des centaines de milliers de personnes à descendre massivement dans les rues de nombreuses villes et villages marocains le 30 octobre. Ce mouvement rappelle les manifestations du Mouvement du 20 février 2011, qui réclamaient des réformes politiques et une justice sociale.
Les manifestations dans la région du Rif, comme ailleurs, allaient au-delà de la simple demande d’une enquête impartiale sur la mort de Mohcine Fikri ; elles exprimaient aussi une critique des politiques sociales et des projets de développement menés par l’État. Le 30 octobre est ainsi devenu un moment symbolique de remise en cause globale des politiques publiques.
Ces mobilisations massives traduisent des changements profonds dans la dynamique entre le pouvoir et la société. Elles ont montré que la rue pouvait prendre l’initiative et exprimer spontanément son mécontentement à travers des actions protestataires, sans dépendre des organisations politiques ou des associations de défense des droits humains habituellement impliquées dans ce type de mobilisations.
L’étude du Hirak du Rif s’inscrit dans le champ de l’histoire du temps présent, qui privilégie l’analyse des événements récents en mobilisant des sources variées – témoignages, archives judiciaires, productions médiatiques – tout en intégrant la mémoire comme un enjeu central. L’histoire du temps présent ne se limite donc pas à reconstituer des faits : elle interroge la manière dont ces faits sont vécus, racontés et instrumentalisés dans l’espace public. Dans le cas du Rif, la répression du mouvement ne peut être comprise qu’à la lumière d’une longue histoire de marginalisation et de violence d’État, où le souvenir des soulèvements passés nourrit la perception contemporaine des injustices.
Hajar RAISSOUNI
Hajar Raissouni est journaliste, chercheuse en histoire contemporaine et doctorante à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Sa thèse, intitulée La formation des élites au Maroc : dynamiques, évolutions et enjeux (1970-2022), analyse les transformations des élites marocaines et leur rapport au pouvoir depuis les années 1970.
Elle est également fondatrice et rédactrice en chef de la plateforme maghrébine Hounna, dédiée aux droits des femmes et au journalisme féministe dans le Maghreb.
L’analyse du Hirak s’appuie également sur les théories des mouvements sociaux. Les travaux de Charles Tilly[1] ont montré comment les mobilisations populaires reposent sur des répertoires d’action, des opportunités politiques et des dynamiques d’identité collective. Le Hirak, né de revendications sociales et économiques locales, illustre parfaitement ce processus. En effet, la répression étatique a transformé ces revendications en une lutte plus large autour de la dignité, de la justice et de la libération des détenus. En ce sens, le mouvement illustre la capacité de la répression à reconfigurer l’objet même de la contestation.
En parallèle, le recours massif à la coercition place cette étude dans le cadre des recherches sur la résilience autoritaire. Comme l’a souligné Juan Linz[2], les régimes autoritaires survivent grâce à leur faculté d’adapter leurs méthodes de contrôle en combinant violence directe et stratégies de délégitimation. Au Maroc, les arrestations, la torture et les procès politiques traditionnels ont été complétés par de nouvelles pratiques : accusation des militants de crimes de droit commun (viol, espionnage, blanchiment d’argent), campagnes de diffamation, instrumentalisation de la religion et mobilisation d’un arsenal juridique destiné à criminaliser toute dissidence. Ce processus correspond à une mutation des formes de répression : d’une confrontation ouverte entre dissidents et État vers une criminalisation ordinaire qui vise à détruire la crédibilité et le prestige des opposants.
Enfin, le Hirak doit être envisagé à travers le prisme de la communication autoritaire et de la violence symbolique. En exploitant les technologies numériques et les médias, le régime marocain a mené une véritable guerre de l’information, où la propagande et l’assassinat moral des militants sont venus compléter la répression physique. Cette dynamique fait écho aux analyses de Michel Foucault[3], sur les dispositifs de surveillance et de contrôle, ainsi qu’à celles de Pierre Bourdieu[4], sur la capacité du pouvoir à produire des catégories de perception légitimant l’ordre établi. Dans ce contexte, la rue s’est imposée comme espace politique central, traduisant une crise profonde de la représentation et une désinstitutionnalisation de la vie politique : les citoyens, ayant perdu confiance dans les partis, syndicats et institutions, n’ont trouvé d’autre lieu d’expression que l’espace public.
Ainsi, ce cadre théorique permet de situer le Hirak du Rif au croisement de l’histoire du temps présent, des études sur les mouvements sociaux et des recherches sur l’autoritarisme. Il éclaire la manière dont un mouvement local a révélé la fragilité des mécanismes de légitimation du pouvoir au Maroc, et comment la répression, loin de clore la contestation, a contribué à redéfinir ses enjeux et à façonner sa mémoire collective.
Mémoire collective : le Rif entre transmission et résistance
Si Paul Ricoeur[5] considère la mémoire comme gardienne de l’histoire, cette mémoire collective, sous toutes ses formes, s’impose également comme un moyen de pression et d’embarras pour les systèmes politiques, les poussant à reconnaître les violations et les erreurs qu’ils ont commises. Souvent, elle exige de corriger ou de réécrire l’histoire officielle, car celle-ci reflète le récit du pouvoir et non pas le point de vue des personnes concernées par cette histoire.
Cela s’applique au Maroc, où le régime a écrit une histoire servant les intérêts de la monarchie et de son entourage, tout en écartant un certain nombre de symboles nationaux pour avoir divergé de la vision officielle, ou en falsifiant et blanchissant l’histoire des violations. Depuis les années 1990, lorsque Hassan II a implicitement reconnu les années de plomb, une nouvelle dynamique a commencé à émerger dans la narration des événements historiques et à remodeler la mémoire collective du Maroc, libérant ainsi partiellement cette mémoire. Cela permet désormais d’entendre les récits de victimes et de témoins d’événements marquants de l’histoire du pays.
Cette mémoire collective, forgée à travers les récits familiaux, les silences transmis, les commémorations locales et les blessures non dites, fonctionne comme un véritable capital symbolique de résistance[6]. Elle ne se limite pas à un simple devoir de mémoire, mais agit comme une force structurante qui façonne l’identité politique des nouvelles générations. Dans le cas du Rif, cette mémoire n’est pas figée : elle est réactivée à chaque épisode de marginalisation ou de violence étatique, et alimente un récit alternatif face à l’histoire officielle imposée par l’État. En cela, elle rejoint la perspective de Paul Ricoeur pour qui la mémoire collective, lorsqu’elle n’est pas reconnue, devient un espace de conflit latent et un levier de contestation[7].
L’assassinat[8] de Mohcine Fikri, survenu dans des circonstances horribles, a ravivé une blessure ancienne et non cicatrisée, illustrant une nouvelle fois la crise persistante entre l’État central et le Rif. Loin d’être un incident isolé, cet événement a rapidement catalysé un mouvement dont les slogans ont dépassé l’appel à la justice pour devenir une critique frontale du régime, de ses politiques publiques discriminatoires et de son comportement envers la région marginalisée.
L’incident de la mort de Mohcine Fikri a ravivé les sentiments d’injustice, de mépris et de discrimination profondément enracinés dans la conscience des populations rifaines depuis l’indépendance formelle en 1956 et le soulèvement de 1958-1959. Ce soulèvement était une réaction inévitable au comportement des nouvelles autorités issues des accords d’Aix-les-Bains, qui avaient décidé de dissoudre les divisions de l’Armée de libération, de liquider certains de ses cadres, et de réprimer, enlever et torturer les opposants, notamment ceux sympathisant avec le prince Abdelkrim al-Khattabi. La population[9] rifaine était exclue de la gestion de ses affaires locales et de la gouvernance nationale, aucun citoyen rifain n’ayant été inclus dans les différents gouvernements formés entre 1955 et 1958.
Depuis le soulèvement du Rif de 1958 brutalement réprimé par l’armée ayant causé des morts, des blessés et de nombreuses arrestations, la région a subi un siège économique et sécuritaire étouffant qui s’est poursuivi jusqu’au soulèvement de janvier 1984, provoqué par la détérioration de la situation économique et sociale au Maroc. Ce soulèvement, mené par des étudiants dans plusieurs villes, a été violemment réprimé par le régime de Hassan II, qui a prononcé un discours[10] célèbre à la suite des événements, qualifiant les populations rurales de « salauds » et proférant d’autres insultes encore gravées dans la mémoire collective des habitants du Rif.
Il est également impossible d’ignorer les divers événements qu’a vécus la population rifaine durant la « nouvelle ère », comme le tremblement de terre d’Al-Hoceïma et l’incendie de cinq jeunes hommes en 2011, lors du mouvement de protestation du 20 février, dans une banque, sans que la vérité n’ait jamais été révélée.
La référence à cette histoire tendue a pris une place importante dans le discours du récent mouvement de contestation rifain, retrouvant un ton fortement critique envers le régime. Parmi les slogans, on trouve : « Cette terre est à nous, et le régime doit plier » ; « Mon Moulay Mohamed, repose-toi, nous continuerons la lutte ». Ce dernier slogan fait référence au prince Abdelkrim al-Khattabi, figure historique et leader de la révolution du Rif entre 1921 et 1926 contre les colonialistes espagnols et français. Cette figure est restée opposée au régime central après la déclaration d’indépendance en 1956, depuis son exil jusqu’à sa mort en Égypte en 1963[11].
Cette « réconciliation » n’était qu’un slogan des autorités, visant à se débarrasser d’un lourd fardeau historique, soutenu par une nouvelle élite opportuniste cherchant à blanchir le régime et à promouvoir la légitimité d’un nouveau contrat social, prétendant clore définitivement le sombre chapitre de l’histoire du Rif.
Dans ce cadre, on peut partiellement comprendre l’absence des drapeaux nationaux marocains lors des manifestations à Al-Hoceïma, remplacés par des drapeaux amazighs et ceux de la République du Rif. Cela reflète une résurgence des idées nationalistes et des symboles rifains, tout en envoyant des messages politiques clairs sur le désintérêt des habitants du Rif envers l’État post-indépendance de 1956, qu’ils estiment les avoir exclus. Ignorer ce sentiment collectif de non-appartenance au système actuel reviendrait à sous-estimer l’importance du nationalisme rifain et son rôle dans la mobilisation du mouvement récent. Il n’est donc pas surprenant que les dirigeants des manifestations aient décidé de tenir leur réunion au siège historique d’Abdelkrim al-Khattabi à Ajdir, un lieu symbolisant la légitimité historique de l’Armée de libération.
Contrairement à ce que promeuvent les médias officiels de l’État, le lever des drapeaux rifain et amazigh, selon l’activiste rifain Imad El Attabi, exilé aux Pays-Bas, s’exprime ainsi :
« …ne reflète pas une résurgence généralisée de volontés séparatisme, bien que celles-ci existent de manière limitée. Il s’agit plutôt d’une volonté de contraindre l’État à instaurer un nouveau contrat politique, impliquant les Rifains dans la gestion des affaires publiques et réécrivent l’histoire du Maroc de manière à reconnaître le rôle pionnier de la résistance réelle dans la libération du pays. Ce nouveau contrat inclurait également une reconnaissance des injustices historiques commises dans le Rif[12]. »
Cependant, cette volonté de redéfinir le contrat politique avec l’État s’enracine dans une mémoire collective profondément marquée par des décennies de marginalisation et de répression. Comme l’illustre le témoignage de Said Kaddouri, activiste de Nador : « Quand j’étais enfant, mon grand-père me parlait du soulèvement de 1958 et des tortures subies, tandis que mon père me racontait les événements de 1984. Cela m’a fait vivre ces événements comme si j’y avais participé. » Il explique ainsi que, bien qu’il n’ait pas personnellement vécu ces périodes, la mémoire collective de l’injustice subie par les Rifains sous Hassan II et le régime marocain est transmise de génération en génération. Il ajoute : « Pendant le mouvement de Rif, nous avons ravivé cette mémoire, car l’histoire se répète et le régime continue de commettre de nouveaux crimes contre nous[13]. »
De son côté, Imad Attabi[14] affirme que la mémoire collective des Rifains conserve tous les abus subis au fil des décennies par le régime politique. Cette mémoire agit comme un carburant, laissant les Rifains avec un sentiment d’unité et une volonté constante de se préparer à la lutte chaque fois qu’un danger se profile et que le régime cherche à les opprimer. « Si vous demandez à un enfant de cinq ans de raconter l’histoire du Rif, il vous parlera de la mémoire blessée des Rifains et de la répression que nous subissons. C’est cette mémoire qui nous pousse à contester l’oppression pour le bien de nos Rifains et de nos familles. »
Dans son livre Le mouvement du Rif, dynamique de la protestation identitaire, Mohammed Saadi[15] écrit :
« Certains restreignent l’histoire de Rif en l’entourant d’une sainteté et d’une certitude idéalistes excessives, empêchant ainsi toute question critique. Cela se transforme en une histoire officielle et collective, et malheur à celui qui ose en questionner les fondements. L’expérience de la «République du Rif» est devenue pour de nombreux jeunes un sujet intouchable, une «ligne rouge» qu’on ne peut franchir sans altérer son image idéalisée. »
Saadi a recueilli le témoignage d’un jeune homme d’Imzouren qui estime que répéter le récit du Rif ne résoudra pas les problèmes actuels. Il a déclaré[16] : « Se focaliser sur les gloires du passé ne nous aide pas. Nous devrions plutôt réfléchir à comment résoudre le chômage et à notre droit à l’autonomie. » Un autre témoignage souligne que l’évocation d’Al-Khattabi a mobilisé les manifestants, en raison du vide laissé par les élites politiques dans la région depuis des années.
Cependant, le mouvement a suscité chez les Rifains un sentiment de solidarité spontanée, semblable à la « solidarité mécanique » décrite par Émile Durkheim. C’est comme si toute la région s’était transformée en une seule famille, unissant ses forces face à une menace commune. Dans ces moments de crise, toutes les divisions idéologiques et politiques se sont effacées, laissant place à une unité collective.
L’approche sécuritaire
Les autorités ont ajouté une dimension sécuritaire au mouvement pacifique dans les régions de Rif. Trois stratégies[17] principales ont été déployées : d’abord, en utilisant les partis majoritaires, les médias officiels ou affiliés, ainsi que les prédicateurs des mosquées pour diffuser un discours favorable au pouvoir en place. Ensuite, en associant le mouvement rifain à des accusations de séparatisme, de financement étranger et de propagation de la discorde, dans le but de mobiliser l’opinion publique contre les manifestants. Cela a fourni aux autorités de sécurité un prétexte pour adopter des mesures exceptionnelles à leur encontre, y compris le déclenchement de campagnes d’arrestations et de procès, ainsi que l’imposition de restrictions sur les libertés publiques, sous prétexte de maintenir l’ordre public.
En réalité, le régime, en accordant de plus grands pouvoirs aux forces de sécurité pour maintenir l’ordre, pourrait provoquer des conséquences désastreuses pour la stabilité politique et sociale à long terme. Plutôt que de considérer les manifestations populaires comme une expression de méfiance envers les politiques de l’État, le régime les traite comme un défi sécuritaire, ce qui risque d’exacerber les tensions et d’attiser davantage la colère populaire.
Le succès du processus de sécurisation repose principalement sur la capacité de l’autorité à présenter tout problème comme une menace existentielle pour la sécurité. Dans ce cadre, le ministère de l’Intérieur a été le premier à promouvoir un discours[18] sécuritaire à l’égard du Mouvement du Rif. Lors de sa première visite à Al-Hoceïma le 10 avril 2017, le ministre de l’Intérieur, Abdelouafi Laftit, a évoqué les « objectifs suspects » de « certains éléments et entités cherchant à exploiter les différents mouvements de protestation dans la région pour créer un climat de tension sociale et politique ». Selon lui, ces actions ne sont pas seulement « organisées sur le terrain, mais sont également politiquement encadrées par la promotion de certains slogans politiques extrémistes et de discours haineux à l’encontre des institutions, dans une tentative vaine de regagner le soutien populaire perdu ».
Quelques jours plus tard, d’autres intervenants ont également repris les accusations de séparatisme, notamment les partis de la coalition gouvernementale, les prédicateurs des mosquées, les médias officiels et d’autres proches du pouvoir. Le 14 mai 2017, après une réunion[19] avec le ministre de l’Intérieur à la Maison du Premier ministre, ces partis ont condamné le mouvement, l’accusant de tendances séparatistes et de recevoir des financements étrangers.
La diabolisation de ce mouvement pacifique ne s’est pas limitée aux accusations politiques et sécuritaires. Les autorités ont également mobilisé l’argument religieux pour renforcer cette stratégie. Le 26 du même mois[20], pas moins de 80 prédicateurs furent mandatés dans les mosquées de la province d’Al-Hoceïma afin de critiquer le mouvement lors du sermon du vendredi, en l’associant aux notions de conflit et de déstabilisation. L’imam insista sur la « voie du Prophète » comme cadre de conduite, affirmant que le croyant véritable doit « demander la levée des injustices et la correction des erreurs » sans se laisser entraîner par des « appels anonymes diffusés sur Internet », ni réagir « de manière irréfléchie en ne voyant que les fautes ». Il cita à l’appui un verset coranique : « Ne vous jetez pas par vos propres mains dans la destruction[21] ».
Il poursuivit en appelant à « éviter la Fitna (discorde) », soulignant qu’« aucun principe religieux n’autorise ni ne justifie la destruction des biens ». Selon lui, « l’appel à la désobéissance et aux troubles, fondé sur le mensonge et la falsification, a été condamné par le Prophète lui-même ». Enfin, il insista sur « la nécessité de vérifier les informations avant de réagir ».
Cette instrumentalisation du religieux provoqua la réaction de Nasser Zefzafi, qui protesta à l’intérieur même d’une mosquée où il priait, geste aussitôt exploité par les autorités pour déclencher une vaste campagne d’arrestations, incluant la sienne.
La détention comme outil de contrôle politique
En fait, les arrestations dans le Rif n’ont pas débuté avec l’arrestation de Nasser Zefzafi le 30 mai 2017. En effet, des mois auparavant, des activistes avaient déjà été ciblés par les autorités. Le 26 mars 2017, 14 activistes ont été arrêtés à leur retour d’une manifestation dans la ville d’Imzouren. Selon les autorités locales de la province d’Al-Hoceïma, un incendie s’est déclaré près d’une résidence destinée au personnel de la Sûreté nationale, provoquant la carbonisation de cinq voitures et d’un bus[22].
Entre mars et mai de la même année, une accalmie a précédé la tempête : les arrestations ont cessé, tandis que des accusations de séparatisme et de réception de fonds étrangers ont été dévoilées. Les autorités attendaient que Zefzafi et ses amis commettent une erreur pour justifier leur arrestation, misant également sur un affaiblissement progressif du mouvement avec le temps. Cependant, ce ne fut pas le cas. Au contraire, le soutien au mouvement et les revendications des habitants n’ont fait que croître.
Le 26 mai 2017 marque un tournant dans l’histoire du Mouvement du Rif. Ce vendredi-là, Nasser Zefzafi se rend à la mosquée Mohammed V d’Al-Hoceïma avec ses amis pour interrompre le prêche de l’imam, qui parlait de « sédition ». Zefzafi, se tenant au milieu de la mosquée, déclara :
« L’imam soutient la corruption. Ils veulent détruire le Rif et violer nos femmes et nos enfants. Je veux savoir si ces mosquées appartiennent à Dieu ou au Makhzen. Si cet imam avait eu le courage, il aurait dit une parole de vérité. Comme Omar Ibn Khattab l’a dit : «Quiconque parmi vous voit de la maladresse, redressez-moi» et je l’ai fait. J’allais prier et j’entendais l’imam parler de la sédition et de la stabilité… L’imam parlait de sédition, mais de quelle sédition[23] ? »
Le jour même de l’incident, le procureur général publie un communiqué[24] ordonnant l’arrestation de Zefzafi et de ses amis pour enquête sur des accusations d’entrave à la liberté de culte et de perturbation des prières du vendredi. Le rapport précise que Zefzafi a empêché l’imam de terminer son sermon et a prononcé un discours incendiaire à l’intérieur de la mosquée, insultant l’imam et provoquant un désordre qui a troublé la tranquillité et la dignité du culte, empêchant ainsi les fidèles d’accomplir la prière du vendredi.
Immédiatement après, la police a tenté de l’arrêter, mais de violents affrontements ont éclaté entre les forces de sécurité et les habitants[25], qui cherchaient à empêcher son arrestation. Zefzafi a disparu après avoir demandé aux manifestants de poursuivre le mouvement pacifiquement, de rester calmes face aux forces de sécurité et d’appeler à une grève générale ainsi qu’à la fermeture des magasins dans la ville.
Deux jours après son évasion, le procureur général du Roi a annoncé, le 28 mai 2017, l’arrestation de Nasser Zefzafi. Il a précisé dans le communiqué que Zefzafi, ainsi que d’autres personnes, avaient été remis à la Division nationale de la police judiciaire à Casablanca. Ils seront interrogés pour entrave au culte et sur des accusations d’atteinte à la sécurité interne de l’État[26].
Selon les données de l’Association marocaine des droits de l’homme, entre octobre 2016 et fin septembre 2017, plus de 400 personnes liées au Mouvement du Rif ont été détenues. Ces personnes étaient réparties en deux groupes : celui de Casablanca, comprenant 57 détenus parmi les dirigeants du mouvement, et celui d’Al-Hoceïma et de Nador, dont le nombre se comptait par centaines, y compris ceux dont les procès se sont déroulés loin des yeux des médias et de l’opinion publique. En fait, un activiste a été condamné à 20 ans de prison en juillet 2017. Ce verdict a soulevé des interrogations sur le sort réservé aux autres dirigeants du Mouvement du Rif, au point que le procureur général a requis la peine de mort.
Les médias ont concentré leur attention sur le procès de Nasser Zefzafi et de ses compagnons, en particulier sur la manière dont ils ont été arrêtés et transportés par hélicoptère jusqu’à Casablanca. Cette couverture médiatique a provoqué une large désapprobation de l’opinion publique, qui rejetait massivement l’arrestation des militants du Mouvement du Rif, les considérant comme innocents. Ils ne demandaient que la construction d’un hôpital et d’une université, des revendications partagées par tous les Marocains. La marginalisation ne touche pas seulement le Rif, mais toutes les régions du Royaume, comme l’a montré l’émergence, après plusieurs mois du mouvement du Rif, de mobilisations sociales dans d’autres villes : à Zagora pour réclamer de l’eau, puis à Jerada pour exiger la fin de la marginalisation et la création d’emplois pour les habitants[27].
Lors de son procès devant la chambre criminelle de la cour d’appel de Casablanca, Zefzafi[28] a qualifié son procès d’« extrêmement politique ». Il a affirmé que l’accusation de « séparatisme » n’était qu’un prétexte pour les décourager de dénoncer les lobbies mafieux, soulignant que la police judiciaire avait falsifié ses déclarations et les transcriptions de son audition.
En réponse à son accusation de « porter atteinte à la sécurité de l’État », Zefzafi s’est appuyé sur la Constitution marocaine, affirmant qu’elle « garantit le droit de manifester pacifiquement ». Il a également invoqué les discours du roi Mohammed VI pour soutenir ses arguments devant le juge. Selon lui, « ces discours royaux mettent en avant le lien entre la responsabilité et l’obligation de rendre compte, et condamnent les calculs politiques étroits ». Il a ajouté que « le message du mouvement est le même que celui des discours royaux », soulignant que ce procès contredit ces discours.
Après un an d’audiences, Nasser est condamné le 27 juin 2018 à vingt ans de prison pour « complot visant à porter atteinte à la sécurité de l’État ». Trois autres accusés, Nabil Ahmijeq, Wassim el-Boustani et Samir Aghid, reçoivent également des peines de 20 ans, tandis que Mohammed Jeloul est condamné à 10 ans de prison. Trois ans plus tard, la Cour de cassation confirme ces peines[29].
Le juge a justifié ces verdicts contre les activistes en les accusant d’avoir agressé des policiers et, dans certains cas, d’avoir incendié des véhicules et un bâtiment de la police. Le tribunal s’est basé sur les « aveux » des accusés, sans tenir compte de leur rétractation ultérieure ni de leurs allégations de torture, malgré les rapports médicaux indiquant que certains d’entre eux avaient effectivement subi des violences policières. Human Rights Watch estime que la Cour d’appel aurait dû prendre en compte ces éléments et écarter toute preuve susceptible d’avoir été obtenue sous la torture.
Le jugement indique que le tribunal de première instance de Casablanca a également basé ses verdicts de culpabilité sur des dizaines de vidéos et d’enregistrements d’écoutes téléphoniques. Certaines de ces vidéos et enregistrements ont été diffusées pendant les audiences. Cependant, malgré de multiples demandes écrites et orales faites pendant le procès, le tribunal a refusé de fournir ces fichiers audio et vidéo à la défense, a déclaré Mohamed Messaoudi, l’un des principaux avocats des 53 prisonniers du Hirak, à Human Rights Watch. Le jugement ne justifie pas ce refus et ne mentionne même pas le refus du tribunal de communiquer ces preuves supposées à charge à la défense.
Le tribunal a seulement communiqué à la défense les transcriptions écrites de conversations téléphoniques sur écoute entre activistes du Hirak, traduites du tarifit (une variante de la langue amazighe parlée dans la région du Rif) puis à l’arabe. Cependant, selon Messaoudi, plusieurs accusés, dont Zefzafi, avaient signalé au juge d’instruction, au procureur et au juge du procès que les transcriptions comportaient des traductions en arabe erronées. Celles-ci avaient été rédigées et traduites par des policiers, et non par des traducteurs assermentés, ce qui est nécessaire pour qu’elles soient admises comme preuves au tribunal, a ajouté Messaoudi.
Éric D. Goldstein[30], le Directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch a déclaré : « Ce verdict d’appel choquant, qui maintient des peines allant jusqu’à 20 ans de prison pour les manifestants du Hirak, repose en partie sur des aveux suspectés d’avoir été obtenus sous torture et contrainte. »
De son côté Khadija Riadi[31], l’ancienne présidente de l’Association marocaine des droits de l’homme, a estimé que l’arrestation de Zefzafi et de ses amis était une vengeance : « L’arrestation de Zefzafi est due à son statut de leader et de modèle pour les jeunes, ce qui représente une menace pour le régime. »
Elle a ajouté :
« Les rapports des observateurs et notre réseau d’ONG de droits humains montrent que Zefzafi et ses compagnons n’ont commis aucun des faits dont ils sont accusés et jugés. Au contraire, ils sont victimes de torture, comme le confirme un rapport du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH), une institution officielle dont le président a été limogé après la publication de ce rapport. De plus, Zefzafi a été filmé presque nu par la police, et la vidéo a été diffusée sur un site électronique, portant atteinte à sa dignité et à son intégrité physique, sans qu’aucune enquête ne soit menée. »
« Zefzafi et ses compagnons sont victimes d’un procès inéquitable, résultat de la vengeance des autorités effrayées par leur capacité à mobiliser la ville et à organiser une protestation pacifique contre les politiques d’appauvrissement et de marginalisation dans la région du Rif. Les autorités craignent Zefzafi parce qu’il est devenu un leader et un modèle pour les jeunes, ce qui représente une menace pour le Makhzen. Ces personnes sont donc bannies par le régime. »
Selon Amnesty International[32], dans de nombreux cas, le ministère public a inculpé la plupart des accusés d’« incitation » à causer des troubles, de « participation » ou de « complicité » dans ces troubles, sans fournir de preuves de leur responsabilité pénale individuelle dans des actes de violence. Selon le droit international relatif aux droits humains, participer à une manifestation non autorisée ne constitue pas en soi un motif d’incarcération, sauf si elle est accompagnée d’une infraction reconnue par la loi, telle que l’implication dans des actes de violence.
Nabila Mounib[33], secrétaire générale du Parti socialiste unifié (opposition de gauche), a affirmé que ces verdicts sévères prouvaient sans aucun doute que le cycle de la transition démocratique était terminé. Elle a ajouté que « nous craignons que ces verdicts ne compromettent la stabilité de notre pays. Le peuple doit se mobiliser, se soulever et dire non à cette injustice. Il doit y avoir une lutte continue jusqu’à ce qu’une percée politique soit réalisée et qu’un nouveau contrat social soit établi ». Elle a insisté sur le fait que l’abandon n’était pas une option, soulignant que « sinon, nous devrions renoncer et quitter la politique si nous sommes incapables de défendre les intérêts des Marocains ». Enfin, elle s’est interrogée : « Les responsables du pays cherchent-ils à saboter la cohésion sociale et à déstabiliser le Maroc ? »
Stratégie de criminalisation : séparatisme et financements étrangers
Les allégations de séparatisme portées contre les principales figures du Hirak ne reposaient sur aucun fondement solide. En effet, elles seraient fondées sur leurs relations avec sept Rifains vivant à l’étranger, selon les procès-verbaux de la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ). Ces personnes mentionnées dans les PV ne se seraient pas rendues à Al-Hoceïma depuis le début des manifestations, à l’exception de l’activiste Farid Aouled-Lahcen, basé aux Pays-Bas. Pendant des années, il se rendait régulièrement dans la région du Rif, malgré les harcèlements dont il faisait l’objet à chacune de ses visites.
Les autorités considèrent Farid Aouled-Lahcen comme le principal bailleur de fonds du Hirak et de ses manifestations. Cependant, ce dernier a rejeté[34] l’ensemble de ces accusations, s’interrogeant : « Depuis quand les transferts d’argent envoyés par la diaspora rifaine en Europe sont-ils considérés comme un financement étranger ? » Il rappelle que la région du Rif dépend largement des envois de fonds de sa diaspora, en raison du chômage massif et de l’absence d’opportunités économiques locales.
Ce n’est pas la première fois que le nom de Farid Aouled-Lahcen est mentionné dans le cadre des événements survenus dans le Rif. Selon les procès-verbaux, Aouled-Lahcen est placé sous surveillance depuis 2012, puisque son nom figurait déjà dans les dossiers des militants arrêtés et jugés à la suite des événements de Bni Bouayach en 2012.
Lors de l’interrogatoire de Mohamed Jalloul[35], le nom de Farid Aouled-Lahcen a également été mentionné. Selon le procès-verbal, Jalloul aurait reconnu connaître personnellement Aouled-Lahcen, déclarant : « Je le connais très bien, car il habitait dans le même quartier que moi à Bni Bouayach. Nous sommes amis depuis l’enfance. Il est parti aux Pays-Bas sans que le contact soit interrompu[36]. »
En avril 2017, Farid Aouled-Lahcen faisait partie des militants ayant accueilli Mohamed Jalloul à sa sortie de prison. Ce dernier venait de purger une peine de cinq ans d’emprisonnement à la suite de sa condamnation en lien avec les événements de Aït Bouayach. Aouled-Lahcen affirme s’être rendu au Rif uniquement pour accueillir son ami Mohamed Jalloul lors de sa libération, précisant qu’il est arrivé le jeudi et qu’il a quitté le Maroc le samedi.
L’analyse des procès-verbaux révèle que les autorités ont tenté d’étayer les accusations de séparatisme portées contre les activistes du Hirak en s’appuyant sur leurs relations avec Farid Aouled-Lahcen et sept autres militants rifains résidant à l’étranger.
Ce dernier reconnaît avoir maintenu des contacts avec certains amis impliqués dans le mouvement, précisant que ces échanges portaient principalement sur l’élaboration du cahier revendicatif, et qu’il avait contribué, comme de nombreux Rifains, à la formulation collective des revendications sociales du mouvement.
Concernant son prétendu lien avec le mouvement du 18 septembre, qui revendique l’indépendance du Rif, Aouled-Lahcen dément toute affiliation et affirme : « Si j’en avais fait partie, je l’aurais dit ouvertement. Je n’ai jamais caché mes positions[37]. »
Farid Aouled-Lahcen estime que la campagne orchestrée contre lui visait à « l’assassiner symboliquement » et à ternir son image auprès de l’opinion publique, illustrant ainsi la stratégie d’intimidation et de délégitimation employée par les autorités à l’égard des voix dissidentes, y compris au sein de la diaspora.
Quant à Imad Attabi, qui figurait parmi les sept personnes, il a nié être un séparatiste,
déclarant :
« Je n’ai pas caché mes positions et orientations politiques et idéologiques, et je n’ai jamais appelé au séparatisme. Je défends l’unité de la nation marocaine. Je sais que le système politique cherche à se venger et à me nuire en fabriquant de fausses accusations contre moi. Cette tentative vise également à impliquer la jeunesse du mouvement avec ces accusations mensongères[38]. »
De son côté Mortada Lamrachen[39] un des activistes du mouvement de Rif dit : « Nous n’avons jamais eu de revendications appelant au séparatisme. Nous avons manifesté pour affirmer que nous ne sommes pas des séparatistes[40]. », il ajoute : « Lever le drapeau de la République était une manière de raviver l’identité de la région et de demander la normalisation avec ce symbole. C’est simplement un hommage à Al-Khattabi et à sa lutte. Ce débat doit être relancé pour se réconcilier avec notre histoire et notre identité. »
Avant l’arrestation des militants du Mouvement Rif, les partis de la majorité ont publié une déclaration[41] le 15 mai 2017, accusant les militants d’exploiter les revendications sociales pour nuire aux institutions constitutionnelles du pays, de recevoir des financements étrangers et de poursuivre des projets séparatistes.
En réaction aux déclarations des dirigeants des partis de la majorité, une marche d’une ampleur sans précédent dans l’histoire du mouvement populaire à Al-Hoceïma a eu lieu le 18 mai 2017. Son message était clair : « Nous ne sommes pas des séparatistes[42] ».
Le jour de la marche, Nasser Zefzafi, leader du mouvement du Rif, a déclaré au journal Akhbar Al-Youm[43] son mépris pour les dirigeants des partis de la majorité, les qualifiant de « voyous » plutôt que de véritables leaders. Il a dénoncé l’absurdité de les accuser de séparatisme sans preuves ni arguments solides, affirmant que ces mises en cause résultent de luttes de pouvoir au sein du cercle royal, au détriment des habitants du Rif. Selon lui, dans un pays démocratique, le ministère public interviendrait pour tenir ces personnes responsables. Zefzafi a également rappelé que le mouvement populaire, qui dure depuis sept mois et réclame une université, un hôpital et la fin de la corruption, ne devrait pas être assimilé au séparatisme. Il a conclu que, selon lui, les véritables séparatistes sont les membres du gouvernement, éloignés des préoccupations du peuple.
Cependant l’objectif des accusations de « séparatisme » et de « financements étrangers » portées contre les militants du Hirak du Rif ne se limitait pas à justifier les arrestations et la répression, mais constituait également un instrument politique visant à affaiblir le mouvement de l’intérieur en sapant sa base de solidarité nationale.
Dès qu’une accusation de séparatisme est associée à un mouvement social, celui-ci se transforme, dans l’imaginaire collectif, d’une cause sociale et revendicative légitime en une menace directe pour l’unité nationale. C’est là tout l’enjeu de l’État : effrayer l’opinion publique et l’inciter à prendre ses distances vis-à-vis du Hirak. Les Marocains, qui réagissent habituellement avec empathie aux protestations sociales, quel que soit l’endroit du pays, se rétractent dès lors que la « carte du séparatisme » est brandie. Dans le discours officiel et médiatique proche du pouvoir, le mouvement se voit ainsi transformé d’une mobilisation pacifique en un « projet subversif » soutenu de l’extérieur, instillant la peur et affaiblissant l’esprit de solidarité.
Cette division profite directement aux autorités, car elle empêche la formation d’un front national uni autour de revendications telles que la justice sociale, et déplace le débat des demandes fondamentales (hôpital, université, emploi, dignité) vers une controverse sur « l’unité nationale » et la « trahison ». Pourtant, malgré ces tentatives de stigmatisation, une grande partie des Marocains continue de considérer Nasser Zefzafi et ses compagnons comme des héros, estimant que leur arrestation constitue un acte de vengeance. Depuis leur incarcération, ils ont d’ailleurs envoyé de nombreux messages réaffirmant leur patriotisme et rejetant catégoriquement l’accusation de séparatisme.
En conclusion, cette étude montre que le Hirak du Rif ne saurait être réduit à une réaction conjoncturelle à l’assassinat de Mohcine Fikri : il s’inscrit dans la longue durée d’une mémoire collective marquée par la marginalisation, la répression et la conflictualité centre–périphérie.
Le régime a privilégié une approche sécuritaire pour contenir le mouvement rifain. Dans un premier temps, il a eu recours à des accusations de séparatisme, de financement étranger et de menace à l’ordre public, en instrumentalisant certains incidents isolés au sein de manifestations largement pacifiques. Cette orientation a justifié l’adoption de mesures exceptionnelles, telles qu’une vague d’arrestations massives et la restriction des libertés publiques. Lorsque la situation a dégénéré, l’État ne disposait plus d’acteurs de médiation crédibles aux yeux de la population, ayant lui-même fragilisé les partis politiques, les syndicats et la société civile.
La gestion du Hirak du Rif illustre l’application de nouvelles méthodes répressives élaborées par le régime au cours des deux dernières décennies. Sous Mohammed VI, celles-ci se caractérisent par une plus grande subtilité et une efficacité accrue par rapport aux pratiques de l’ère Hassan II. Cette évolution s’explique notamment par la volonté de préserver l’image internationale du Maroc, signataire de nombreuses conventions relatives aux droits humains et promoteur du discours de « l’exception marocaine ». Les techniques répressives mises en œuvre se veulent ainsi moins visibles et plus difficiles à attribuer directement au pouvoir central.
Le « manuel » de la répression comprend désormais un éventail de pratiques allant de la vidéosurveillance intrusive dans les domiciles privés aux agressions physiques ciblées, en passant par les intimidations exercées contre les proches des militants. S’y ajoutent des campagnes de diffamation orchestrées par des sites web proches du Makhzen. Bien qu’elles ne soient pas illégales au regard du cadre juridique marocain, ces pratiques témoignent d’un alignement manifeste avec les services de sécurité. Le contenu publié, qui épargne systématiquement les figures influentes du pouvoir, suggère une coordination tacite avec l’État.
Par rapport à l’époque de Hassan II, le nombre d’arrestations politiques massives a diminué. La stratégie actuelle privilégie l’interpellation ciblée des leaders et des figures influentes, recourant à des chefs d’accusation de droit commun et à des preuves contestables, afin de donner l’apparence de procès ordinaires plutôt que politiques. Si des centaines de personnes ont été interpellées durant le Hirak, des grâces royales régulières ont concerné les détenus de moindre envergure, tandis que les leaders emblématiques, tels que Nasser Zefzafi et ses compagnons, demeurent incarcérés. Cette distinction vise à décourager toute contestation en maintenant une ligne rouge infranchissable autour du leadership du mouvement.
Ces méthodes traduisent une crainte persistante de toute forme de déstabilisation. L’arrivée au pouvoir de Mohammed VI avait suscité l’espoir d’une rupture avec les pratiques des « années de plomb » et d’une ouverture démocratique, incarnée notamment par la création de l’Instance Équité et Réconciliation. Or, après vingt-cinq années de règne, force est de constater que les promesses de réforme n’ont pas été tenues. Le système monarchique a reproduit, sous une forme plus sophistiquée, les mécanismes d’oppression hérités de l’ère précédente.
Dans un contexte marqué par l’affaiblissement progressif des institutions intermédiaires (partis, syndicats, élites locales), la critique se dirige désormais directement contre le roi, perçu comme l’ultime détenteur du pouvoir et responsable de la répression. La consolidation autoritaire et le contrôle de l’espace public poursuivent un double objectif : assurer la continuité de la monarchie et préparer le transfert de pouvoir à l’héritier, dans un climat de défiance croissante des citoyens envers les institutions.
Notes :
[1] Charles Tilly, Social Movements, 1768–2004, Paradigm Publishers, 2004.
[2] Juan J Linz, Totalitarian and Authoritarian Regimes, Lynne Rienner Publishers, 2000.
[3] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
[4] Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard, 2001.
[5] Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, éd. du Seuil, 2000.
[6] Maurice Halbwachs, La mémoire collective, PUF, 1950 (1ère édition).
[7] Paul Ricoeur, op.cit.
[8] Fouad Abdelmoumni, « Ce que révèle la mort atroce de Mouhcine Fikri au Maroc », Orient XXI,
le 22 novembre 2016, https://orientxxi.info/magazine/ce-que-revele-la-mort-atroce-de-mouhcine-fikri-au-maroc,1588
[9] Nabil Mouline, « Reconsidering the Rif Revolt (1958–1959) », Jadaliyya, le 28 janvier 2015, https://www.jadaliyya.com/Details/31718
[10] « Un discours fort du roi Hassan II le qualifiant de ‘bâtard’ pour les chômeurs d’Al-Hoceima, de Nador, de Tétouan et du Grand Palais » (en arabe), Youtube, le 26 Janvier 2014, https://www.youtube.com/watch?v=PjcUjOZld0o
[11] Shannon Fleming, « Abd el-Krim », Britannica, https://www.britannica.com/biography/Abd-el-Krim/Adb-el-Krim-during-the-Rif-War
[12] Interview avec Imad Attabi à Paris, le 29 mars 2024.
[13] Interview avec Said Kaddouri à Paris, le 22 avril 2024.
[14] Interview avec Imad Attabi, op.cit.
[15] Mohammed Saadi, Le mouvement du Rif, dynamique de la protestation identitaire, Tanger, Dar Sleiki Akhouaine, 2019.
[16] Idem, page 87.
[17] Ismail Hamoudi, « La ‘sécurisation’ du mouvement du Rif et ses conséquences politiques » (en arabe), Moroccan Insitute for Policy Analysis, le 17 juillet 2019, https://mipa.institute/?p=6886&lang=ar
[18] « Ministre de l’Intérieur d’Al-Hoceïma : Des objectifs suspects alimentent les mouvements de contestation » (en arabe), Hespress de Rabat, le 10 avril 2017, http://bit.ly/4hlXpfX
[19] « Le Maroc accuse le mouvement du Rif de séparatisme et de recevoir des fonds étrangers » (en arabe), Arabi21, le 15 mai 2017, http://bit.ly/4o1QZp7
[20] « Reconstitution. ce que l’imam a réellement dit à Al-Hoceïma (document) », Médias24, le 29 mai 2017, https://medias24.com/2017/05/29/reconstitution-ce-que-limam-a-reellement-dit-a-al-hoceima-document/
[21] « Et dépensez dans le sentier d’Allah. Et ne vous jetez pas par vos propres mains dans la destruction. Et faites le bien. Car Allah aime les bienfaisants. » (Sourate Al-Baqarah, verset 195).
[22] Conseil National des Droits de l’Homme, « Rapport sur les protestations d’Al-Hoceïma », CNDH,
p. 20-21, Mars 2020, https://cndh.ma/sites/default/files/2024-02/cndh_-_rapport_hoceima_vf.pdf
[23] « Zefzafi mène des manifestations à l’intérieur d’une mosquée à Al-Hoceïma », (en arabe), Alyaoum24 Youtube, le 26 mai 2017, https://www.youtube.com/watch?v=gH2cb6o7qxE
[24] « Après une manifestation dans une mosquée d’Al-Hoceïma, le procureur du roi ordonne l’arrestation de Zefzafi » (en arabe), Hespress de Rabat, le 26 mai 2017, http://bit.ly/49eo2l4
[25] Mahmoud Maarouf, « Nasser Zefzafi, leader du mouvement populaire à Al-Hoceïma, a été arrêté et transféré par avion à Casablanca » (en arabe), Al-Quds Al-Arabi, le 29 mai, 2017, http://bit.ly/48GD4jw
[26] Conseil National des Droits de l’Homme, « Rapport sur les protestations d’Al-Hoceïma », op. cit., p.24.
[27] « ’Marche du pain noir’ au Maroc : ‘L’appel de Jérada a été entendu », Jeune Afrique, le 4 janvier 2018, https://www.jeuneafrique.com/507387/societe/marche-du-pain-noir-au-maroc-lappel-de-jerada-a-ete-entendu/
[28] « Maroc : Nasser Zefzafi juge son procès ‘particulièrement politique’ et accuse la police de ‘déformer’ ses déclarations » (en arabe), France 24 Maroc, le 4 octobre, 2018, http://bit.ly/4nhLqBF
[29] « Maroc : quatre meneurs du ‘Hirak’, dont Nasser Zefzafi, condamnés à 20 ans de prison », Europe 1, le 27 juin 2018, https://www.europe1.fr/international/maroc-quatre-meneurs-du-hirak-dont-nasser-zefzafi-condamnes-a-20-ans-de-prison-3694568
[30] Interview avec Eric Goldstein par téléphone, le 12 février 2023.
[31] Interview avec Khadija Riadi par téléphone, le 22 janvier 2023.
[32] « Maroc : il faut annuler les jugements rendus à l’issue de procès iniques contre les manifestants du Hirak », Amnesty International, le 27 juin, 2018, https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2018/06/morocco-guilty-verdicts-returned-in-unfair-hirak-trials-must-be-overturned/
[33] « Une vaste campagne de dénonciation et de condamnation des verdicts contre les activistes de Rif par les dirigeants des partis et les militants politiques et des droits de l’homme » (en arabe), Al-Quds Al-Arabi, le 27 juin 2018, http://bit.ly/4nihLZc
[34] Interview avec Farid Aouled-Lahcen par téléphone, le 10 septembre 2025.
[35] Mohamed Jelloul est l’ancien leader du mouvement du 20 février. Il avait purgé 5 ans de prison à la suite des émeutes qui ont secoué Beni Bouayach dans la province d’Al-Hoceïma en 2012, il a été libéré le 11 avril 2017.
[36] Les procès-verbaux de la Brigade nationale de la police judiciaire.
[37] Interview avec Farid Aouled-Lahcen par téléphone, le 10 septembre 2025.
[38] Interview avec Imad Attabi à Paris, le 30 mai 2024.
[39] Mortada Iamrachen a été arrêté en juin 2017 et condamné en novembre 2017 à cinq ans de prison pour « louange d’actes de terrorisme » et « incitation d’autrui à commettre des actes terroristes », bien qu’il soit reconnu comme un militant pro-laïcité adoptant des positions modérées. Suite à cette arrestation, Human Rights Watch a déclaré que l’affaire d’Iamrachen « pourrait ne pas du tout être un cas de terrorisme, mais plutôt une tentative détournée de punir un autre dirigeant d’un mouvement de protestation que le gouvernement marocain semble déterminé à réprimer ».
[40] Interview avec Mortada Lamrachen par téléphone, le 19 mai 2024.
[41] Tarek Benhada, « Le ‘Mouvement du Rif’ se dirige vers une grève générale en réponse à la ‘majorité gouvernementale’ » (en arabe), Hespress, le 16 mai 2017, http://bit.ly/47G7r7B
[42] Interview avec Mortada Lamrachen, op.cit.
[43] Akhbar Alyaoum, numéro 2295, le samedi 20 mai 2017 et le dimanche 21 mai 2017, page 12.