La diversité des contestations s’étend à la fois dans l’espace et dans le temps. Les épisodes de protestation (ou de révolte) font partie d’un tableau plus large où s’enchevêtrent des revendications sociales, économiques et nationalistes centrées sur l’autodétermination, ainsi que sur l’indépendance, et liées à une histoire de résistance. En Tunisie, les protestations ont émergé à différents moments de l’histoire en raison de diverses injustices.
Pendant la période coloniale, entre 1881 et 1956, les soulèvements ont revendiqué des droits socio-économiques, la libération de l’Empire colonial français et l’indépendance. Les rébellions de l’époque mettaient surtout en évidence les inégalités et les démarcations géographiques au sein du pays.
En 2011, les manifestations ont commencé à la suite du suicide par immolation d’un vendeur ambulant, Mohamed Bouazizi, après une altercation avec un policier dans la ville de Sidi Bouzid. Les Tunisiens sont descendus dans la rue pour réclamer la dignité, l’égalité, l’emploi, et surtout, la fin du régime autoritaire du président Zine el-Abidin Ben Ali, au pouvoir depuis 1987. Cette vague de contestations a servi d’étincelle et a gagné le reste de la région nord-africaine pour atteindre des pays du Moyen-Orient comme la Syrie et le Yémen, ainsi que certains pays du Golfe.
Si la Tunisie a connu par le passé de multiples épisodes révolutionnaires, différents dans leurs organisations et leurs expressions, ils étaient tous encadrés par des structures de pouvoir façonnées par l’occupation française telles que l’institution policière. Cet héritage colonial se retrouve aussi bien dans le découpage territorial et les inégalités sociales qu’il a engendrées, que dans l’utilisation de la violence exercée par la police. Les épisodes contestataires passés et présents ont tous été encadrés et façonnés par cet appareil sécuritaire hérité du protectorat.
Mariam Ben Slama
Étudiante en master « Sécurité internationale, études du Moyen-Orient et des droits de l’homme », Sciences Po Paris, Paris School of International Affairs (PSIA).
Cet article cherche à sortir l’analyse des événements de 2011 de l’ « extraordinaire » pour les réinscrire dans le temps long et les relier aux épisodes révolutionnaires passés. Visant à mettre en évidence non seulement l’héritage colonial, mais aussi la manière dont celui-ci a façonné les réactions et les schémas d’opposition à travers le temps, nous émettons l’hypothèse d’un lien entre les méthodes de répression et les pratiques de résistance. Nous soutenons que les méthodes de répression et de résistance au cours du soulèvement de 2011 et celles des épisodes de protestation coloniaux sont liées, reflétant la violence de l’État et la marginalisation géographique.
Partant de cette hypothèse, ce travail analysera tout d’abord les méthodes de répression utilisées par la police et les forces armées en Tunisie. Il examinera ensuite les influences coloniales sur les formes d’institutionnalisation de la police puis s’intéressera plus précisément au découpage géographique et à l’utilisation de la violence. En étudiant ces actes de violence policière avant, pendant et après le soulèvement de 2011, cette contribution permettra de saisir la manière dont les manifestants ont tiré des enseignements des épisodes contestataires précédents en termes de répertoires d’action, de mobilisation des ressources et de contestation du statu quo. Explorer les deux versants de ces altercations devrait nous permettre de connecter une lecture postcoloniale de la répression policière avec les cadres d’analyse classiques des politiques contestataires (Contentious politics).
Cadres théoriques
Notre travail s’appuie essentiellement sur les théories des nouveaux mouvements sociaux (NMS) qui se concentrent sur les mouvements identitaires plutôt que sur des mouvements dits ouvriers[1]. En effet, les nouveaux mouvements sociaux sont focalisés sur des préoccupations sociales et culturelles plutôt que sur les considérations économiques. Les acteurs de ces mouvements sont liés les uns aux autres à travers des réseaux sociaux informels et peu organisés, constitués de partisans plutôt que d’adhérents et opérant à une échelle plus locale[2]. Dans le cas de la Tunisie, les demandes économiques peuvent difficilement être séparées des demandes sociales et culturelles. Les luttes anticoloniales, tout comme les soulèvements récents, comportent des revendications de type identitaires et économiques souvent entremêlées et impossibles à dissocier.
Nous pouvons également nous référer à la notion de mobilisation des ressources et aux tensions structurelles étudiées par les sociologues Kai Uwe Hellmann et Ruud Koopmans. Cette théorie prend en compte l’accessibilité des ressources utilisées durant les mobilisations (le nombre de manifestants, les financements, le temps investi), ainsi que les relations et les moyens de communication mobilisés par les manifestants. Hellmann et Koopmans analysent également les difficultés qui surviennent lorsque les participants n’ont pas accès ou ne peuvent pas contribuer à ces ressources. Étudier les stratégies des acteurs à travers différents épisodes contestataires nous amène aussi à prêter attention aux « structures des opportunités politiques[3] » qui, dans le cas tunisien, se caractérisent par de fortes disparités géographiques.
Enfin, nous nous référons à la notion de « non-mouvements » pour examiner cette temporalité qui précède l’activité des mouvements sociaux et les pratiques partagées par des personnes ordinaires qui contribuent elles aussi aux changements sociaux[4]. Ces mouvements sont généralement constitués d’acteurs engagés dans une action collective visant à faire avancer les intérêts des personnes marginalisées et subordonnées. Ils sont considérés comme des « non-mouvements » en raison de leur absence de structure organisationnelle et de leadership. Dans le cadre de la Tunisie, ces « non-mouvements » se sont exprimés à différents moments durant les manifestations qui ont été déclenchées entre 2008 et 2011 par la jeunesse des régions intérieures du pays.
Méthodes de répression et héritages coloniaux de la violence d’État
Nous nous intéressons ici à l’utilisation de la violence en Tunisie sous le protectorat et à l’héritage de ces méthodes de répression durant l’épisode contestataire de 2011. Nous commençons par expliquer le processus par lequel la police a été instaurée comme un pouvoir répressif dans le pays à partir de 1881 ; puis nous démontrons comment la militarisation de la police a été mise en place afin de canaliser les revendications populaires. Nous établissons un parallèle entre le rôle de la police pendant l’époque coloniale et son rôle après la révolution de 2011, en mettant en évidence les similitudes et les différences dans l’organisation et dans stratégies de répression déployées.
Cette section abordera aussi la manière dont le découpage géographique a façonné les réponses des autorités aux mouvements de contestation à travers le pays. Cela nous permettra de démontrer la manière dont ces nouveaux mouvements sociaux, au croisement de griefs identitaires, économiques et politiques, ont dû faire face à de nombreux obstacles pour mobiliser des ressources.
L’institutionnalisation de la police coloniale en Tunisie
Protectorat français à partir de 1881, la Tunisie a réussi à obtenir son autonomie en 1956 sans avoir à payer le prix d’une guerre d’indépendance comme son voisin algérien. Pourtant, la distribution de la violence associée à un processus historique qui relie le passé colonial aux pratiques actuelles de répression est également à l’œuvre en Tunisie[5]. Cette répartition inégale de la violence renvoie, selon nous, à trois processus distincts. Le premier réside dans l’utilisation réelle de la violence et de la répression par des institutions coercitives telles que la police ou l’armée. Le second concerne la prétendue légitimité du colonisateur ou de l’État qu’il contrôle à utiliser la force physique. Cette situation a été exacerbée par la répartition inégale de l’autorité coloniale sur le territoire et par les forces post-indépendance qui ont perpétué ces pratiques, consolidant ainsi les formes passées de marginalisation. Ces dites pratiques consistaient à favoriser la croissance économique des villes côtières intensifiant ainsi le clivage politique entre les régions. Le transfert de pouvoir de la direction coloniale à la direction tunisienne à la suite de l’indépendance en 1956 a renforcé l’instrumentalisation de la police par le gouvernement central. Le troisième processus concerne les formes symboliques de la violence et l’existence d’une « pyramide de tyrans » qui donne à voir de puissants Tunisiens opprimant certains de leurs pairs et favorisant certaines identités régionales dans ce processus de domination[6]. Par souci de clarté, notre travail se concentre essentiellement sur les deux premiers processus.
Tout au long de la période coloniale, la police du pays comprenait la brigade de gendarmerie et ses unités motorisées de contrôle des émeutes, et la Garde républicaine mobile. Les missions de ces deux entités variaient souvent, elles révèlent la manière dont les forces de police conçues pour protéger le pouvoir politique étaient, dans les faits, fréquemment déployées pour stopper les grèves. La décision des autorités du protectorat de créer des réserves de police destinées à contenir les troubles sociaux et les protestations était donc significative[7]. Cette capacité a ensuite été mise à rude épreuve par l’ampleur des protestations industrielles et rurales qui se sont déroulées après la dépression des années 1930. Au cours de cette période, la militarisation de la police coloniale tunisienne s’est accélérée. Ceci s’est traduit par le remplacement des unités de police spéciales par des troupes et des paramilitaires. Le secteur minier souvent situé dans les villes de province où le soutien au nationalisme était le plus fort illustre bien ces formes changeantes de maintien de l’ordre. Pierres angulaires de l’économie du protectorat, les établissements miniers de l’arrière-pays rural connaissaient des protestations fréquentes[8]. À l’instar des forces de gendarmerie algériennes et marocaines, des brigades supplémentaires ont été créées en Tunisie pour contenir la dissidence des travailleurs dans les complexes miniers de phosphate de l’intérieur tunisien. Les gendarmes tunisiens ont ainsi endossé le rôle de surveillants, contrôlant non seulement la présence au travail, mais aussi les conséquences des politiques de réductions de salaire ou de chômage sur les mobilisations ouvrières. Par conséquent, les officiers ont été confrontés à un risque accru d’attaques mortelles de la part des cultivateurs pauvres, des journaliers ruraux et des ouvriers industriels au chômage ou sous-employés[9]. Dans ces circonstances, la tendance à recourir à une répression plus ouvertement politique de l’opposition nationaliste devait se poursuivre jusqu’au milieu des années 1930.
L’institutionnalisation de la police sous la domination française a façonné, à bien des égards, ses stratégies d’action pour les années à venir. En comparant à la fois l’héritage de ces pratiques issues de l’époque coloniale avec celles de l’ère de Ben Ali et de la période du soulèvement de 2011, nous tentons de mettre en exergue les continuités historiques[10].
Avec l’arrivée au pouvoir de Ben Ali, les forces armées et le ministère de l’Intérieur deviennent des piliers du régime. En effet, c’est grâce à ces institutions que Ben Ali a pu construire une base de pouvoir le conduisant à la présidence à la suite du coup d’État médical contre Bourguiba. La dépendance initiale du président à l’égard de ces deux entités et la nomination de nombreux généraux comme ministres ont donné aux militaires une marge de manœuvre qu’ils n’avaient jamais eu auparavant. Outre les militaires, Ben Ali a également fait de la Direction générale de la sûreté nationale un acteur puissant[11]. L’instrumentalisation de la police sous Ben Ali est similaire à celle du régime colonial français qui utilisait déjà la police comme un outil de contrôle de la population.
Calquées sur la gendarmerie française, les fonctions de la police et de la Garde nationale n’incluaient pas seulement les tâches policières traditionnelles, telles que les enquêtes criminelles et le contrôle de la circulation ; elles comprenaient aussi la collecte d’informations sur la vie politique, économique, sociale et culturelle des citoyens tunisiens. La police avait la possibilité de cibler un large éventail de personnes perçues comme des opposants au régime ou une menace pour le statu quo. Les massacres et tortures commis par la police de Ben Ali ne sont plus un secret pour personne[12]. Si l’institutionnalisation de la police sous le régime colonial français entre 1881 et 1956 a ouvert la voie à son établissement en tant qu’outil de surveillance et de contrôle à partir des années 1980, les découpages géographiques établis par les Français ont été exacerbés sous Bourguiba et Ben Ali.
L’impact du découpage territorial sur les épisodes de contestation-répression
Sous la domination coloniale française, la Tunisie a été incorporée dans l’économie capitaliste[13], donnant lieu à des politiques extractivistes et à l’exploitation des populations colonisées. Cela a coïncidé avec l’établissement d’un système de violence racialisée. Protéger les intérêts économiques allait de pair avec le contrôle des populations à travers leur hiérarchisation géographique entre, d’un côté, la Tunisie « utile » (les villes côtières et certaines régions du nord), de l’autre, la Tunisie « inutile » (le territoire des fellagahs). Ces démarcations ont créé une violence structurelle et une discrimination systématique à l’encontre d’une partie de la population qui est encore visible aujourd’hui. En effet, les régions intérieures ont été délaissées au profit des zones côtières, schéma de marginalisation qui s’est développé sous le régime français et n’a fait que s’accentuer sous Bourguiba et Ben Ali. Le premier a misé sur le tourisme et la fabrication à bas prix pour stimuler la croissance économique sur la côte, tandis que le second a pris des décisions politiques et d’investissement qui ont encore plus stratifié la richesse selon des lignes géographiques. Cette exclusion économique s’est conjuguée à une fracture politique entre les régions en raison de la centralisation du processus de décision qui a marginalisé l’intérieur et ses populations[14]. Aujourd’hui, ces régions restent défavorisées bien qu’elles soient riches en ressources naturelles et en eau. Cependant, 85 % du produit intérieur brut du pays en 2014 provient des villes les plus peuplées du pays que sont Tunis, Sfax et Sousse, toutes situées sur la côte[15].
Cette division coloniale du territoire entre le centre et les périphéries était visible lors du soulèvement de 2011. Car, contrairement au récit dominant soutenant que les manifestations avaient débuté devant le ministère de l’Intérieur à Tunis, la réalité montre qu’elles ont commencé fin décembre 2010 dans les régions centrales du pays, notamment la ville agricole de Sidi Bouzid, Kasserine et la région minière de Gafsa[16].
Dans les années post-2011, les gouvernements qui ont succédé à Ben Ali se sont montrés plus résolus à négocier avec des manifestants. Généralement, une délégation ministérielle etait envoyée sur le lieu de la protestation pour trouver une solution à l’amiable. Mais ce schéma n’a pas fonctionné lors du cycle de protestations de 2017 dans le Sud, près de Tataouine. Des protestations locales ont éclaté à propos du contrôle de la production pétrolière dans la région d’El-Kamour, réclamant plus d’emplois et une meilleure répartition des ressources pétrolières. Ces mobilisations d’El-Kamour témoignent de la superposition de différents griefs et de discriminations héritées de l’époque coloniale, notamment du découpage territorial mis en place par la France.
En outre, le caractère pacifique de ces manifestations s’est appuyé sur des méthodes similaires à celles de 2011, à savoir les sit-in et les délibérations collectives. Toutefois, contrairement à 2011, le gouvernement a refusé de négocier et a envoyé l’armée pour écraser la dissidence. Ainsi, ce qui est singulier dans la répression de 2017 à El-Kamour, n’est pas tant le refus de coopérer mais plutôt le fait que l’armée, qui s’est rangée du côté des manifestants en 2011, ait été envoyée pour écraser le mouvement à la place des unités de police. En effet, lors des manifestations de 2011, le commandement de l’armée s’était officiellement engagé à défendre le peuple, y compris contre la police du régime et s’était dès lors attiré la sympathie populaire[17]. Ce comportement de l’armée tunisienne s’est inscrit à l’autre extrémité du spectre de la violence d’État apparu dans d’autres pays tel que l’Égypte où l’armée est allée jusqu’à ouvrir le feu sur les manifestants[18]. La décision du Premier ministre Youssef Chahed d’envoyer l’armée a ainsi été interprétée comme une campagne punitive contre les manifestants et travailleurs d’El-Kamour[19]. L’usage de la répression doit être lu dans son articulation avec la marginalisation géographique et la stigmatisation d’une partie de la population du sud considérée comme « indisciplinée » voire « antipatriotique », en somme comme des fellagah, portant atteinte à la sécurité nationale. L’utilisation de la violence structurée autour de clivages géographiques, maintenue par Bourguiba et Ben Ali, met en exergue la continuité réelle de pratiques répressives et du mépris des autorités tunisiennes qui remontent aux commentaires dégradants de la « Tunisie inutile » à l’époque coloniale[20].
Cette section a exploré l’institutionnalisation de la police en Tunisie sous le régime français et son évolution sous la direction de Ben Ali. Discuter de l’utilisation de la violence racialisée nous a amenés à mentionner les divisions géographiques et régionales, non seulement pour souligner les disparités socio-économiques, mais aussi pour mettre en évidence la distribution inégale de la violence, telle qu’elle est pratiquée par les autorités chargées de faire respecter la loi. Cet appareil répressif n’a pas seulement contribué à l’application du contrôle colonial sur la population, il a également été un pilier sur lequel le régime de Ben Ali a pu prospérer à partir de 1987. Cependant, l’utilisation de la violence racialisée par la police, que ce soit avant ou après Ben Ali, a toujours rencontré la résistance et la contestation de la société civile. La section suivante aborde les stratégies d’organisation durant la campagne anti-naturalisation de 1932 et les leçons tirées de cet épisode lors du soulèvement de 2011.
Organiser la résistance : héritage des pratiques révolutionnaires
Dans cette partie nous montrons comment les mobilisations de 2011 font elles-mêmes écho aux pratiques contestataires de l’époque coloniale. Nous aborderons l’étude de la contestation dans le cas de la campagne anti-naturalisation de 1932, avant de voir comment ce répertoire contestataire s’est vu réapproprié et réinventé en 2011.
Le nationalisme comme contestation : la campagne anti-naturalisation de 1932
La campagne anti-naturalisation de 1932 – plus connue sous le nom « affaire des naturalisés Tunisiens » – est un mouvement qui s’est opposé aux lois tunisiennes visant à faciliter l’accession à la nationalité française pendant la période du protectorat. Il s’est manifesté lors de l’inhumation des Tunisiens musulmans naturalisés français, qui se sont vu interdire l’accès aux cimetières musulmans. Ces émeutes ont relancé le mouvement national tunisien affaibli après les répressions de 1926–1928.
Partant du principe que le nationalisme n’est pas un phénomène exclusivement politique attribuable au colonialisme lui-même, nous analyserons ici ce mouvement national comme une forme de contestation intrinsèquement liée aux droits socio-économiques. Les épisodes contestataires avant l’indépendance combinent donc les revendications identitaires d’une nation unifiée contre la domination coloniale avec des revendications socio-économiques, à l’instar de l’accès à l’emploi. Le nationalisme ainsi exprimé devient un répertoire contestataire des mouvements anticolonialistes de l’époque. Nous nous appuyons ainsi sur une définition du nationalisme conçue comme une forme de contentious politics dans laquelle des acteurs sociétaux rivalisent avec les élites de l’État dans le but d’obtenir le contrôle d’un certain nombre d’objets politiques[21]. Prenant soin de ne pas dissocier les revendications nationalistes des demandes socio-économiques, nous démontrons que ces dernières sont intrinsèquement liées à un profond désir d’autodétermination et besoin de dignité. Dans le cas de la Tunisie, le répertoire contestataire nationaliste était notamment centré sur la question de la libération et de l’indépendance. Ces actions ne sont pas considérées comme des événements contingents isolés mais plutôt comme une chaîne d’événements reliés entre eux qui revêtent un modèle et une signification plus large. Le cadre analytique de contentious politics permet d’inscrire le nationalisme dans les luttes à la fois identitaire, politique et socio-économique.
Il est important de préciser que la campagne anti-naturalisation de 1932 était composée d’actions organisées et d’activités non organisées qui avaient pour seul but de s’opposer la loi qui assouplissait les conditions requises pour que les musulmans tunisiens soient naturalisés français. Dans ce contexte, le déclenchement en 1932 d’une campagne de masse contre la naturalisation montre clairement la nécessité de prêter attention aux mécanismes qui sous-entendent son développement. En effet, le déclencheur le plus cité de la vague de protestations qui a constitué la campagne était la proposition d’inhumation dans un cimetière musulman du président de la section de Bizerte de la Ligue des musulmans français de Tunisie, Mohammed Chaabane[22]. À partir de cet événement, des personnalités du parti Destour de Habib Bourguiba[23] ont coordonné les cellules du parti dans diverses régions pour la signature de pétitions et pour la rédaction de télégrammes à l’intention du Bey et des autorités religieuses. Par ailleurs, des étudiants de l’université islamique Zitouna ont adopté un rôle actif dans les manifestations contre la naturalisation. Cependant, les événements ont vite dépassé la direction du Destour et des formes moins organisées d’activité de protestation ont suivi, se diffusant en dehors de la capitale dans de nombreuses régions du sud et de l’intérieur de la Tunisie. Ces canaux de transmissions étaient également relayés par les étudiants de la Zitouna qui rentraient chez eux dans les zones intérieures du pays et rendaient compte de la situation dans la capitale afin de rallier plus de monde à leur cause.
Les travaux de Koopmans permettent de saisir les dynamiques de cette propagation. Ce dernier divise les vagues protestataires en différentes phases. Dans le cas de la campagne anti-naturalisation en Tunisie, la mobilisation qui s’est tenue dans les régions intérieures de Tozeur, Nefta et Gafsa entre autres, pourrait faire partie de la « phase d’expansion » qui positionne le mouvement au-delà de son événement déclencheur enrichissant ainsi son répertoire avec de nouvelles revendications. Cette expansion n’est pas seulement géographique comme nous l’avons constaté, mais englobe également différents groupes de la société civile qui se joignent aux manifestations.
Durant la campagne, les manifestations commençaient tôt le matin et se poursuivaient par l’action de commerçants qui affichaient leur participation en fermant leurs boutiques. Les manifestants défilaient ensuite et présentaient leurs revendications généralement dans un cimetière musulman local, ou à la mosquée où une prière était récitée. La campagne est parvenue à politiser les questions de conduite sociale et de rituels[24]. Plusieurs rapports suggèrent que les naturalisés ont commencé à se voir refuser l’accès à la mosquée, pour la prière du vendredi ou encore pour les mariages, en raison de l’adoption d’un boycott. De plus, lors des enterrements, les laveurs des corps et les guides de la prière refusaient de donner les derniers sacrements aux morts tandis que les fossoyeurs refusaient leurs services. Ces actions furent condamnées durant des affrontements souvent sanglants avec la police et les forces armées devant les cimetières musulmans ou les manifestants trouvaient refuge, barricadant les entrées et tentant d’empêcher les enterrements par la force. Ce sont ces affrontements qui ont fait passer le mouvement d’une mobilisation ciblant l’ingérence française dans l’Islam, sur la question spécifique de l’enterrement, à une révolte plus générale dirigée contre l’ingérence française en Tunisie. La campagne anti-naturalisation pourrait ainsi être assimilée aux NMS ou non-mouvements. En effet, en plus de l’importance qui est rattachée aux demandes sociales, culturelles et identitaires propres aux NMS, elle illustre aussi eu un déficit d’organisation, une fragmentation du leadership entre les étudiants de la Zitouna, les commerçants et les représentants du parti Destour et la politisation d’actes mondains qui caractérise les non-mouvements.
Par conséquent, c’est dans et par cet épisode que l’Islam et les identités musulmanes de la nation tunisienne ont été valorisés en tant qu’objets de lutte au service d’une campagne nationaliste plus large. Par le biais de la protestation, l’identité musulmane et, par extension, la nationalité tunisienne ont été interprétées et mises en œuvre par des formes d’action sociales très visibles et largement médiatisées, érigeant ainsi une frontière durable et conséquente entre les Tunisiens et les Non-Tunisiens, mais également entre les Tunisiens eux-mêmes. En effet, lors de la promulgation de la loi de naturalisation, il a été démontré que la plupart des Tunisiens qui avaient accepté d’adopter la nationalité française venaient de la capitale Tunis et des régions côtières environnantes de la Tunisie, tandis que la Tunisie intérieure voyait très peu de ses résidents devenir des ressortissants français[25]. Nous soutenons donc qu’il est très probable que cela ait exacerbé les divisions régionales et les perceptions des habitants des régions côtières. Donc, malgré une liste claire de revendications et une volonté commune, le mouvement contre la naturalisation de 1932 a défié les théories traditionnelles des mouvements sociaux, en ayant notamment recours à l’utilisation de réseaux de mobilisation informels, même si le parti Destour s’est approprié une place principale au sein de la lutte.
L’héritage du passé : répertoires révolutionnaires et mobilisation des ressources
Dans le contexte de la révolution de 2011 en Tunisie, il est important de noter que le caractère spontané initial du processus révolutionnaire s’est pérennisé grâce à l’émergence rapide d’organisations populaires. À la fin de l’année 2010, la protestation était endémique dans les petites villes de l’intérieur du pays, tandis que les zones côtières restaient calmes. Les protestations ont gagné en intensité lorsque, dans des villes comme Kasserine, ou des symboles du pouvoir de l’État, tels que les postes de police, ont été attaqués et saccagés, entraînant des représailles impitoyables de la part des autorités. La répression policière dans ces zones a fait plusieurs victimes et la présence de snipers d’élite, tirant au hasard sur la foule, a été signalée à plusieurs reprises.
Les liens croissants entre l’intérieur du pays et les villes côtières signifiaient non seulement qu’un fossé géographique était comblé, mais aussi que les divisions de classe étaient temporairement surmontées. Ainsi, les jeunes des quartiers pauvres de Tunis ont tissé des liens avec les jeunes des régions de l’intérieur du pays qui ont suivi leur exemple allant jusqu’à utiliser des armes de fortune[26]. Le travail de terrain des sociologues Sarah-Louise Raillard et Choukri Hmed a montré que les tactiques de mobilisation s’inspiraient de l’expérience des militants syndicaux locaux. En effet, les militants syndiqués locaux ont joué un rôle essentiel en structurant le soulèvement populaire. Outre les efforts cruciaux des militants locaux, ce sont aussi les actions continues des jeunes du quartier qui ont soutenu l’élan de l’activité révolutionnaire. Pendant les premières semaines de la révolution, une division du travail révolutionnaire et des répertoires contestataires sont apparus : les militants syndicaux semblaient être chargés d’organiser des manifestations non violentes et des sit-in pendant la journée, tandis que les jeunes affrontaient l’appareil répressif de la police la nuit[27]. Cette complémentarité entre les deux groupes, et ceux qui les ont rejoints, est une preuve que le soulèvement de 2011 a rassemblé des personnes de toutes les classes sociales et de toutes les régions. Parti de Gafsa puis de Sidi Bouzid, le mouvement révolutionnaire s’est étendu au reste du pays et a rassemblé une variété de trajectoires et de stratégies de mobilisation des ressources. En effet, en nous basant sur la théorie de Koopmans et en particulier sur la phase d’« expansion » nous observons que la résistance se propageait au sein de la société et au-delà de l’événement déclencheur, enrichissant son répertoire de nouvelles stratégies, telles que la mobilisation des réseaux sociaux ainsi que des ressources digitales à disposition de la population. En utilisant de nouvelles chaînes de communication, les Tunisiens ont pu propager leur message mais aussi occuper l’espace digital en plus de l’espace public, ce qui contribua à l’amplification des demandes de libertés individuelles, de droits socio-économiques et d’égalité.
À partir de décembre 2011, le mouvement est ensuite entré, dans ce que Koopmans appelle, la phase de « transformation ». Celle-ci est marquée par l’apparition de divisions au sein du mouvement. En Tunisie, elle coïncide avec une phase de constitution, où un nouvel ordre politique doit être réimaginé et produit par les contestataires. Cette phase de constitution a fait entrer la Tunisie dans un état de « politique extraordinaire » (Extraordinary Politics) caractérisé par une politisation du peuple lui permettant de dépasser la politique « routinière » et d’opposer sa légitimité révolutionnaire à la légalité du gouvernement. Cet état de politique extraordinaire révèle également des tensions croissantes entre les différentes parties du peuple[28].
Les méthodes de répression et de résistance en Tunisie au cours des décennies ont différé mais aussi convergé de diverses manières. Dans ce travail nous avons montré leur continuité depuis l’époque coloniale jusqu’au soulèvement de 2011, en raison de la structure héritée du pouvoir colonial, centrée sur la violence d’État et la démarcation géographique dans laquelle ces méthodes sont apparues. Par conséquent, il est possible de conclure que les systèmes coloniaux et capitalistes hérités ont façonné les épisodes contestataires en Tunisie. Cela s’est exprimé du côté des manifestants par l’emploi de techniques de mobilisation des ressources et d’opportunités politiques d’une part, et du côté de la police, par son utilisation de la violence d’État et des technologies répressives pour faire face aux manifestations et aux mouvements contestataires d’autre part. Afin de bien analyser les différentes théories que nous avons utilisées au cours de ce papier, nous nous sommes focalisés sur trois épisodes contentieux importants : la campagne anti-naturalisation de 1932, les émeutes de 2008-2011 et le mouvement de 2017 dans la région d’El-Kamour. La raison derrière ce choix était de démontrer tout d’abord l’intersection entre les luttes identitaires et les demandes socio-économiques des Tunisiens. En effet, bien que ces événements puissent sembler axés sur certains droits plus que d’autres, ils finissent tous par s’entremêler et forment une accumulation de doléances dans un continuum temporel, contredisant ainsi la théorie des nouveaux mouvements sociaux. Dans un second temps, l’analyse de ces différents mouvements contribue également à l’explication des démarcations géographiques entre les zones côtières et l’intérieur de la Tunisie. Dans ce sens, comprendre le passé colonial du pays, les dynamiques locales telles que la naturalisation de résidents de certaines régions et pas d’autres, ainsi que la manière dont les mécanismes coloniaux ont façonné la violence étatique, nous permet de mieux situer notre analyse et d’examiner son objet dans une perspective beaucoup plus holistique.
Dans l’ensemble, qu’il s’agisse de la campagne de 1932 contre la naturalisation, du soulèvement de 2011 ou des émeutes d’El-Kamour de 2017, le peuple tunisien n’a jamais hésité à descendre dans la rue, à rédiger des pétitions, à organiser des sit-in et des grèves ou à établir des blocus pour exprimer ses griefs. L’élan révolutionnaire qui s’est répandu dans la Tunisie en 2011, apparaît donc moins comme un « moment extraordinaire » qu’une continuité historique.
Cet article a déjà fait l’objet d’une publication dans le numéro 2 de revue étudiante Bidaya (publiée par le CAREP Paris). Il fait partie du dossier central consacré à la thématique : « Les révoltes arabes au-delà du succès ou de l’échec ».
Notes :
[1] Alberto Melucci, Nomads of the present: Social movements and individual needs in contemporary society, Philadelphia, Temple University Press, 1989.
[2] “New social movements”, February 20, LibreTexts Social Sciences, 2021 [URL]
[3] La notion de structure des opportunités politiques (SOP) (en anglais « political opportunity structure ») permet de mieux saisir les conditions d’émergence d’un mouvement social. Elle met en avant le contexte politique comme catalyseur ou répresseur des mobilisations. Cette notion fut mise en avant pour la première fois par l’Américain Peter Eisinger, pour qui « conditions d’émergence [d’un mouvement social] » et « conjoncture politique » sont fortement liées, puis reprise par Sidney Tarrow, qui en propose une élaboration plus rigoureuse.
[4] Kevin Smith, “Nonmovements and movements: Two methods used to encroach on the status quo” University of Notre Dame, s.d. [URL]
[5] Benoît Challand, “Current legacies of colonial violence and racialization in Tunisia”, Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East 40, no. 2, August 2020, p. 248, DOI: 10.1215/1089201X-8524171.
[6] Ibid.
[7] Martin Thomas, “Policing Tunisia: Mineworkers, fellahs and nationalist protest”, in Violence and colonial order: Police, workers and protest in the European colonial Empires, 1918-1940, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 112.
[8] Ibid.
[9] Martin Thomas, “Policing Tunisia: Mineworkers, fellahs and nationalist protest” p. 121, op.cit.
[10] Derek Lutterbeck, “Tool of rule: the Tunisian police under Ben Ali”, The Journal of North African Studies 20, no. 5, July 2015, p. 814 [URL]
[11] Derek Lutterbeck, “Tool of rule: the Tunisian police under Ben Ali”, The Journal of North African Studies, Volume 20, 2015, p. 820 [URL]
[12] Ibid., 817.
[13] Benoît Challand, “Current legacies of colonial violence and racialization in Tunisia”, Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East, 2020, 40 (2), p. 249.
[14] Hamza Meddeb, “Tunisia’s geography of anger: Regional inequalities and the rise of populism” Carnegie Middle East Center, February 19, 2020.
[15] The World Bank, “The unfinished revolution: Brining opportunity, good jobs and greater wealth to all Tunisians”, Development Policy Review, 2014 [URL]
[16] Challand, “Current legacies of colonial violence and racialization in Tunisia”, p. 251. op.cit.
[17] Pierre Piccinin da Prata, « Tunisie-Égypte : un laboratoire exemplaire ? », Les Cahiers de l’Orient, 1, n° 109, 2013, p. 69.
[18] Piccinin da Parta, « Tunisie-Égypte : un laboratoire exemplaire ? », p. 82, op.cit.
[19] Challand, “Current legacies of colonial violence and racialization in Tunisia”, p. 251. op.cit.
[20] Challand, “Current legacies of colonial violence and racialization in Tunisia”, p. 250, op.cit.
[21] Christopher Barrie, “The contentious politics of nationalism and the anti-naturalization campaign in Tunisia, 1932-1933”, Nations and Nationalism 23, no. 4, August 2016 [URL]
[22] Ibid.
[23] Le parti destour aussi appelé le Destour est un parti politique tunisien fondé en 1920 et dont le but principal était de libérer la Tunisie du protectorat français.
[24] Barrie, “The contentious politics of nationalism and the anti-naturalization campaign in Tunisia, 1932-1933”, op.cit.
[25] Ibid.
[26] Sami Zemni, “The Tunisian revolution: Neoliberalism, urban contentious politics and the right to the city”, International Journal of Urban and Regional Research, January 2017, p. 73. DOI:10.1111/1468-2427.12384
[27] Ibid.
[28] Sami Zemni. “The Tunisian revolution: Neoliberalism, urban contentious politics and the right to the city”, p. 76, op.cit.