Alors que le débat sur la décentralisation ressurgit au Liban, l’initiative « Authentique Aley », lancée dans le caza d’Aley et soutenue par le PNUD et le Royaume-Uni, relance une vieille question : que cache vraiment le retour de ce mot d’ordre ? Entre héritage des accords de Taëf, blocages politiques et clientélisme enraciné, la décentralisation libanaise apparaît moins comme un projet de réforme que comme un miroir de l’État lui-même.
Une nouvelle aventure, dans le caza d’Aley, pleine de défis, nous pousse, à l’heure où le débat sur la décentralisation au Liban refait surface, à (re)plonger dans la question et à essayer de comprendre ce que cachent les discussions actuelles. Il s’agit d’une initiative de décentralisation à l’échelle du caza, lancée en grande pompe par l’association « Authentique Aley », au village d’Aïnab, situé à une trentaine de kilomètres de Beyrouth, et fondée par l’activiste écologiste Zaher Radwan.
Parrainée par le Premier ministre Nawaf Salam, qui s’est rendu sur place pour prononcer un discours inaugural saluant cette initiative « nécessaire et inédite », cette démarche, soutenue par l’ambassade du Royaume-Uni et le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), se distingue non pas comme la première expérience de décentralisation au Liban, mais comme la première tentative concrète d’application de ce que les accords de Taëf, conclus de 1989 en Arabie-Saoudite, et qui mirent fin à la guerre civile libanaise (1975-1990), avaient préconisé et nommé : une « décentralisation élargie », visant à étendre la décentralisation municipale au niveau des cazas.
Pour cet évènement de lancement de la « Stratégie Aley Authentique », une cinquantaine de représentants politiques, ainsi que plusieurs chefs de municipalités, étaient présents afin de souligner l’importance du débat sur la « décentralisation » et sa portée politique, particulièrement cruciale aujourd’hui au Liban, dans le cadre des réformes que les Américains et les Européens imposent comme condition au financement de la reconstruction, à la suite des destructions massives provoquées par les bombardements israéliens. Ces réformes s’accompagnent d’une intensification des pressions, notamment autour de la question du désarmement du Hezbollah.
Décentralisation au Liban : enjeux et implications
Au Liban, les mots « décentralisation » et « Taëf » riment en effet à la fois avec les armes du Hezbollah, puisque les accords de Taëf préconisent l’abolition de toutes les milices et leur désarmement d’une part, et, d’autre part, avec des réformes susceptibles de menacer le système de pouvoir en place, constitué par les anciens ennemis d’hier – les ex-seigneurs de guerre – désormais unis pour se partager le pays. Les accords de Taëf évoquent, dans le cadre de la décentralisation, en vérité une série de réformes, notamment au niveau de la loi électorale parlementaire, appelée à être mise en œuvre à l’échelle des mohafazats (départements), sur une base déconfessionnalisée, ainsi que de la proportionnalité de la représentation entre les régions, pour une image plus fidèle de la société lors du scrutin. Un plan de développement économique régional est également prévu dans le cadre de cette décentralisation. Une réforme de l’éducation est envisagée, impliquant l’élaboration d’un manuel d’histoire unifié afin de construire un récit national commun sur l’histoire du pays, meurtri par la guerre civile.
À premier abord, « Authentique Aley[1] » semble répondre au plan de décentralisation de Taëf, et se présente comme un modèle à suivre afin que ce schéma archétypal soit appliqué à l’échelle de la nation, comme l’ont souhaité plusieurs personnalités politiques présentes.
La décentralisation aux lendemains des guerres mondiales
Au Liban, bien avant les accords de Taëf, la question de la décentralisation a été évoquée pour la première fois après l’indépendance. Le pays vit alors la genèse de sa République et la décentralisation se trouve au cœur des réflexions au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. En réalité, cette période se caractérise par une prise de conscience des inégalités du développement régional, dans un contexte de rationalisation économique lié à la reconstruction des différents pays.
En France, pour la première fois, la Constitution du 27 octobre 1946 consacre un titre aux collectivités territoriales. En Espagne, après la mort de Franco (1975), le pays met en place en 1978 et applique en un temps record (50 ans) un système de décentralisation pour se relever de la guerre civile, un modèle de réussite dont le Liban pourrait s’inspirer pour sa réconciliation nationale. Aux États-Unis, Ronald Reagan, qui avait mené sa campagne sur la décentralisation, déclare en 1982 que le gouvernement fédéral est devenu trop puissant, qu’il avait « plus de responsabilités qu’il ne pouvait en gérer ».
Les accords de Taëf d’octobre 1989, dans l’air du temps, remettent la question de la décentralisation sur la table de la réconciliation nationale et des négociations, comme garants du développement économique et de la renaissance des institutions issues des cendres de la guerre. Pourtant, jusqu’à aujourd’hui, la décentralisation telle que proposée par Taëf n’a pas été appliquée et les institutions, privées de budgets, peinent à se réédifier.
Mais quelle décentralisation conseille Taëf ?
Le juge Khaled Kabbani, qui a participé aux coulisses des négociations auprès du président du Parlement Hussein Husseini, nous résume lors d’un entretien accordé au CAREP Paris[2], ce qu’est la décentralisation proposée par Taëf : « il s’agirait du passage du niveau des municipalités – le système en vigueur depuis l’indépendance – au niveau des cazas. »
Il va sans dire que la décentralisation dans les régions est gérée par le pouvoir central, ce qui n’est pas le cas de « Aley Authentique », qui reçoit ses subventions de l’Union européenne et non de l’État central.
Par ailleurs, une nuance est à préciser entre la décentralisation que propose Taëf et l’initiative d’Aïnab. Le juriste et ancien ministre Ghassan Mokheiber[3] nous explique, lors d’un entretien pour le CAREP Paris, que « Authentique Aley » est une démarche d’une fédération de municipalités, très courante au Liban. Le maire, dans ce cas, représente les municipalités.
Toutefois, ce qui est prévu dans Taëf, c’est le régionalisme. « De surcroît, poursuit-il, Taëf veut remplacer la fédération de municipalités par le régionalisme, qui est plus pérenne, et parce que la fédération juxtaposée au régionalisme ferait un double emploi[4] ».
Échec de l’application de la décentralisation au Liban
Le Liban a échoué, jusqu’à présent, à appliquer la décentralisation promulguée en 1963 et révisée en 1978. Selon le juge Khaled Kabbani, la raison en est que le pays n’a pas assuré une mise en œuvre saine de cette décentralisation administrative, appliquée sous la tutelle de l’État, du gouverneur ou du ministre de l’Intérieur. En effet, l’autonomie a été accordée sans moyens financiers, tout en en allouant pourtant aux conseils locaux une large autonomie économique et administrative, leur donnant une grande marge de manœuvre en matière de prérogatives.
En outre, la deuxième raison de l’échec, c’est que les conseils municipaux, au lieu d’avancer et de travailler pour le développement des régions, se sont enlisés dans des affrontements relevant de logiques politiques, familiales, confessionnelles locales. C’est en ce sens que, selon le juge Kabbani, « les acteurs des accords de Taëf, constatant l’échec de cette décentralisation limitée aux municipalités, ont pensé qu’il fallait absolument élargir géographiquement la décentralisation au niveau des cazas ». Néanmoins, les députés ne votent toujours pas cette loi, parce que la plupart d’entre eux, regrette le juge Khaled Kabbani, « ne pensent qu’à leurs petits calculs et leurs propres intérêts. »
La loi électorale, clé de voûte du système
Ces petits calculs des différents leaders bloquent, en effet, les réformes de la loi électorale, qui demeure peu représentative. Elle s’effectue sur la base d’un découpage local, contrairement à la loi, qui exige qu’elle soit organisée au niveau des mohafazats (gouvernorats).
Mais ajuster la loi électorale à l’échelle de la mohafaza ferait accéder au pouvoir de nouveaux concurrents, réduisant ainsi le pouvoir des chefs politiques actuels et leur influence dans les régions.
Il existe aussi des raisons politiques : certains Libanais craignent que la décentralisation ne se transforme en fédéralisme, sur le modèle suisse ou allemand, tandis que d’autres pensent, au contraire, que le fédéralisme pourrait constituer une solution, mais cela signifierait la désunion de la République libanaise.
La décentralisation comme outil démocratique
Au lendemain de l’indépendance du Liban, alors que le pouvoir est dominé par la droite chrétienne, selon la volonté des forces mandataires, les partis musulmans et de gauche, pour tenter de mettre fin à l’hégémonie maronite, revendiquent la décentralisation.
Plusieurs propositions ont été avancées, dont la plus connue celle du plan de réforme de Kamal Joumblat en 1976 : il ambitionnait de passer le nombre des mohafazats (gouvernorats) de cinq à dix et de mettre en place une loi électorale proportionnelle.
Il est intéressant de remarquer qu’aujourd’hui, après la défaite des partis chrétiens à l’issue de la guerre civile (1975-1990), ce sont eux qui réclament la décentralisation – voire, pour certains, le fédéralisme, qui traduit davantage un désir de sécession qu’une réelle volonté de décentralisation.
La question de la décentralisation est avant tout une question de gestion du pluralisme. En ce sens, elle dépasse largement les enjeux économiques et administratifs, la politique s’y imbriquant en permanence.
D’ailleurs, en Espagne – pays champion de la décentralisation – la société réclamait alors « la démocratie et l’autonomie, et non pas le développement économique[5] », qui est pourtant souvent le premier argument cité lorsqu’on parle de décentralisation.
Dans ce bras de fer de pouvoir interchangeable entre la domination chrétienne et musulmane, d’une part, et, de l’autre, celle de l’oligarchie née de la guerre civile – ces miliciens d’hier devenus partenaires du pouvoir, se partageant l’État dans un va-et-vient antinomique rien ne change véritablement pour la population, qui continue à souffrir du manque de développement économique et de l’absence de gestion de l’intérêt général.
C’est en ce sens que, selon Ghassan Mokheiber, « les acteurs politiques de bonne foi, défenseurs de la décentralisation, craignent le glissement vers la division, le rapetissement de l’État qui ne servirait pas le bien commun ni la pérennité de “l’être libanais”. Ils exigent une répartition du pouvoir qui soit le garant de l’union de la Nation ».
Le pouvoir central, véritable blocage de la décentralisation
La crise des poubelles de 2015 – Le mouvement « Vous puez » (Tol’it rihetkoun) – illustre parfaitement le dysfonctionnement du pouvoir central et la paralysie des institutions politiques. Ce mouvement désigne une série de manifestations qui dénoncent l’échec du gouvernement à assurer la gestion des déchets, un service minimum pourtant censé être pris en charge par les municipalités, à la suite de la fermeture de la plus grande décharge du Liban à la mi-juillet de la même année.
Dans la foulée des printemps arabes, la rue a appelé à la chute du système et à la fin de la corruption endémique. L’incapacité des dirigeants à trouver une solution montre comment la décentralisation, telle qu’elle est pratiquée actuellement au Liban, repose sur une reconnaissance implicite du régime des zaïms, ces chefs communautaires qui contrôlent le pays et cherchent à dominer leurs régions par le clientélisme. « L’État, (comme nous le confirme Ghassan Mokheiber), ne veut pas abandonner le pouvoir central. Un des obstacles, c’est l’extrême centralisation de l’État et des mentalités. Il existe plusieurs chefs locaux accrochés à la politique clientéliste libanaise et à la compétition pour le contrôle des ressources. »
En réalité, au Liban, les différents leaders politiques se partagent le pouvoir central et dominent leurs régions à travers des réseaux de favoritisme, plutôt que par l’exercice équitable de leurs devoirs et la coordination des services publics.
Les dépenses publiques restent fortement centralisées entre les mains du pouvoir central, lui-même dominé par un équilibre précaire entre les partis politiques, qui se réunissent au centre autour de querelles passionnelles pour tirer vers leurs fiefs respectifs la plus grande part possible du gâteau.
C’est, en somme, une forme institutionnalisée de clientélisme, où l’État se fragmente en petits États. Ainsi, les services publics sont doublés par le secteur privé, qui dépasse les capacités des Institutions publiques : Électricité du Liban (EDL) fournit moins d’électricités que les générateurs privés, souvent sont liés aux zaïms locaux ; les établissements publics de la gestion de l’eau n’assurent ni la potabilité de l’eau, ni la régularité de l’approvisionnement, et sont concurrencés par le secteur privé, bien plus efficace.
Le citoyen libanais se retrouve ainsi contraint de payer deux fois pour les mêmes services, dédoublant toutes ses factures – celles de l’État et celles du privé.
Résidences principale et résidence de filiation
Le dédoublement des finances publiques et privées du foyer libanais connaît un autre prolongement dans celui de la résidence. Au Liban, les citoyens vivent dans un lieu, mais sont inscrits dans les municipalités d’origine de leurs familles, alors qu’ils résident ailleurs.
Les affaires civiles – mariages, naissances, décès – dépendent du village d’origine, que les intéressés ne fréquentent souvent plus. La plupart des villages sont vides, mais leurs registres sont pleins de citoyens vivant ailleurs. Wissam Lahham[6], maître de conférence à l’Université Saint-Joseph et chercheur à la Legal Agenda soutient que : « Si le citoyen est déconnecté de son lieu de résidence, le vote devient essentiellement politique ». Dans ce sens, les élections ne reflètent pas réellement la volonté des électeurs. Il poursuit :
« La municipalité devient un instrument de contrôle, d’hégémonie exercé par des leaders politiques sur la vie municipale et la vie politique libanaise, donc sur le développement local. Le discours est malhonnête : on brandit un argument juridique, mais en réalité, on cache un équilibre de pouvoir politique entre les leaders du pays qui contrôlent le Liban depuis 1990. Ils ont infiltré les institutions libanaises, les institutions constitutionnelles, les municipalités, même les syndicats et d’autres structures : ils sont partout. Ce sont eux le principal obstacle à la mise en place de la décentralisation qui vise essentiellement le développement local. De plus, les médias relaient les discours des hommes politiques. Tout changement ne peut advenir que par un changement de régime. Seule la destruction du régime peut libérer les municipalités[7] ».
Le Zaïm, féodal des temps modernes
La destruction du régime par la loi électorale réformée ne règle pas un autre défi, celui du découpage des régions. Dans un pays à l’histoire communautaire et confessionnelle (chrétiens, druzes, sunnites, chiites) aussi chargée que le Liban, la question du découpage est un véritable défi pour la gestion du pluralisme, si l’on veut éviter le gerrymandering.
C’est pourquoi les juristes ayant participé à la réflexion autour des accords de Taëf ont retenu le découpage des cazas, en s’appuyant sur leur légitimité historique. En revanche, cette approche semble poser plusieurs problèmes. Pour l’urbaniste et architecte Léon Telvizian[8], activiste dans la société civile, ce découpage en cazas est une aberration, car il désunit plus qu’il n’unit. Le tracé des cazas s’est souvent fondé sur les fleuves et les vallées, formant des fragments géographiques plus ou moins homogènes qui séparent les communautés confessionnelles. Cette géographie naturelle, censée être un trait d’union et un espace de coopération, est devenue une frontière. La population, selon lui, devrait fusionner et s’impliquer dans la poursuite du bien commun, but ultime du projet politique. Le tracé des régions rappelle ainsi l’ancien monde et le tiraillement permanent au Liban entre la tradition et la modernité : « Nous vivons dans un système hybride : une juxtaposition de tribalité, de féodalisme, de sectarisme familial et de modernité – celle des partis et de la citoyenneté », nous rappelle Léon Telvizian.
La dynamique socio-démographique s’est construite en effet sur la continuité de l’ancien système, en créant autant de municipalités que de familles, alors qu’il est question désormais de repenser le système de gouvernance de l’État-nation.
Une décentralisation impossible ?
Aujourd’hui encore, le Liban, à nouveau plongé dans la tourmente politique, se trouve au seuil de profondes transformations régionales – chute du régime Assad, affaiblissement du Hezbollah et de l’Iran – et tente de bâtir un État-nation qui, depuis les indépendances, peine à se consolider.
La question de la décentralisation, à l’ombre de la « nouvelle carte » du Moyen-Orient, refait surface au lendemain de chaque crise. Nombreux sont ceux qui pensent, au Liban, que la décentralisation est liée au sort de la Syrie : sera-t-elle découpée en régions communautaires, donc fédérales ? D’autres, en revanche, revendiquent un État fédéral pour se débarrasser du Hezbollah, en dissimulant cela derrière le discours de la décentralisation.
Mais le fédéralisme, tout comme la décentralisation, ne peut exister sans pouvoir central fort, c’est-à-dire une armée nationale commune. Et même dans ce cas, le fédéralisme ne résoudrait pas le problème des milices armées parallèles.
L’impossible décentralisation au Liban, dans son état actuel, est symptomatique de son incapacité même à se constituer en État. La décentralisation, comme aime le répéter Alain Cuenca, est une réflexion permanente de la Cité. Et si l’on revient à son essence – le développement économique et la lutte contre les inégalités – Cuenca rappelle, amusé : « La décentralisation n’a pas réglé les inégalités en Espagne. Les régions les plus riches sont toujours les plus riches, et les plus pauvres sont toujours les plus pauvres. »
En conclusion, tout en souhaitant longue vie à « Aley Authentique », il faut espérer la multiplication de ces initiatives locales, mais orchestrées et financées par le pouvoir.
La formule libanaise ne pourra réussir qu’à travers l’union de toutes les régions autour d’un pouvoir central fort et équitable pour tous.
Notes
[1] Voir le site de l’organisation « Green hand » le projet « Authentic Aley » : https://www.greenhand.life/
[2] Entretien par téléphone effectué le 1er octobre 2025.
[3] Entretien par téléphone mené le 6 octobre 2025.
[4] Ibid.
[5] Selon Alain Cuenca, Directeur général de l’Institut des études fiscales (Instituto de Estudios Fiscales, IEF) au sein du ministère des Finances et de la fonction publique d’Espagne, lors de son allocution au département de sciences-politiques de l’Université Saint-Joseph à Beyrouth, le 18 septembre 2025, dans le cadre d’un colloque autour de la décentralisation.
[6] Entretien réalisé à Beyrouth, le 15 septembre 2025.
[7] Ibid.
[8] Entretien conduit à Beyrouth, le 24 septembre 2025.