L’Arab Center for Research and Policy Studies a récemment publié Les musulmans et la modernité européenne, de Khaled Ziadeh. Cet ouvrage étudie la relation remontant aux débuts du VIIIe siècle des Arabes et des musulmans à l’Europe. Longtemps marquée par l’indifférence, cette relation s’est transformée à l’époque contemporaine lorsque, face au progrès européen, l’indifférence a fait place à l’admiration et à l’adoption des idées, des sciences et des techniques produites par l’Europe. Ce livre de format moyen comptant 512 pages, références et index compris, rassemble en un seul ouvrage trois études antérieurement publiées par l’auteur : La découverte du progrès européen ; L’évolution du regard islamique sur l’Europe ; et L’Europe n’a plus rien à apporter aux Arabes.
Le progrès européen
Le premier livre, La découverte du progrès européen, comprend sept chapitres. Dans le premier, « L’État ottoman et l’Europe », Ziadeh décrit les relations déployées par les Ottomans avec les États et les principautés d’Europe, dont les États pontificaux ; l’installation durable d’ambassades européennes à Istanbul, ainsi que la succession des visites d’ambassadeurs ottomans dans les différentes capitales de l’Europe. « Résultat de ce climat diplomatique, l’Islam se mit à susciter moins d’animosité chez les Européens que par le passé, tandis que les figures du Turc et du musulman tendirent à se confondre, les Arabes ayant, dans le bassin méditerranéen, disparu de la scène politique ».
Dans le deuxième chapitre, « Réflexion autour du déclin », l’auteur expose la pensée de Koçi Bey, ce membre de l’administration du Sultan Mourad IV qui expliqua les raisons de la décadence de l’État ottoman par les facteurs suivants : la perte de contrôle du Sultan sur les ministres, la concession des prérogatives et des budgets aux membres de la cour, l’absence de loyauté des ministres, le sabotage des fiefs militaires qui approvisionnaient l’État en capitaux et en forces combattantes, ainsi que la corruption touchant jusqu’aux hommes de religion et de science. D’autres raisons encore sont avancées, dont celles évoquées par Katip Çelebi, connu également sous le nom de Haji Khalifa.
Dans « La découverte de l’Europe », le troisième chapitre, Ziadeh souligne le fait que les Ottomans ont très tôt compris que « la montée de l’Europe, si elle s’avérait pérenne et que les musulmans n’y prenaient garde, ne tarderait pas à signer la défaite des Ottomans ». L’auteur relate diverses exhortations ottomanes à tirer avantage du développement européen.
Khaled Ziadeh, Les musulmans et la modernité européenne, Doha : Arab Center for Research and Policy Studies, 2017.
Khaled Ziadeh
Khaled Ziadeh est professeur d’université et chercheur en Histoire sociale et culturelle. Il dirige la section beyrouthine du Arab Center for Research and Policy Studies. Il est par ailleurs l’auteur de nombreux ouvrages : L’écrivain et le sultan : Du faqih à l’intellectuel ; Le vil et le précieux : Contrôle et corruption dans la ville islamique ; Triptyque d’une ne ville sur la Méditerranée, Récit de l’histoire de Faysal ou encore Les archives du tribunal de la chari’a à l’époque ottomane : méthodologie et terminologie, publié par le Centre.
Réformes et concepts
Le quatrième chapitre, « Les tentatives de réforme », raconte comment les influences intellectuelles européennes sont parvenues jusqu’à la capitale ottomane par le biais des ambassadeurs européens et, inversement, des ambassadeurs ottomans en charge dans les capitales européennes. Or ces influences contribuèrent à la propagation d’un climat propice aux réformes.
Dans le cinquième chapitre, « Transformation des modes d’écriture et de pensée », l’auteur soutient que les influences intellectuelles européennes ont introduit dans le monde ottoman une situation culturelle inédite. Il évoque notamment la littérature de voyage qui circulait à l’époque et joua un rôle d’importance dans la présentation des Ottomans à l’Europe, aux côtés des rapports rédigés par les ambassadeurs qui contribuèrent à dresser un tableau réaliste des capitales et villes européennes, et de leur nature.
Dans le sixième chapitre, « Le langage universel », Ziadeh parle de ces Ottomans qui utilisaient le français comme langue d’écriture avant la fin du XVIIIe siècle, et comptèrent parmi les plus enthousiasmés par la pensée réformiste et les plus réceptifs aux nouvelles idées émancipatrices.
Enfin, le septième et dernier chapitre, « Le conflit des concepts », traite de concepts traditionnels auxquels on attribua une teneur nouvelle, comme les notions de « nation », de « révolution », de « réforme », de « république » et de « liberté ».
Un regard sur l’Europe
Le deuxième livre, L’évolution du regard islamique sur l’Europe, se répartit en cinq chapitres. Dans le premier, « Le regard traditionnel sur l’Europe », Ziadeh passe en revue la façon dont les géographes et historiens de la première heure traitaient les informations concernant l’Europe, avec un certain dédain envers les peuples européens.
Dans le deuxième chapitre, « Persistance et évolution du regard traditionnel : la question du progrès », l’auteur traite de la période qui succéda aux Croisades jusqu’à la fin de l’État Mamelouk en 1517, lorsque les informations concernant l’Europe devinrent plus nombreuses et plus concrètes, sous l’action du commerce florissant avec les villes italiennes. De même que Ziadeh aborde dans ce chapitre l’époque ottomane, où les informations sur l’Europe furent fournies en grand nombre par les ambassadeurs envoyés dans les capitales du vieux continent.
Dans le troisième chapitre, « L’image de l’Europe libérale », l’auteur se penche sur le XIXe siècle où le dédain fit place à l’admiration, et rapporte la façon dont apparaît l’Europe dans l’œuvre de grandes figures de la Nahda, tels al-Tahtawi et Kheireddine al-Tounsi.
L’auteur donne à lire dans son quatrième chapitre intitulé « Les différentes directions du regard moderne », les orientations réformistes, libérales et autres en Europe ; tandis que dans le cinquième, « Vers un regard critique », il reprend la pensée de Abdel Latif al-Tibawi, de Abdallah al-Arwi et de Hisham Jaït. Et il conclut : « Jusqu’alors marginale dans la conscience musulmane, l’approche islamiste devint, à l’aube de l’époque moderne, centrale dans le système de pensée des musulmans, lorsqu’il leur devint impossible de fermer les yeux sur la puissance et le progrès de l’Europe ».
Voisinage et spécificités
Le troisième livre, L’Europe n’a plus rien à apporter aux Arabes, se compose de huit chapitres. Dans le premier, « Le voisinage : la spécificité de la relation entre le monde islamique et l’Europe », Ziadeh rappelle qu’aucun peuple au monde ne partage autant que les Arabes, les Berbères et les Turcs, une telle histoire commune avec l’Europe. Une histoire longue de quatorze siècles jalonnés de conflits, d’échanges et de guerres qui ont balayé d’Ouest en Est la Méditerranée, depuis les profondeurs de l’Europe jusqu’aux tréfonds du monde arabo-musulman. Sans parler des échanges de marchandises, d’idées et d’influences ; ainsi que de la circulation des individus et des communautés, de part et d’autre de la Méditerranée.
Dans le deuxième chapitre, « La modernisation », l’auteur traite de la tentative de modernisation, sur le modèle européen, à travers l’expérience de l’Égypte et de l’État ottoman au XIXe siècle. Dans le troisième, « La Nahda », il traite de la pensée des Lumières que les Arabes ont empruntée à l’Europe après la Révolution française.
Dans le quatrième chapitre, « Le réformisme islamique », l’auteur montre que le réformisme est non seulement une réaction à l’influence européenne, mais également le résultat d’une nouvelle compréhension de l’Islam, appréhendé à la lumière des sciences géographiques et historiques.
Dans le cinquième chapitre, « La révolution », Ziadeh retrace l’histoire révolutionnaire depuis la grande Révolution française de 1789 et l’impact de ses idées, en revenant sur trois révolutions : le renversement des Ottomans en 1908 à Istanbul, la Révolte arabe de 1916 et la Révolution égyptienne de 1919, avec leurs lots respectifs de succès et d’échecs.
Entre les idéologies
Dans le sixième chapitre, « L’idéologie », Ziadeh propose une analyse approfondie de l’ascension des chefs de file nationalistes et socialistes et de leur incidence, notamment sur le mashreq arabe. L’auteur soutient que ces idéologies tirées de courants de pensées européens n’ont plus d’impact aujourd’hui. Et qu’en cela, l’Europe a perdu son influence dans le monde en général, et dans le monde arabe en particulier.
Dans le septième chapitre, « L’État », l’auteur examine l’adoption de Constitutions par certains États arabes, comme l’Égypte et le Liban. Puis il relate la fin de l’ère libérale à laquelle a succédé celle des régimes militaires, et établit un parallèle entre ces régimes de source militaire et le contrôle des Mamelouks au XVIIIe sur certaines régions précises, comme en Irak, en Syrie, en Égypte et en Tunisie.
Ziadeh consacre son huitième et dernier chapitre, « Le fondamentalisme », aux courants religieux et aux raisons de leur émergence en tant que réaction à la modernisation d’une part, mais également au sentiment d’un rôle incombant à l’Islam dans la confrontation des idéologies modernes d’autre part.
Dans sa conclusion, Ziadeh évoque la phase dans laquelle est entré le monde arabe depuis 2011. Pour l’auteur, la situation du monde arabe depuis les révolutions de 2011 se rapproche de la « scène fondatrice », où les perspectives divergent entre l’optimisme d’une transition vers la démocratie, le pessimisme d’une implosion des États et la crainte de leur éclatement.
(traduction de l’arabe par Marianne Babut)