Environ deux mois après le 8 décembre 2024, jour de la chute du régime de Bachar el-Assad, la nouvelle administration syrienne continue de faire face à des défis internes et externes majeurs, essayant de réactiver les institutions étatiques malgré une grave pénurie de liquidités et donc l’incapacité de verser les salaires des fonctionnaires.
Nombre de ces derniers vivent dans un état d’incertitude quant à leur avenir professionnel, tandis que leurs postes sont examinés afin d’évaluer la nécessité ou non de les maintenir en service. Le 29 janvier 2025, l’administration syrienne a organisé la « conférence de la Victoire », qui a réuni les chefs des factions impliquées dans l’opérations militaires ayant conduit au renversement du régime.
L’événement s’est conclu par une série de décisions importantes : la suspension de la Constitution de 2012, la dissolution de l’armée, des services de sécurité et du Conseil du peuple, l’interdiction du parti Baas, ainsi que la dissolution de plusieurs factions armées, dont Hayat Tahrir al-Cham (HTC). Ahmed al-Charaa a été élu président par intérim, en attendant la rédaction d’une nouvelle constitution et l’organisation d’élections[1].
Défis internes
Le rétablissement de la sécurité et l’amélioration des conditions de vie représentent les principaux défis internes auxquels l’administration transitoire syrienne est confrontée. Ces deux aspects sont étroitement liés à la capacité de réactiver les institutions étatiques et de définir une feuille de route claire pour la phase de transition.
Le nouveau pouvoir syrien a réussi à protéger les institutions étatiques, en évitant les pillages et les actes de vandalisme à grande échelle lors de la chute du régime. Malgré ces premiers succès, les défis dans le domaine de la sécurité restent considérables, le principal étant la collecte des armes, dont la circulation à grande échelle – tant en termes de possession que de commerce – s’est intensifiée dans plusieurs régions de la Syrie après la chute du régime.
Bien que la nouvelle administration ait réussi à imposer son autorité dans les principaux centres urbains, elle continue de rencontrer des obstacles dans diverses régions, notamment dans les zones rurales de la bande côtière, où ses forces de sécurité subissent des attaques récurrentes. Ces dernières prennent de plus en plus la forme d’une guérilla menée par les vestiges du régime précédent, qui rejettent tout accord et cherchent à négocier une amnistie générale pour leurs dirigeants et leurs membres.
Parallèlement, le nouveau pouvoir syrien travaille à contrôler les zones frontalières, notamment du côté du Liban, où opèrent des groupes impliqués dans le trafic d’armes et de stupéfiants, et dont certains offrent refuge à des membres du régime renversé.
Tandis que la nouvelle administration travaille à la reconstruction des structures du ministère de l’Intérieur, en recrutant et en formant de nouveaux agents dans le but de contenir les manifestations de violence sociale – en particulier celles résultant de tensions sectaires et de vengeances, bien que de portée limitée –, son principal objectif reste l’intégration des différentes factions armées au sein de la nouvelle structure du ministère de la Défense.
De nombreuses factions ont accepté de se dissoudre et de fusionner avec la nouvelle armée, tandis que d’autres, notamment dans les régions de Deraa et de Soueïda, continuent de résister au processus d’intégration, invoquant diverses raisons.
Dans ce domaine, le défi le plus complexe pour la nouvelle administration est représenté par la position des Forces démocratiques syriennes (FDS), qui disposent d’un contingent estimé entre 40 000 et 60 000 combattants et contrôlent trois provinces dans le nord et l’est du pays – Raqqa, Hassaké et Deir ez-Zor –, régions riches en ressources naturelles et qui couvrent ensemble un quart environ du territoire national[2].
Les FDS posent des conditions précises pour rejoindre la nouvelle administration : conserver leur armement, s’intégrer dans la nouvelle armée en tant que bloc unitaire et non en tant qu’individus, et garder le contrôle civil dans les zones sous leur autorité, à travers les institutions de l’administration autonome qu’elles ont établies[3]. En d’autres termes, les FDS accepteraient une intégration purement formelle dans la nouvelle administration, si la situation sur le terrain restait pour eux fondamentalement inchangée.
Cependant, elles ont exprimé leur disponibilité à partager équitablement avec Damas les ressources naturelles présentes dans les territoires sous leur contrôle[4]. Les FDS fondent leur stratégie de négociation sur le soutien des États-Unis, qui continuent de considérer les Unités de protection du peuple (YPG) – le noyau central des FDS – comme leur principal outil dans la lutte contre l’État islamique en Irak et au Levant (EI).
De plus, Washington délègue aux FDS la gestion de prisons où sont détenus des milliers de combattants de l’EI et leurs familles, notamment le camp d’al-Hol et la prison centrale de Hassaké. Le contrôle de ces structures représente pour les FDS un levier crucial pour s’assurer le soutien américain, ce pour quoi elles refusent toute négociation sur ce sujet. Cependant, les États-Unis sont actuellement en discussion avec la Turquie pour envisager de transférer à cette dernière la gestion de ces centres de détention.
Sur le plan économique, la nouvelle administration syrienne, héritant d’un pays dévasté, d’une économie effondrée et d’une infrastructure gravement compromise, fait face à des difficultés tout aussi graves. Trois mois après son installation, elle n’est toujours pas en mesure de réactiver les institutions étatiques ni de garantir le paiement des salaires des employés du secteur public.
De plus, le gouvernement intérimaire n’a pas caché son intention de réduire de manière significative le nombre de fonctionnaires dans le cadre d’une vaste restructuration administrative : le nouveau ministre du Développement administratif a estimé que le secteur public avait besoin d’un nombre total d’employés compris entre 550 000 et 600 000, soit moins de la moitié des 1,3 million de fonctionnaires actuels[5].
Parallèlement, le ministre des Finances a dénoncé de graves cas de corruption au sein des institutions étatiques, révélant l’existence d’environ 400 000 « employés fantômes » qui percevaient un salaire sans exercer d’activité professionnelle[6]. Si l’on ajoute à cela les membres de l’armée, des forces de sécurité et du ministère de l’Intérieur qui ont été dissous, le nombre total de personnes ayant perdu leur revenu depuis la chute du régime est estimé à environ un million. Ce phénomène pourrait conduire à la formation d’un bloc social mécontent transversal aux différentes communautés du pays. Si des opportunités d’emploi ne sont pas créées, cela pourrait entraîner à court terme des troubles sociaux.
La politique mise en œuvre par le gouvernement consistant à restreindre les liquidités disponibles sur le marché contribue à rendre la situation économique encore plus complexe. D’une part, le ministère des Finances n’est pas encore en mesure de payer les salaires du secteur public ; d’autre part, il tente de maintenir un niveau minimal de réserves monétaires pour les urgences.
En conséquence, le gouvernement a gelé les fonds déposés dans les banques au profit des commerçants et des industriels, imposant également une limite sur les opérations de retrait d’argent par les citoyens[7]. Tout cela a été accompagné par l’invasion des marchés syriens de marchandises turques peu de temps avant la chute du régime[8], ce qui a conduit à un arrêt presque total de la production locale. De plus, au cours des dernières semaines, la valeur de la livre syrienne a augmenté d’environ 50 % par rapport au dollar, probablement en raison d’opérations spéculatives sur le marché des changes, qui a été secoué par la confusion après l’autorisation de circulation de devises étrangères[9].
Cependant, l’augmentation de la valeur de la livre n’a pas été accompagnée d’une diminution des prix des biens essentiels, au contraire. Les prix des carburants, par exemple, sont restés élevés, affectant les transports, y compris les déplacements quotidiens des employés vers leur lieu de travail, doublement compliqués si on tient compte de la suspension des salaires. De plus, les personnes qui conservent leurs économies en dollars ou en or se voient contraintes d’en dépenser une grande part pour obtenir des livres syriennes, devenues rares sur les marchés, mettant en danger l’épargne.
D’un point de vue politique, si la nouvelle administration a exposé des idées concernant les arrangements pour la phase de transition, elle n’a pas encore réussi à proposer une vision claire, cohérente et globale. Les factions armées ont nommé al-Charaa président intérimaire et lui ont confié la tâche de mettre en place un conseil législatif provisoire jusqu’à l’adoption d’une nouvelle Constitution et l’organisation d’élections.
Cependant, ce dernier n’a pas établi de calendrier précis pour la sélection de l’organe législatif ni pour la tenue d’une conférence de dialogue national, et il n’a pas non plus défini les pouvoirs et les missions de cette conférence, bien qu’il ait fait un pas dans ce sens en créant un comité préparatoire. De plus, aucune déclaration constitutionnelle n’a été rédigée pour définir les pouvoirs de l’exécutif et ses prérogatives après la suspension de la Constitution de 2012[10].
En l’absence de constitution ou de déclaration constitutionnelle provisoire qui régirait le pays, clarifierait les pouvoirs et définirait les droits et les devoirs, les autorités de transition prennent des décisions cruciales, telles que la restructuration des institutions du secteur public et l’adoption d’un système économique libéral, bien qu’elles ne disposent, en principe, ni d’un plan ni d’une orientation claire concernant les questions sociales et économiques du pays ou la nature du régime politique.
Le consensus national sur la nécessité de réussir la transition politique en Syrie a permis à la nouvelle administration de surmonter de nombreux obstacles en lui offrant une chance d’agir, mais ses efforts ont eu peu d’effets concrets à ce stade. Dans ce contexte, la nouvelle administration ne pourra réussir sans tirer parti des nombreuses forces et compétences présentes en Syrie, tant au niveau de la société que des institutions de l’État, ainsi que dans la diaspora, sans les filtrer selon des critères idéologiques.
Défis externes
La nouvelle administration syrienne exploite le consensus arabe et international sur la nécessité d’accueillir le changement et d’empêcher le pays de sombrer dans le chaos. Dans ce contexte, les États-Unis, sous la présidence de l’ancien président Joe Biden, ont été parmi les premiers à établir des contacts avec la nouvelle direction syrienne, envoyant une délégation de haut niveau du département d’État à Damas pour l’exhorter à former un gouvernement inclusif et à garantir une gouvernance du pays éloignée du chaos[11].
L’initiative américaine a été motivée par le succès de la nouvelle administration dans la prévention du conflit sectaire et la limitation des tendances vindicatives. Par conséquent, Damas a vu affluer une série de visites de responsables arabes et étrangers.
Le premier chef d’État à s’y rendre a été l’émir du Qatar, le cheikh Tamim bin Hamad Al Thani, tandis que l’Arabie saoudite a été le premier pays visité par le président al-Charaa après sa nomination, suivi de la Turquie. Malgré l’importance de ces visites et de ces communications, elles n’ont pas abouti à des résultats significatifs au-delà du domaine de l’aide humanitaire et des secours, principalement fournis par des pays du Golfe et certaines nations européennes, ainsi que d’un accord avec le Qatar dans le secteur, entre autres, de l’électricité.
À l’heure actuelle, le principal défi consiste à lever les sanctions internationales, tandis que tous attendent l’élaboration d’un cadre politique clair pour la phase de transition, reflétant la volonté de la nouvelle administration de s’ouvrir aux forces politiques syriennes et d’éviter aussi bien la concentration du pouvoir que l’imposition d’une idéologie spécifique à la société syrienne, caractérisée par sa pluralité religieuse, politique et sociale.
Malgré la suspension de certaines des sanctions imposées par les États-Unis et l’Union européenne[12], la prudence au niveau régional et international quant à l’augmentation de l’aide destinée au pays n’a pas régressé. Cette réserve s’explique par l’attente de la définition de la position de l’administration de l’actuel président Donald Trump concernant les changements en cours, ainsi que par les préoccupations liées à l’influence que pourrait exercer l’attitude peu favorable d’Israël à l’égard du nouveau régime à Damas[13].
Alors que le nouveau gouvernement syrien – conjointement avec de nombreux pays – réclame la levée totale des sanctions américaines et européennes imposées à l’ancien régime dans le but d’encourager l’afflux d’investissements syriens, arabes et étrangers et d’entamer le processus de reconstruction, la Syrie doit faire face à des défis externes majeurs, notamment concernant Israël.
Depuis la chute du régime, Israël a intensifié ses opérations militaires sur le territoire syrien, pénétrant quotidiennement dans le pays et occupant environ 600 kilomètres carrés du territoire, y compris l’ensemble de la zone de sécurité créée par l’accord de désengagement entre la Syrie et Israël en 1974[14]. Les capacités militaires syriennes ont été détruites jusqu’à 85 % à la veille de la chute du régime[15], avec pour objectif de priver les nouvelles autorités de la capacité d’exercer leur souveraineté sur l’ensemble du territoire. Parallèlement, Israël cherche à encourager les tendances séparatistes en établissant des liens avec certaines factions au sein de la société syrienne, en particulier avec les Forces démocratiques syriennes (FDS).
D’autre part, l’administration syrienne fait face à de fortes pressions de la part de la Turquie pour abandonner la voie diplomatique et entreprendre des actions militaires contre ces mêmes FDS, dans le but de rétablir le contrôle sur les régions de l’est de l’Euphrate et d’expulser les forces du Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistanê, PKK).
Parallèlement, la Turquie cherche à relancer l’accord de libre-échange de 2007 avec la Syrie[16] et tente d’agir rapidement pour délimiter les frontières maritimes avec les nouvelles autorités de Damas, ce qui pourrait renforcer sa position dans le conflit avec Chypre et la Grèce concernant l’exploitation des ressources en Méditerranée orientale[17]. Cette manœuvre pourrait entraîner un durcissement des relations avec l’Union européenne, qui exerce des pressions sur le nouveau gouvernement syrien afin qu’il ferme les bases militaires russes à Tartous et à Hmeimim.
Face à ces dynamiques régionales, l’administration syrienne cherche à éviter une rupture totale avec la Russie, dont elle a besoin au Conseil de sécurité des Nations unies pour blanchir Ahmed al-Charaa et retirer Hayat Tahrir al-Cham (HTC) des listes des organisations terroristes. Ce dernier coup représente une manœuvre cruciale pour obtenir la reconnaissance de la légitimité du nouveau régime de Damas, qui s’efforce de maintenir un équilibre délicat dans ses relations internationales, dans un contexte régional et mondial extrêmement compétitif.
Conclusion
Le nouveau gouvernement syrien se trouve confronté à une série de défis internes et externes qui nécessitent une gestion habile et patiente, notamment dans un contexte sécuritaire, économique et politique extrêmement complexe, héritée de décennies de politiques du régime précédent, avec des conflits d’intérêts au niveau régional et international.
Pour réussir à relever ces défis, l’administration doit surmonter sa réticence à traiter avec la société syrienne, permettant ainsi l’inclusion de toutes ses composantes dans le processus de reconstruction de l’État.
De plus, il est nécessaire d’adopter un plan clair, complet et partagé pour la transition politique, qui prévoie un parcours défini de justice transitionnelle accompagné d’un processus de réconciliation nationale, afin de tourner définitivement la page du régime précédent et de s’orienter vers la construction d’une nouvelle Syrie.
Notes :
[1] « Résultats de la “Conférence de la Victoire” annoncés lors de la réunion des dirigeants des factions militaires », Syria TV, YouTube, 30 janv. 2025. URL : https://n9.cl/doin8g
[2] Shawn Snow, « The End of an Era: 60,000 Strong US-trained SDF Partner Force Crumbles in a Week under Heavy Turkish Assault », Military Times, 14 oct. 2019. URL : https://n9.cl/tr0x07
[3] « Le ministre syrien de la Défense rejette l’offre de “QSD” de rejoindre l’armée », Arabi 21, 19 janv. 2025. URL : https://n9.cl/22nuw
[4] « Abdi : QSD prête “en principe” à transférer la sécurité des frontières à l’autorité de Damas », Al Sharq News, 27 déc. 2024. URL : https://n9.cl/e4pdq
[5] Riham Alkousaa, « Syria’s New Islamist Rulers to Roll Back State with Privatizations, Public Sector Layoffs », Reuters, 31 janv. 2025. URL : https://n9.cl/oqbc9
[6] Ibid.
[7] Lamaa Diab, « La Banque centrale syrienne gèle l’argent des citoyens », Enab Baladi, 10 févr. 2025. URL : https://n9.cl/fc312. « Mécontentement sur les réseaux sociaux syriens à cause de la mesures d’asséchement de la livre syrienne », Al Jazeera, 10 févr. 2025. URL : https://n9.cl/orpix
[8] « La Syrie et la Turquie redéfinissent leurs relations commerciales… réductions des droits de douane et nouveaux accords », Al Jazeera, 28 janv. 2025. URL : https://n9.cl/2oa29
[9] « La livre syrienne continue de se renforcer par rapport au dollar et fait baisser les prix des biens essentiels », Al-Arabiya, YouTube, 5 févr. 2025. URL : https://n9.cl/uyzna
[10] « Discours du président syrien Ahmed al-Charaa lors de la conférence de la Victoire », Syria TV, YouTube, 30 janv. 2025. URL : https://n9.cl/e067pn
[11] Erin Banco, « In First Contacts, US Officials Urge Syrian Rebels to Support Inclusive Government », Reuters, 11 déc. 2025. URL : https://n9.cl/eb1eck
[12] Victor Goury-Laffont, « EU Set to Suspend Certain Syrian Sanction », Politico, 27 janv. 2025. URL : https://n9.cl/d63rr. « US Treasury Issues Additional Sanctions Relief for Syrian People », treasury.gov, 6 janv. 2025. URL : https://n9.cl/l7xxp
[13] « Inquiétudes israéliennes face à la nouvelle direction en Syrie », Al Jazeera, 23 déc. 2024. URL : https://n9.cl/cww1y
[14] Hiba Mohammed, « L’invasion israélienne en Syrie : 12 points militaires établis sur une superficie de 600 km² et menace sur la sécurité de l’eau », Al-Quds Al-Arabi, 9 janv. 2025. URL : https://n9.cl/xdxb0
[15] « Israel Destroys 85% of Syria’s Air Defence Systems », Middle East Monitor, 13 déc. 2024. URL : https://n9.cl/yk0zpi
[16] Sida Tolmatch et Wilma Öztoürk, « La Turquie et la Syrie conviennent de commencer des négociations pour revitaliser l’accord de libre-échange selon une déclaration du ministère turc du commerce », Anadolu Agency, 25 janv. 2025. URL : https://n9.cl/y70iz
[17] « Démarcation des frontières maritimes entre la Turquie et la Syrie… étape précoce ou nécessité stratégique ? », Turk Press, 30 déc. 2024. URL : https://n9.cl/bwqon