Cet entretien a préalablement été publié le 14 octobre 2023 par Mediapart. Nous le republions ci-après avec leur aimable autorisation.
Au-delà du soutien dans les rues des villes, les opinions publiques arabes manifestent un éventail de réactions, depuis la fierté jusqu’à la colère et la peur face aux bouleversements inévitables après l’attaque du Hamas contre Israël. Entretien avec Mohamed al-Masri, chercheur au Centre arabe de recherches et d’études politiques de Doha.
Égypte, Jordanie, Liban, Tunisie, Libye, Irak : des manifestations en soutien aux Palestiniens et Palestiniennes de la bande de Gaza se sont déroulées partout dans le monde arabe ce vendredi 13 octobre. On a même vu en Syrie des rassemblements à Damas, tenu par le régime de Bachar al-Assad, et à Idlib, poche de l’opposition syrienne. Cette unanimité se retrouve sur les réseaux sociaux, où, depuis l’attaque du Hamas contre Israël, les sentiments de fierté se mêlent à la crainte devant la volonté de vengeance d’Israël et l’éventualité d’un débordement régional du conflit.
Les régimes arabes se retrouvent en porte-à-faux entre des opinions publiques plus que jamais acquises à la cause palestinienne et des dirigeants occidentaux qui se sont positionnés en soutien total d’Israël. Plus la guerre dure, plus ces régimes sont fragilisés.
La coupure entre le monde arabe et l’Occident devient profonde. Nous avons interrogé Mohamed al-Masri, chercheur au Centre arabe de recherches et d’études politiques de Doha, au Qatar, et directeur du Baromètre de l’opinion publique arabe, vaste étude d’opinion menée chaque année depuis 2011 auprès de 33 000 personnes, dans quatorze pays arabes.
Mediapart : Quel est le sentiment qui anime les opinions publiques arabes depuis l’attaque du Hamas contre Israël ?
Mohammed al-Masri : Depuis longtemps, les opinions arabes voient les Israéliens comme les maîtres de la région en matière militaire. Ils possèdent l’armée la plus puissante, une armée sophistiquée, que personne ne peut vaincre, ils peuvent faire ce qu’ils veulent sur le terrain. Et voilà que le Hamas, qui vit dans un territoire, Gaza, sous blocus, sans aucun endroit pour s’entraîner, qui doit tout faire sous terre, réussit à mener des attaques comme celle du 7 octobre, qui ont surpris Israël et ont fait s’effondrer ses défenses. Les opinions publiques arabes ont ressenti de la fierté.
Le Hamas est-il devenu le héraut de la cause palestinienne ? A-t-il gagné en popularité dans les opinions publiques arabes ?
Pas en tant que mouvement appartenant à l’islam politique. Le Hamas est populaire parce qu’il résiste à Israël. Si c’était le Parti communiste, il serait la formation politique la plus populaire dans les opinions publiques.
D’ailleurs, nous avons vu partout sur les réseaux sociaux un dessin représentant Handala [personnage créé par le dessinateur de presse Naji al-Ali en 1969, qui représente un enfant de dix ans se tenant de dos, cheveux hérissés et mains serrées – ndlr], avec un parachute motorisé comme ceux utilisés par le Hamas. Or Handala est un personnage qui symbolise la Palestine et n’a aucune connotation religieuse. Ce dessin dit la fierté de l’action des Palestiniens, capables de franchir la clôture et de quitter Gaza, assiégé depuis vingt ans, par les airs. Quand il s’agit de la cause palestinienne, tout mouvement se dressant contre Israël est considéré comme un héraut, quelle que soit son idéologie.
Des combattants du Hamas ont commis des massacres dans des localités proches de la bande de Gaza. Cela a-t-il un effet sur les opinions publiques arabes ?
Je pense que la majorité des gens sont opposés aux attaques contre les civils, et encore plus aux massacres de civils. Mais ils disent aussi : « Pourquoi nous demande-t- on toujours de condamner les actions contre les civils alors que vous, les Occidentaux, vous ne condamnez pas le meurtre des Palestiniens par Israël ? » Pour les opinions publiques arabes, c’est la situation coloniale la plus dure au monde, et la plus longue. Sans parler du fait que lors des Accords d’Oslo, l’OLP a fait un compromis historique douloureux en acceptant de céder 77 % de la Palestine historique pour ne garder que la Cisjordanie et la bande de Gaza il y a trente ans, et qu’ils continuent à payer le prix d’une occupation qui n’a pas cessé. Au contraire, la colonisation s’étend et Israël va de plus en plus vers l’extrême droite.
La question palestinienne reste donc centrale dans les opinions publiques arabes ?
Si vous regardez les études que nous avons menées au cours des dix dernières années, vous constaterez une grande stabilité de l’opinion. Depuis 2014, plus de 80 % des populations arabes considèrent que la question palestinienne concerne l’ensemble des Arabes et pas seulement les Palestiniens. Ce qui est également notable est que, dans notre dernière étude, publiée en janvier 2023, 84 % des opinions publiques arabes refusent toute normalisation avec Israël. Pour elles, il est hors de question d’accepter des relations diplomatiques avec Israël, non pas pour des raisons culturelles ou religieuses, mais parce qu’Israël est une puissance coloniale qui occupe la Palestine. Le refus est politique et pas religieux.
Parmi ceux qui refusent la normalisation avec Israël, seuls 5 % avancent une raison religieuse, un antagonisme avec les juifs. 95 % justifient leur refus par des arguments politiques : Israël menace la sécurité régionale, est raciste, refuse de reconnaître aux Palestiniens leur droit à l’autodétermination. Je souligne que nous posons des questions ouvertes et non des questions à choix multiples. Les réponses sont donc spontanées.
Dans quelle situation se trouvent aujourd’hui les régimes arabes, en particulier ceux qui ont des relations avec Israël et ceux qui s’apprêtaient à normaliser les leurs ?
D’abord, je voudrais rappeler que les opinions publiques existent dans les pays arabes. Elles voient aujourd’hui sur leurs écrans les bombardements de Gaza, jour et nuit, les Gazaouis contraints de fuir leurs maisons, appelés à quitter le nord du territoire alors qu’ils n’ont nulle part où aller. Plus la guerre se poursuit, plus forte sera la pression sur les dirigeants arabes. Ils ont l’habitude d’affirmer qu’ils sont forts et souverains, mais s’ils ne réagissent pas plus fortement, leur légitimité, leur crédibilité vont être mises en cause. Le fossé se creuse avec leur opinion publique. Ils en sont d’ailleurs conscients, et c’est pour cela que le roi de Jordanie a affirmé qu’à l’origine de ces attaques, il y a le refus d’accorder aux Palestiniens un État viable. Le régime égyptien va être obligé de prendre la même position sous peine de graves problèmes. Déjà, un policier a tiré sur des touristes à Alexandrie.
L’incompréhension semble aujourd’hui totale entre les États occidentaux, qui ont pris fait et cause pour Israël, et les opinions arabes…
Oui, les opinions arabes leur reprochent plus que jamais de faire preuve de deux poids deux mesures, de parler des droits humains tout en ignorant ceux des Arabes. C’est encore plus flagrant depuis le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine. Les populations arabes atteignent un niveau de frustration et de colère inédit, surtout celles qui vivent sous des régimes autoritaires.
Depuis le 7 octobre, nous avons sur les réseaux une floraison de théories du complot. Beaucoup de gens accusent l’Occident de mener une guerre de civilisation contre nous ou de vouloir prendre le contrôle complet de nos ressources. Et Antony Blinken rappelant, quand il est arrivé en Israël [ jeudi 12 octobre – ndlr], qu’il est juif et que sa famille a échappé à l’Holocauste ne fait qu’aggraver les choses. Les chercheurs, les intellectuels arabes que nous sommes, aurons encore plus de mal à convaincre qu’il n’y a pas de complot. Je suis très inquiet.