La mort de six otages, dont cinq Israéliens et un Américain, tués par le Hamas lors d’une tentative israélienne de les libérer dans un tunnel près de Rafah, a déclenché une vague de manifestations sans précédent en Israël. Les protestataires exigent que le Premier ministre Benyamin Netanyahou négocie un cessez-le-feu pour sauver les otages encore en captivité. Ce mouvement de contestation, d’une ampleur inédite depuis le 7 octobre 2023, s’est intensifié grâce au soutien des principaux syndicats, dont la Fédération « Histadrut », qui a lancé un appel à la grève générale le 2 septembre 2024, paralysant une partie de l’économie israélienne[1].
La dernière mobilisation d’une telle envergure remonte au printemps 2023, lorsque la population s’était soulevée contre les réformes judiciaires de Netanyahou. Cette pression populaire avait alors conduit à la suspension des réformes et au rétablissement du ministre de la Défense, Yoav Galant, limogé pour s’y être opposé[2].
L’importance des protestations et leur ampleur
Depuis novembre 2023, après le dernier échange de prisonniers et d’otages entre Israël et le Hamas, survenu à la suite d’une trêve d’une semaine, toutes les tentatives diplomatiques, ainsi que les pressions internes et externes, ont échoué à modifier la position de Netanyahou concernant un nouvel accord d’échange incluant un cessez-le-feu[3]. Netanyahou est resté intransigeant dans sa volonté d’éliminer le Hamas et de relancer la guerre après la libération des otages, ajoutant de nouvelles exigences à chaque avancée des négociations. La plus récente était la présence continue de l’armée israélienne dans le corridor Salah al-Din (appelé également route de Philadelphie), entre Gaza et l’Égypte[4].
Unité d’analyse politique
de l’ACRPS
L’Unité d’analyse politique est un département du Arab Center for Research and Policy Studies (Doha) consacré à l’étude de l’actualité dans le monde arabe. Elle vise à produire des analyses pertinentes utiles au public, aux universitaires et aux décideurs politiques de la région et du reste du monde. En fonction des questions débattues, elle fait appel aux contributions de chercheurs et de spécialistes du ACRPS ou de l’extérieur. L’Unité d’analyse politique est responsable de l’édition de trois séries de publications scientifiques rigoureuses : Évaluation de situation, Analyse politique et Analyse de cas.
Le mouvement de protestation, lancé par les familles des otages israéliens pour faire pression en faveur d’un accord, est resté limité pendant des mois, sans réussir à mobiliser suffisamment l’opinion publique pour infléchir la position de Netanyahou. Ce dernier s’appuyait sur le désir de vengeance d’une grande partie de la population israélienne et sur son alliance avec l’extrême droite à la Knesset, qui soutenait la poursuite du conflit malgré l’absence d’objectifs clairement définis[5]. Netanyahou comptait également sur ses relations à Washington, qui l’ont aidé à réduire les pressions de l’administration Biden. Cela est devenu évident lors de son discours devant le Congrès américain le 24 juillet 2024, où il a été applaudi 79 fois en 52 minutes[6].
Cependant, la situation a commencé à changer ces dernières semaines. Après plus de dix mois de guerre, la lassitude s’installe au sein de la société israélienne. Une part croissante de la population réalise que la guerre a perdu sa justification initiale et est désormais perçue comme un moyen pour Netanyahou de prolonger son mandat, même si cela devait se faire au prix de la vie des otages encore détenus à Gaza[7]. Ainsi, lorsque l’armée israélienne a annoncé, le 1er septembre 2024, avoir découvert les corps des six otages, des dizaines de milliers d’Israéliens ont défilé dans les rues de Tel-Aviv pour la première fois depuis le début du conflit, exprimant leur opposition à la poursuite de la guerre. Des milliers d’autres se sont joints aux familles des otages lors d’un sit-in à Jérusalem, devant le bureau de Netanyahou, alors que le cabinet se réunissait. Ils protestaient contre la décision de maintenir l’armée dans le corridor Salah al-Din, devenu à ce stade le principal obstacle à un accord de cessez-le-feu et à un échange de prisonniers[8].
L’ampleur de cette manifestation a pris une nouvelle dimension avec l’engagement de la Histadrut, qui a lancé un appel à une grève générale le 2 septembre pour accentuer la pression sur le gouvernement et obtenir le retour des otages de Gaza. La grève, qui a mobilisé de nombreux secteurs comme les transports, l’éducation et les services municipaux, a marqué la plus grande contestation contre le gouvernement depuis le 7 octobre 2023. Cependant, son succès mitigé a révélé les fractures croissantes au sein de la société israélienne[9]. D’un côté, certains soutiennent la poursuite de la guerre jusqu’à l’élimination totale de la résistance palestinienne, tandis que d’autres considèrent que la priorité absolue doit être la libération des otages encore en vie[10].
La grève a été massivement suivie dans des villes comme Tel-Aviv et Haïfa, où de nombreuses entreprises ont fermé et les services publics ont été interrompus. En revanche, elle a été largement ignorée dans des régions plus conservatrices, notamment à Jérusalem-Ouest et dans les principales colonies de Cisjordanie[11]. Malgré les efforts du gouvernement pour mettre un terme à cette mobilisation, invoquant des risques de déstabilisation économique et sécuritaire, l’ampleur des manifestations démontre que le consensus en Israël sur les objectifs de la guerre est en train de se fissurer[12].
La position de l’institution militaire concernant le corridor Salah al-Din et le gouvernement militaire à Gaza
Alors que le mécontentement dans la rue continue de croître, l’institution militaire a commencé à manifester une opposition de plus en plus marquée aux choix de Netanyahou concernant la gestion de la guerre à Gaza. Yoav Galant, représentant les vues de l’armée et des services de sécurité, s’est prononcé contre la décision de maintenir l’armée en contrôle du corridor Salah al-Din lors de la réunion du cabinet de sécurité le 30 août[13]. Il a reproché à Netanyahou d’imposer ses décisions à l’armée et a plaidé pour que le cabinet revienne sur cette décision en faveur d’un accord qui garantirait la libération des otages[14].
La question du corridor Salah al-Din a accentué les divergences entre l’armée et Netanyahou. L’armée s’inquiète de la possibilité que Netanyahou envisage de mettre en place un régime militaire israélien direct à Gaza, en particulier après la création d’un nouveau poste, intitulé « Chef des efforts humanitaires civils à Gaza », confié au général Elad Goren[15]. L’institution militaire craint que cette initiative, qui pourrait coûter plus de dix milliards de dollars par an, n’exige une présence militaire permanente à Gaza, épuisant ainsi ses ressources et compromettant son efficacité sur d’autres théâtres d’opération[16].
En mai, les médias israéliens ont publié un document interne de l’institution militaire qui analysait les alternatives à un régime du Hamas à Gaza. Le rapport concluait qu’un régime militaire israélien à Gaza représenterait le pire scénario pour Israël. En effet, cela épuiserait les ressources de l’armée, nécessiterait un allongement du service des réservistes et mobiliserait des forces militaires considérables, compromettant ainsi la capacité de l’armée à répondre efficacement aux autres menaces auxquelles Israël fait face[17].
L’insistance de Netanyahou à maintenir une présence militaire dans le corridor Salah al-Din a exacerbé les tensions avec l’armée, qui estime que cette question ne devrait pas faire obstacle à un accord pour sauver les otages encore vivants. L’armée reconnaît d’ailleurs sa part de responsabilité dans la mort des otages, en raison de la poursuite des opérations militaires et des tentatives de les libérer[18]. Cette position a été publiquement relayée par deux anciens chefs d’état-major et ex-membres du cabinet de guerre, Benny Gantz et Gadi Eizenkot. Lors d’une conférence de presse après la mort des six otages, ils ont exhorté à leur rapatriement, même si cela nécessitait des concessions importantes. Ils ont notamment affirmé que « le corridor de Philadelphie (Salah al-Din) ne représente pas une menace existentielle pour l’État d’Israël », contredisant ainsi les déclarations de Netanyahou[19]
Les enjeux derrière l’insistance de Netanyahou
En plus des pressions populaires et de celles exercées par l’establishment militaire et sécuritaire israélien, l’administration américaine a intensifié ses propres efforts pour pousser le gouvernement Netanyahou à abandonner sa position sur le corridor Salah al-Din[20]. Après la mort d’un otage américain à Gaza, le président Biden a reproché à Netanyahou de « ne pas en faire assez » pour conclure un accord permettant la libération des otages. Selon des sources médiatiques américaines, l’administration Biden préparerait une proposition finale visant à combler les divergences entre Israël et le Hamas concernant le corridor Salah al-Din. Cette proposition serait présentée sous forme d’ultimatum : « prenez-le ou laissez-le », indiquant que les États-Unis pourraient mettre fin à leurs efforts de médiation si Netanyahou ou le Hamas la rejetaient[21].
Cependant, dans les faits, l’administration Biden n’a pas exercé de pression sérieuse sur Israël. Le fait même d’envisager une nouvelle proposition après le rejet de la première par Israël montre que les États-Unis semblent davantage céder aux pressions israéliennes que l’inverse. Cela soulève des interrogations quant à la véritable volonté de l’administration Biden de faire progresser les négociations, certains soupçonnant que cette approche vise à maintenir une illusion de progrès jusqu’à la prochaine élection présidentielle de novembre 2024, sans réelle intention de contraindre le gouvernement israélien.
Malgré ces diverses pressions, Netanyahou n’a jusqu’à présent pas modifié sa position de manière significative. Lors d’une conférence de presse, quelques heures après le déclenchement des plus grandes manifestations contre sa gestion des négociations sur les otages à Gaza, il a réitéré son intransigeance. Il a qualifié le corridor Philadelphie (Salah al-Din) de « ligne vitale » pour le Hamas qu’il faut couper, et a affirmé que « retirer l’armée israélienne transformerait Gaza en une menace majeure pour Israël, facilitant le trafic d’armes vers le Hamas ».
Conclusion
Depuis plus de dix mois, Netanyahou a réussi à échapper aux pressions internes et internationales visant à obtenir un accord pour mettre fin à la guerre et libérer les otages. Cependant, les récentes manifestations, accentuées par la mort des six otages et la grève générale organisée par la Histadrut, montrent que le consensus israélien autour de la guerre est en train de se fissurer. Ce mouvement pourrait représenter le plus grand défi intérieur auquel Netanyahou a été confronté depuis octobre 2023. Un changement de stratégie ne semble possible que si la contestation continue de prendre de l’ampleur, à la fois au sein de la société israélienne et sur la scène internationale.
Notes :
[1] Une organisation ouvrière sioniste officiellement fondée en 1920, dont la conférence constitutive a eu lieu à Haïfa en décembre de la même année. Voir : « Encyclopédie des termes, Histadrout », Centre palestinien pour les études israéliennes (Madar), consulté le 05/09/2024, sur : https://n9.cl/l00j9b
[2] Sam Sokol, “Histadrut Labor Union Announces Nationwide Strike, over Failure to Release Hostages,” The Times of Israel, 1/9/2024, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/8w5bo
[3] Julian Borger & Quique Kierszenbaum, “Protests in Israel and Strike Called Amid Eruption of Outrage over Gaza War,” The Guardian, 1/9/2024, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/pgtrh
[4] “What is Happening in Israel? Judicial Overhaul Protests Explained,” Reuters, 27/3/2023, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/1pmbr
[5] “Tens of Thousands Take Part in Anti-government Protests in Tel Aviv – In Pictures,” The Guardian, 2/9/2024, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/t5e5w
[6] Borger & Kierszenbaum.
[7] Steve Hendrix & Shira Rubin, “Protests Continue in Israel as Netanyahu Faces Outcry over Hostage Strategy,” The Washington Post, 2/9/2024, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/r5748
[8] Steve Hendrix & Shira Rubin, “Israelis Stage Mass Protests, General Strike as Hostages Laid to Rest,” The Spokesman Review, 2/9/2024, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/xb4pzp
[9] Ibid.
[10] Neri Zilber, “General Strike Paralyses much of Israel after Hostage Deaths Trigger Protests,” Financial Times, 2/9/2024, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/qqm8a
[11] La Cour du travail de Tel-Aviv a ordonné que la grève générale, qui a entraîné l’arrêt de la plupart des activités économiques en Israël, prenne fin à 14h30, heure locale. Voir : « La Cour du travail israélienne ordonne la fin de la grève poussant pour un accord sur les otages à Gaza », Le Monde, 2/9/2024, consulté le 5/9/2024, à l’adresse suivante : https://n9.cl/bsaik9
[12] Jacob Magid, “Netanyahu Tells Ministers he Prioritizes Philadelphi over Hostages, Horrifying Gallant,” TheTimesofIsraeli, 30/8/2024, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/3sela1
[13] “Gallant Said to Call Philadelphi Demand a ‘Disgrace,’ Drawing Fury from PM, Ministers,’ The TimesofIsraeli, 2/9/2024, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/gm9tg
[14] Bar Peleg et Yonatan Lis, « Gallant : Je n’accepterai pas un régime militaire dans la bande de Gaza, et j’appelle Netanyahu à déclarer que cela n’arrivera pas », Haaretz, 15/5/2024, consulté le 5/9/2024, à : https://bit.ly/3TiEuIa (en hébreu).
[15] Itamar Eichner, « Cinq brigades seront déployées à Gaza, et le coût sera de 20 milliards de shekels par an, le prix du régime militaire le jour suivant », Ynet, 17/5/2024, consulté le 5/9/2024, à : https://bit.ly/4e99eDA (en hébreu)
[16] Lazar Berman, “Rebutting Netanyahu, Gantz Says Israel’s Priority must be Hostages, not Philadelphi,” The Times of Israel, 4/9/2024, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/ucqf7
[17] Jeff Mason & Matt Spetalnick, “Biden Says Netanyahu not doing enough to Secure Hostage Deal,” Reuters, 3/9/2024, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/2uhtyw
[18] James Mackenzie, “Israel’s Netanyahu and Gallant, Locked Together in a Divided Government,” Reuters, 3/9/2024, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/clvte
[19] Ishaan Tharoor, “Netanyahu still Wants more War,” The Washington Post, 4/9/2024, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/klfoi
[20] Tovah Lazaroff, “Gaza Hostage Deal Includes IDF Withdrawal from Sections of Philadelphi – WH Says,” The Jerusalem Post, 3/9/2024, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/f4o99x
[21] Tia Goldenberg, “Could Mass Protests in Israel over the Hostages Persuade Netanyahu to Agree to a Cease-fire Deal?” The Washington Post, 3/9/2024, accessed on 5/9/2024, at: https://n9.cl/szstj