Le 6 mai 2024, le gouvernement de Benjamin Netanyahou a lancé une « opération militaire limitée » à l’est de Rafah, à Gaza, faisant fi des avertissements internationaux, y compris ceux des États-Unis. L’armée israélienne a ainsi pris le contrôle du point de passage de Rafah, reliant la bande de Gaza à l’Égypte, et a progressé sur environ 3,5 kilomètres le long de l’axe Salah al-Din/Philadelphie, qui borde le Sinaï. Cette opération est intervenue quelques heures après l’annonce par le Hamas de son acceptation d’une proposition de trêve formulée par l’Égypte et le Qatar, avec la coordination de Washington.
L’invasion de Rafah : un objectif déclaré de l’armée israélienne
Les derniers mois ont mis au jour un quasi-consensus parmi les décideurs israéliens sur la nécessité d’occuper Rafah afin d’atteindre les objectifs militaires énoncés par Israël : éliminer la gouvernance du Hamas ainsi que sa force militaire et récupérer les otages israéliens. Le 6 avril 2024, après environ quatre mois de combats sans issue claire, l’armée israélienne s’est retirée de Khan Younis. Cependant, cinq bataillons sont demeurés dans la bande de Gaza, un nombre modeste comparé aux plus de 25 bataillons présents en Cisjordanie occupée. Ces unités étaient positionnées le long de l’axe Netzarim, une voie centrale tracée par Israël qui divise la bande de Gaza en deux, empêchant ainsi les Palestiniens déplacés de retourner au nord de l’enclave assiégée.
Malgré les avertissements américains contre une opération d’envergure à Rafah, les activités militaires israéliennes ont stagné récemment, sans réaliser d’avancées significatives mais en continuant d’affecter la population civile palestinienne. Face à l’insistance de Netanyahu, l’administration Biden a finalement approuvé une « opération militaire limitée » à Rafah, visant à contraindre le Hamas à des concessions supplémentaires dans les négociations d’échange de prisonniers.
Une opération militaire limitée
Plusieurs facteurs ont contribué à pousser Israël à se contenter, pour l’instant du moins, d’une « opération militaire limitée » à Rafah :
Premièrement, malgré le soutien de l’administration américaine à la guerre d’Israël contre Gaza sur les plans militaire, économique et politique, des tensions subsistent entre le gouvernement d’extrême droite de Netanyahou et l’administration Biden concernant la gestion du conflit. Washington montre notamment des réticences à l’idée d’une grande opération militaire à Rafah, zone de 64 kilomètres carrés peuplée d’environ 1,3 million de Palestiniens déplacés, en raison du risque élevé de pertes civiles. De plus, les divergences s’étendent à la vision de l’après-guerre et à l’échec d’Israël à fournir l’aide humanitaire nécessaire aux habitants de Gaza, frappés par une famine bien documentée. Netanyahou s’oppose fermement à la vision de l’administration américaine concernant « le jour d’après » la guerre à Gaza. Celle-ci appelle à un retrait de l’armée israélienne du territoire une fois les objectifs militaires atteints, au retour d’une Autorité Palestinienne « renouvelée » et à la garantie d’une unité politique entre la Cisjordanie et la bande de Gaza dans le cadre d’un futur État palestinien. Le Premier ministre israélien, lui, persiste dans son refus de voir la création d’un État palestinien, même en échange de l’élargissement du cercle de normalisation avec les pays arabes.
L’administration Biden conditionne son approbation à une opération militaire de grande envergure à Rafah à un plan israélien clair et convaincant qui garantirait l’évacuation des Palestiniens déplacés de Rafah vers d’autres lieux « sûrs » dans la bande de Gaza. Israël, qui s’oppose à tout retour des déplacés palestiniens à leurs foyers dans le nord et le centre de la bande de Gaza faute d’accord sur l’échange de prisonniers, a présenté plusieurs plans de transfert pour le plus d’un million de Palestiniens de Rafah vers la région de Mawasi et la ville de Khan Younis. Alors que l’opposition à la guerre s’intensifie dans la société américaine à l’approche des élections de novembre 2024, les États-Unis ont rejeté ces options, considérant la zone d’évacuation comme trop limitée et ne disposant des conditions minimales pour garantir des conditions de vie décentes. L’administration Biden craint également que l’occupation de Rafah entraîne un large déplacement de Palestiniens vers le Sinaï, ce qui pourrait menacer les relations israélo-égyptiennes, auxquelles l’administration américaine accorde une importance toute particulière. En outre, Washington estime que l’attaque sur Rafah menacerait la vie des otages de nationalité américaine.
Deuxièmement, bien que l’appareil militaire israélien s’accorde avec le gouvernement sur la nécessité d’occuper Rafah, des divergences montent face à l’absence de vision politique claire pour la bande de Gaza une fois la guerre terminée. Le chef d’état-major de l’armée israélienne, Herzi Halevi, estime que renoncer à une voie politique qui comprendrait la création d’une alternative au régime du Hamas dans la bande de Gaza, favoriserait la reconquête du pouvoir par ce dernier dans les régions où l’armée israélienne se retire. Dans le cas où Israël continuerait à occuper la bande de Gaza, cela nécessiterait que l’armée israélienne impose un régime militaire et prenne en charge la gestion de diverses affaires locales, ce qui exigerait l’affectation d’au moins deux divisions supplémentaires.
Troisièmement, l’Égypte s’oppose fermement à toute opération militaire israélienne à Rafah, car elle entrerait en contradiction avec les accords signés entre l’Égypte et Israël, y compris l’accord de Camp David qui limite le nombre de forces militaires israéliennes autorisées à être présentes près de la frontière égypto-israélienne. Israël y a déployé plus de deux divisions militaires, alors que l’accord de Camp David autorise la présence de quatre bataillons israéliens seulement dans la zone adjacente à la frontière égyptienne.
Quatrièmement, alors que l’opposition internationale à l’occupation de Rafah s’intensifie, y compris chez les alliés d’Israël, le gouvernement Netanyahou craint que l’occupation de Rafah n’ouvre la voie à l’imposition de sanctions économiques et politiques contre Israël, surtout si des crimes de guerre commis par l’armée israélienne sont documentés pendant cette opération.
Cinquièmement, Israël s’inquiète de plus en plus que le procureur de la Cour pénale internationale, Karim Khan (qui fait d’ailleurs l’objet de fortes pressions), énonce des accusations contre des responsables israéliens, y compris Benjamin Netanyahou, Herzi Halevi, et le ministre de la Défense Yoav Gallant[1]. Occuper Rafah pourrait inciter Karim Khan à accélérer les poursuites contre les responsables israéliens, surtout si l’administration américaine et certains alliés d’Israël réduisent leur pression sur la CPI face au risque d’une occupation imminente de Rafah.
Sixièmement, l’occupation de Rafah pourrait pousser la CPI à émettre un ordre de cessation des hostilités sur Rafah, particulièrement au vu de l’augmentation des restrictions imposées par Israël sur l’entrée de l’aide humanitaire dans la bande de Gaza et son occupation du passage de Rafah. Cette demande a notamment été formulée officiellement par l’Afrique du Sud suite à l’attaque sur Rafah et le blocage du passage.
Les limites de l’entente israélo-américaine
Tentant de minimiser les répercussions de l’attaque israélienne sur Rafah et l’occupation du passage frontalier, Joe Biden a précisé que l’opération militaire israélienne à Rafah était limitée, que l’armée israélienne n’avait pas pénétré dans les centres de population densément peuplés, et que la « ligne rouge » fixée à Netanyahou n’avait pas été franchie[2]. Cependant, afin de ré-affirmer le sérieux de l’opposition américaine à une opération militaire de grande ampleur à Rafah, Biden annoncé la suspension de l’envoi d’un lot d’armes à Israël, incluant 1 800 bombes de 900 kg et 1 700 bombes de 225 kg. Le président américain a également mentionné qu’il avait informé Netanyahou et le cabinet de guerre israélien que les États-Unis ne fourniraient pas d’armes offensives à Israël si celui-ci lançait une attaque sur Rafah pour l’occuper[3]. Malgré l’accord entre Biden et Netanyahou sur la nécessité de retenue dans cette opération militaire, les garanties sont faibles, surtout si l’opération se prolonge. À moins qu’Israël ne vienne à craindre une réponse sérieuse et effective de l’administration américaine en cas d’élargissement de l’opération militaire, les lignes rouges peuvent difficilement constituer l’assurance que Rafah ne sera pas envahie.
Les limites et la durée de l’« opération limitée » à Rafah, approuvée par l’administration américaine et Netanyahou, restent floues. Il existe un manque de clarté concernant l’avenir de la bande de Gaza, la présence continue de l’armée israélienne au passage de Rafah après l’opération, et la finalisation de l’occupation de l’axe Salah al-Din/Philadelphie. Cette incertitude est exacerbée par le refus de Netanyahou de préciser la future politique d’Israël envers Gaza.
Avec le temps, il devient de plus en plus évident pour les cercles militaires, sécuritaires et politiques israéliens qu’il existe une contradiction entre l’objectif d’éliminer le Hamas et sa capacité militaire à Gaza, et la promesse de sauver les otages israéliens. Récemment, l’ancien chef d’état-major de l’armée israélienne, Aviv Kochavi, a souligné qu’il est impossible de récupérer les otages sans mettre fin au conflit[4].
Conclusion
L’opération militaire « limitée » à Rafah, approuvée à l’unanimité par le cabinet de guerre israélien, sert l’objectif de Netanyahou d’étendre la durée de la guerre afin de préserver le plus longtemps possible sa coalition gouvernementale. Cependant, Netanyahu pourrait échouer à convaincre le cabinet de guerre et le chef d’état-major de l’armée de lancer une opération militaire de grande envergure pour occuper Rafah. La crédibilité de la pression américaine pour empêcher l’élargissement de l’opération à Rafah est une variable centrale, compte tenu de la relation forte qu’entretiennent les États-Unis avec Hertzi Halevi et le chef du parti Bleu et Blanc, Benny Gantz, sans l’accord desquels Netanyahou peut difficilement imposer son agenda. En outre, une expansion de l’opération sur Rafah risquerait de déclencher des sanctions politiques, légales et économiques contre Israël et ses dirigeants politiques et militaires, et pourrait aussi entraîner la mort des otages israéliens, ce qui reste une préoccupation majeure pour de nombreux Israéliens.
Notes :
[1] Meanit et Liss, « En Israël, ils tentent d’empêcher les mandats d’arrêt, mais il n’est pas certain que cet effort réussisse », Haaretz, 28 avril 2024, consulté le 14 mai 2024, sur : https://bit.ly/4ajLWbJ (en hébreu)
[2] « Biden : Si l’attaque israélienne contre Rafah continue, nous cesserons de lui fournir des armes offensives », Haaretz, 9 mai 2024, consulté le 14 mai 2024, sur : https://bit.ly/3yfB3dL (en hébreu)
[3] « Biden : Israël n’obtiendra pas notre soutien s’il pénètre dans les centres de population de Rafah », Al-Arabi Al-Jadeed, 9 mai 2024, consulté le 14 mai 2024, sur : https://bit.ly/4bkauD0 (en arabe)
[4] « Kochavi : Il n’y a aucun moyen de récupérer les personnes kidnappées sans arrêter la guerre », Haaretz, 8 mai 2024, consulté le 14 mai 2024, sur : https://bit.ly/4bhWlGn (en hébreu)